UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

Les négociants

1. TYPOLOGIE DU NÉGOCIANT EN VINS DE CHAMPAGNE

Le négociant en vins de Champagne est tout à la fois un homme de tradition et un économiste résolument moderne. Il a gardé le sens de la qualité artisanale qui a fait le succès du champagne au XIXe siècle, mais il utilise pleinement les techniques de son temps, ce qui lui permet de faire prospérer sa maison tout en gardant intacte la notoriété de sa marque. Voici l’éloge qu’en faisait en 1952 Le Monde des affaires en France : Les gens du champagne ont fait leur activité d’un produit qui a joui très tôt d’une renommée encore plus internationale que nationale, aussi ont-ils été, de tous les hommes d’affaires français, ceux qui ont montré les premiers le sens du grand commerce international, drainant à eux la curiosité, l’admiration ou l’envie du monde entier.
Le négociant champenois d’aujourd’hui travaille beaucoup, certainement plus que son père et surtout que son grand-père ; au début du siècle, Maurice Pol-Roger répondait à quelqu’un qui lui demandait quand il s’occupait de sa maison : « Essentiellement entre la messe du matin et le moment où je pars pour la chasse ». La vie des affaires est devenue de plus en plus absorbante, mais le négociant trouve le temps d’adjoindre l’affabilité à sa courtoisie naturelle et il est réputé pour la chaleur de l’accueil qu’il réserve à ses hôtes, fonction dans laquelle son épouse lui est fréquemment d’une aide précieuse.
Comme au XIXe siècle, on rencontre parmi les grands négociants en vins de Champagne des noms fleurant la vieille aristocratie française  [1]. La grande bourgeoisie est aussi fort bien représentée, mais l’éventail des classes sociales de la profession s’est largement ouvert. Les enfants sont souvent assez nombreux et si le capital de l’affaire risque de se trouver de ce fait divisé, il se produit par contre des mariages entre héritiers de maisons différentes, ce qui confère à une partie du Négoce champenois une atmosphère de connivence familiale, comme c’est d’ailleurs le cas dans d’autres vignobles de France. Formé dans les grandes écoles ou les universités, le négociant champenois a appris son métier en passant successivement dans tous les secteurs de la maison de champagne, s’exerçant en particulier dans les caves au travail du remueur. Il parle presque toujours l’anglais, et souvent plusieurs autres langues, et il envoie ses enfants à l’étranger comme son père l’a fait pour lui.
Le négociant habite en général sur place, même s’il a un pied-à-terre à Paris, et il est resté fidèle aux impressionnants bâtiments que lui ont légués ses ancêtres. A Epernay, l’avenue de Champagne a peu changé ; Yves Gandon la décrit ainsi : Des hôtels de noble allure, certains entourés de jardins à la française et qui sentent leur grand siècle, de longs bâtiments industriels sans caractère agressif, d’où partent chaque année des millions de bouteilles incomparables, se développent depuis la place de la République jusqu’à la sortie de la ville [2]. On trouve un décor semblable à Reims, boulevard Lundy, rue du Champ-de-Mars, sur la butte Saint-Nicaise, ainsi qu’à Ay et, à une échelle plus modeste, dans quelques autres localités du vignoble.

2. STRUCTURE DU NÉGOCE

A. DIVERSITÉ DU NÉGOCE

Les maisons de négociants-manipulants étaient en 1982 au nombre de 123. Quand on les passe en revue, on est frappé par l’impression de solidité économique qui se dégage de l’ensemble. De tailles diverses, de vocations dissemblables, elles sont en général remarquablement bien armées pour réussir, malgré les périls auxquels les exposent les difficultés de l’époque. Et pourtant, quelle variété ! On trouve côte à côte des maisons existant depuis des siècles et d’autres de création récente, certaines expédiant dix millions de bouteilles et davantage, d’autres à peine quelques dizaines de mille, ce qui serait inconcevable pour un produit de consommation courante.
Quelques maisons possèdent des vignobles importants, couvrant parfois 30 à 50 % de leurs besoins, d’autres doivent s’approvisionner entièrement sur le marché des raisins. Il y a des négociants qui ont une seule marque, avec seulement des vins de grand choix, et d’autres qui vendent sous divers noms des vins d’une gamme très diversifiée. Il y en a qui expédient exclusivement le champagne entièrement manipulé par leur maison, et d’autres qui utilisent pour une partie de leur production des vins élaborés par d’autres négociants ou par des coopératives.
Malgré cette diversité, la stabilité de la profession est remarquable, comme on a déjà pu s’en rendre compte en étudiant l’histoire du champagne. Il arrive qu’une maison ait dans une certaine période un comportement économique qui diffère de celui de l’ensemble, qu’une autre disparaisse ou soit absorbée par une firme concurrente, qu’une autre par contre se crée avec des chances plus ou moins grandes de succès, il s’agit là d’épisodes qui ne remettent pas en cause la structure générale du Négoce. Constituées pour la plupart en sociétés anonymes, les maisons de champagne sont souvent des affaires personnelles, dont le capital est réparti entre les membres d’une même famille et, éventuellement, leurs proches. Certaines, cependant, peu nombreuses mais parmi les plus importantes, n’ont plus rien de commun avec cette formule traditionnelle et peuvent même appartenir à des groupes dont l’activité principale n’est pas la production du champagne.

