UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

La vigne et les vins de Champagne du XVIe siècle

La période de paix qui fait suite à la guerre de Cent Ans se prolonge en Champagne au début du XVIe siècle. Sous Louis XII et François “Ier” le royaume de France est à nouveau en guerre, mais les opérations n’intéressent généralement que la périphérie de la province et le calme continue à régner dans les districts viticoles. En 1544 toutefois, première alerte : les troupes de Charles Quint incendient Vitry et descendent la vallée de la Marne jusqu’à Château-Thierry. François Ier se voit dans l’obligation d’incendier Épernay pour ne pas laisser aux mains de l’ennemi les approvisionnements qui y étaient amassés.

À partir de 1562, les guerres de religion ramènent dans toute la région désordre et violence. En 1563, l’abbaye d’Hautvillers est détruite et les religieux doivent s’abriter à Reims où ils resteront une quarantaine d’années. Les idées luthériennes pénètrent de bonne heure en Champagne, notamment à Troyes, Châlons, Sézanne, et même à Reims, pourtant fief des archevêques de la famille de Guise [1] et de la Ligue.Si les campagnes sont très éprouvées, les villes du vignoble souffrent assez peu. Épernay, restée résolument catholique, est cependant l’objet de durs combats en 1586 et dans les années suivantes. En 1592, Henri IV vient en personne assiéger la ville, tenue par les Ligueurs, et a la douleur de voir son ami le maréchal de Biron tué par un boulet à ses côtés. Voici ce qu’en dit Philippe-Valentin Bertin du Rocheret dans ses Œuvres meslées [2] :

Pendant le siège d’Épernay qui commenca le 24 juillet 1592, l’armée du Roy Henri IV étant campée à Choüilly, ce Prince alloit souvent à Damery rendre visite à la Présidente du Puy qui y demeuroit dans son Vendangeoir... Un jour qu’il en revenoit au petit galop, le vent fit sauter son chapeau en abordant la chaussée du faubourg d’Igny. Le Maréchal de Biron le releva et le mit en badinant sur sa teste, le panache blanc dont il était orné le fit remarquer au nommé Petit, maître d’artillerie de la Ville, qui visant au plumet blanc dit à ses camarades : « Au Bearnois ! » En effet ayant braqué son canon appelé le Chien d’Orléans, il fit sauter la teste au Maréchal le 4 août 1592.

La Champagne sombre à nouveau dans la misère. Claude Haton, curé d’une paroisse de l’Aube, en témoigne : On ne voudra croire les tormens qu’ont enduré les pauvres gens des villages en leur corps, esprit, âme, biens, bestial et autres choses, tant les hommes que les femmes et par gens de leurs propres nations [3]. Jean Pussot, maître charpentier de Reims et propriétaire de vignobles, note dans son Journalier en 1592 : Les troubles continuoient, saulf quelque petite trêve qui fut faicte avec ceulx de Chalons pour le recueil des vendanges et chariage des vins. Et plus loin : En ce temps régnoit une autre affliction, c’est que les loups avoient telle domination sur le corps humain qu’ils se jettoient et dévoroient plusieurs gens, tant aux champs, vignes, que dans les villages. La peste règne en 1598 mais cette même année, apportant enfin des perspectives de paix et de tranquillité après un demi-siècle de malheur, le traité de Vervins est signé par Philippe II d’Espagne et Henri IV, lequel fera en 1606 son entrée à Reims.

Le vignoble a pâti durement pendant cette période mais on a tout de même continué à produire des vins, à les vendre, et même... à les donner. C’est une coutume, à cette époque, d’offrir aux personnages importants des vins de ville [4], pour leur rendre hommage, obtenir leur protection ou les honorer lors de leur visite. Exemple entre mille, un procès-verbal d’une assemblée de la ville d’Épernay, en date du 25 mai 1540, fait état d’un cadeau de vingt poinçons [5] de vin au seigneur de Guise.

Dans les années difficiles, le commerce avait bien évidemment été entravé par le mauvais état des routes et la présence des gens de guerre, encore que ceux-ci aient été parfois des clients accomodants. D’après Pussot, en 1579, les vins qui furent gellés n’estoient guère bons et ne valloient à Noël que XV L. La queue. Le camp de devant la Fère les fict vuider à XV L. la queue [6]. [7]

Cependant, la guerre n’entraînait pas une impossibilité absolue de commercer avec l’ennemi, ainsi que l’atteste un placcart de Philippe IV, roi d’Espagne, publié à Bruxelles, et permettant par forme d’essay, et de tollerance provisionelle pour l’année de la vendange dernier, de faire entrer des vins d’Ay ou de charroy des pays ennemis, sans pour ce devoir obtenir autre licence, ou passeport particulier [8]. Les places d’entrée citées sont Cambrai, Valenciennes, Avesnes, Philippeville, Marienbourg, Luxembourg, Montmédy, Givet, et l’autorisation s’applique à se voicturant par la rivière de Meuze, et aux marchans ou voituriers ennemys. En effet, exporter est devenu chose courante et on sait, par exemple, que Frère Geoffroy Piérard, procureur de l’abbaye Saint-Martin d’Épernay, vend en 1561 à ung marchant de Liège quarante pot nssons de vin clairet au prix de vingt-et-une livres la queue [9] .

C’est la paix de Vervins qui marque la reprise de l’expansion des vins de Champagne. Ceux-ci ne sont encore désignés que par le nom de leur cru, ou par l’expression vins de Rivière, s’il y a lieu, ou encore par le nom de la cité qui en fait le commerce, comme c’est le cas pour les vins de Rheims. Les vins de Champagne ne commencent à être nommés ainsi qu’aux environs de 1600 [10] , et ne le seront couramment que dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Leur renommée s’établit lentement, comme on l’a vu en examinant la nature des vins servis aux sacres des rois de France, et Dom Chastelain fera preuve d’optimisme en écrivant au XVIIIe siècle : Sous François Ier et Henri II le vin de Reims prit faveur par tout [11]. Dans la Maison rustique [12] , bréviaire agricole paru en 1586, on cite à plusieurs reprises, à partir du chapitre V du livre VI, des lieux viticoles. Sont ainsi nommés Beaune, bien évidemment, Rochelle (La Rochelle), Bourdeaux, Chabyles (Chablis), Tonnerrois, Auxerrois, Angevin, Languedoc, Provence. Mais ce n’est qu’au chapitre XXII qu’apparaît enfin un nom champenois : Les vins d’Ay, comme sont moins vineux que ceux cy , aussi sont salubres sans comparaison. Et plus loin on indique que les vins d’Ay sont clerets et fauvelets, subtils, delicats et d’un goust fort agreable au palois, pour ces causes souhaistez pour la bouche des Roys, Princes et grands Seigneurs. L’auteur de la Maison rustique précise cependant qu’il préfère personnellement les vins de Bourgogne aux vins