Géographiquement, le Négoce est principalement concentré à Reims et à Epernay, en proportions à peu près égales en ce qui concerne les chiffres des expéditions, mais avec davantage de maisons à Reims. On trouve encore deux ensembles d’une certaine importance, Ay, Mareuil et Tours-sur-Marne d’une part, Châlons-sur-Marne et Côte des Blancs d’autre part. Par contre, la présence du Négoce est insignifiante dans le reste du vignoble, qu’il s’agisse de la Marne, de l’Aisne ou de l’Aube, exception faite pour la bordure nord de la Montagne de Reims. En 1976, les chiffres des expéditions donnaient les proportions suivantes : Epernay 44 %, environs d’Epernay 6 %, Reims 37 %, environs de Reims 4 %, reste du Négoce 9 %.

La particularité la plus étonnante de la structure de la profession est le fait que sa puissance économique repose sur un très petit nombre de maisons de champagne. En 1982, en effet, les 40 premières, produisant chacune plus de 300 000 bouteilles, représentaient ensemble 96 % des expéditions annuelles du Négoce, les 10 plus importantes, c’est-à-dire une très petite minorité, en assurant à elles seules 76 %. A l’exportation, on observe le même phénomène ; les 40 premières maisons y figuraient pour 95 % et les 10 maisons du peloton de tête pour 85 %. Cette concentration est une réalité dont il faut se pénétrer pour comprendre le poids que les maisons les plus importantes font peser sur l’ensemble de la profession, et, en fait, sur toute la Champagne viticole. Six de ces maisons ont été introduites à la Bourse de Paris dans les années soixante : Moët-Hennessy, G.H. Mumm et Cie, Piper-Heidsieck, Pommery et Greno, Taittinger et Veuve Clicquot-Ponsardin. Les moyens financiers qu’elles ont pu ainsi se procurer leur ont permis d’accroître leur expansion. En 1982, elles ont mis à leur actif 48 % de l’activité de l’ensemble du Négoce, contre 40 % dix ans auparavant.

B. CONCENTRATION DU NÉGOCE

On observe une tendance à la concentration. Elle porte le plus souvent sur des maisons prospères et importantes, alors que dans d’autres branches de l’économie nationale, et même dans certains autres vignobles français, c’est fréquemment le contraire. Certes, la conjoncture a son mot à dire comme ce fut toujours le cas, et il peut arriver qu’une maison soit obligée de déposer son bilan. C’est cependant rare, en raison de la prospérité habituelle des affaires de champagne, généralement saines.
Par contre, il arrive qu’une maison en expansion perde sa liberté du fait même de son succès car le besoin de financement devient impératif lorsqu’est atteint un certain seuil d’activité. S’agissant du champagne, qui reste plusieurs années dans la cave du producteur, le poids du stock s’accroît en fonction de la progression des ventes. II faut donc recourir à l’emprunt, et lorsque celui-ci est à des taux de crise, cela peut devenir insupportable ; le salut financier proviendra d’un regroupement, d’ailleurs parfois imposé par les banques. On note aussi que des concentrations sont la rançon de la structure familiale de certaines maisons de champagne, des détenteurs de parts pouvant être tentés de les vendre, pour un prix d’autant plus intéressant que l’affaire est mieux gérée.
Les regroupements ont lieu parfois avec des firmes étrangères à la Champagne. Mais, le plus souvent, ils se font à l’intérieur de la profession, où des acquéreurs se trouvent volontiers parmi les maisons qui recherchent des vignobles ou qui, voulant s’agrandir, convoitent à la fois caves et stocks. En général, il s’agit plus d’une prise de contrôle que d’une absorption pure et simple. La notion de maison ne disparaît pas ; la marque demeure et garde sa personnalité, quelquefois aussi une certaine liberté d’action. Mais les approvisionnements en raisins sont mis en commun, ainsi que certains moyens d’exploitation, les circuits commerciaux, etc., le regroupement permettant généralement de rendre la gestion plus rationnelle et de réduire les coûts de production. Et, bien entendu, celui qui a pris le contrôle définit la politique du groupe et en assure la mise en œuvre.
Du point de vue de la maison qui a perdu son autonomie, une telle opération peut être considérée comme regrettable, encore qu’elle soit, on vient de le voir, parfois nécessaire et donc souhaitable. Mais au niveau de la Champagne viticole, elle est bénéfique dans la mesure où il est plus sain que le Négoce comporte plusieurs groupes importants se faisant contrepoids et où elle entraîne un surcroît de richesse qui profite à tous.

C. FORMES PARTICULIÈRES DU NÉGOCE

Pour que le tableau du Négoce soit complet, il est nécessaire de préciser qu’en plus des négociants-manipulants qui le composent traditionnellement, il existe une catégorie professionnelle qui a pris une certaine ampleur depuis 1975. Il s’agit des récoltants-manipulants dont la récolte ne suffit plus à faire face à la demande de leur clientèle et qui, tout en restant vignerons, prennent la position de négociant. Ils sont titulaires des deux cartes professionnelles mais ils gardent la position de récoltant à titre principal ; légalement, ils sont obligés d’avoir deux installations distinctes. Les opérations auxquelles ils se livrent relèvent, selon leur nature, de la réglementation de la manipulation du Vignoble et de celle du Négoce. Le plus souvent ils s’approvisionnent en bouteilles sur lattes provenant d’autres récoltants ou de coopératives ; il est moins fréquent de les voir se porter acheteurs de raisins ou de vins clairs. Ils étaient une centaine en 1980.
Il faut enfin mentionner les négociants non manipulants en vins de Champagne, connus comme négociants en chambre, dont l’activité consiste à faire commerce, sous diverses étiquettes, de champagne fabriqué par autrui. Ils sont également une centaine et résident pour la plupart hors de la Champagne. Ils ont soumis comme le reste de la profession à la réglementation et au contrôle.


3. L’ORGANISATION PROFESSIONNELLE

A. LES SYNDICATS

Deux syndicats de négociants existent en Champagne, le Syndicat de grandes marques de champagne et le Syndicat des négociants en vins de Champagne. Les maisons qui y sont représentées couvrent 98 % des expéditions de l’ensemble du Négoce et c’est ce qui fait leur force.
Le Syndicat de grandes marques de Champagne a pris en 1964 la suite du Syndicat du commerce des vins de Champagne. Il groupe 26 négociants. Il a son-siège à Reims et son président dispose d’un Comité de direction.
Le Syndicat des négociants en vins de Champagne est le successeur de l’Association syndicale des négociants en vins de Champagne. Ses membres sont au nombre de 62. Il a son siège chez son président, lequel est assisté d’un Comité directeur.

B. LES GRANDES MARQUES

On remarquera que la première de ces associations n’a pas voulu s’intituler syndicat des grandes marques. En effet, si celles-ci en constituent l’essentiel, rien ne peut empêcher des maisons de l’autre syndicat de se faire connaître comme grande marque. Au fait, qu’est-ce donc qu’une grande marque ? C’est celle qui porte le nom d’une maison notoire pour sa qualité éminente et constante, justifiant sur les marchés une vente à prix élevé, mais sans que la production soit obligatoirement très importante. La réputation qu’elle a auprès du public joue un rôle prépondérant dans la définition de la grande marque qui, à la limite, peut cesser de l’être si la clientèle ne lui garde pas sa confiance, la réciproque étant vraie.
Il existe quelques maisons de qualité irréprochable, vendant aussi cher que les grandes marques, mais en quantité trop faible pour être connues du grand public et adhérer au Syndicat de grandes marques de champagne, dont le règlement intérieur précise que pour en faire partie, une maison doit être présentée par une maison adhérente, expédier annuellement sous la marque en cause au moins 0,5 % des expéditions totales du Négoce, exploiter cette marque comme activité principale, avoir une vocation continue et traditionnelle à l’exportation, présenter des vins réguliers et de qualité, obtenus par assemblages, pratiquer traditionnellement une politique de champagne de grande marque, jouir d’une notoriété certaine.

C. L’UNION DES SYNDICATS

Les deux syndicats sont groupés en une Union des syndicats du commerce des vins de Champagne, créée en 1945 pour prendre la suite du Conseil des négociants, lui-même établi en 1941 à partir du Bureau de contact des syndicats. L’Union des syndicats a son siège à Reims et dispose d’un secrétaire délégué et d’un secrétaire administratif. Son président est le porte-parole du Négoce4. Comme pour le Vignoble, ses présidents successifs, comme d’ailleurs ceux des deux syndicats, ont toujours été des personnalités de premier plan. Le Conseil de l’Union des syndicats élabore la politique du Négoce. Il comprend 20 membres, dont les présidents des deux syndicats et les négociants assumant la présidence d’une commission du C.I.V.C. ou délégués au Conseil national de l’I.N.A.O.
Voici la liste des membres de chacun des syndicats du Négoce, mise à jour au 1er janvier 1983.
Maisons faisant partie du Syndicat de grandes marques de champagne  : Ay : Ayala, J. Boffinger, Deutz & Geldermann, De Montebello ; Châlons-sur-Marne : Joseph Perrier & Co. ; Epernay : Mercier, Moët et Chandon, Perrier-Jouet, Pol Roger et Cie ; Le Mesnil-sur-Oger : Salon et Cie ; Ludes : Canard-Duchêne ; Mareuil-sur-Ay : Billecart-Salmon ;
Reims : Veuve Clicquot-Ponsardin, Heidsieck et Cie Monopole, Charles Heidsieck-Henriot, Krug S.A., Lanson Père et Fils, Massé, G.H. Mumm et Cie, Piper-Heidsieck, Pommery et Greno, Louis Roederer, Ruinart Père et Fils, Taittinger ; Tours-sur-Marne : Veuve Laurent-Perrier ; Vertus : Ch. et A. Prieur.
Maisons faisant partie du Syndicat des négociants en vins de Champagne : Avize : A. Bricout et Koch, De Cazanove, Oudinot ; Ay : Edouard Brun et Cie, René Brun, Collery, Emile Driant, Roland Fliniaux, Gosset, Hamm et Fils, Bernard Ivernel ; Buxeuil : François Diligent ; Celles-sur-Ource : Cote et Sandrin ; Châlons-sur-Marne : Albert Le Brun ; Chigny-lesRoses : Gardet et Cie ; Damery : Lenoble ; Diry : Jacquesson-Léon de Tassigny ; Epernay : Beaumet-Chaurey, Boizel, De Castellane/ Mérand, De Castelnau, A. Charbaut et Fils, A. Desmoulins et de, Gratien-Meyer-Seydoux, Jacquinot et Fils, G.H. Martel et Cie, Michel Petitjean, Jules Pierlot, A. Rothschild et Cie-Marne et Champagne, S.A.M.E.(S.A. Magenta Epernay), Trouillard et Cie, De Venoge et Cie ; Gyé-sur-Seine : Herard et Fluteau ; Le Mesnil-sur-Oger : Delamotte Père et Fils ; Ludes : Ployez Jacquemart ; Magenta : Rapeneau et Cie, Sacotte ;
Mareuil-sur-Ay : Philipponnat et Cie ; Oiry : Lang Biemont ; Pierry : G. Billard, Paul Gobillard ; Reims : Abelé, Besserat de Bellefon, Paul Bur, Lepitre, Marie Stuart, Medot et Cie, Montaudon, Théophile Roederer ; Rilly-la-Montagne :
H. Germain et Fils ; Saint-Martin d’Ablois : Jamart et Cie ; Tours-sur-Marne : A. Chauvet ; Vertus : Duval-Leroy et Cie, Vranken Distribution ; Verzenay  : Emile Michel, Eugène Rafle ; Verzy  : Sacy.

Notes

[1Le Monde des affaires en France de 1830 à nos jours. Paris, 1952.

[2Gandon (Yves). Champagne. Neuchatel, 1958.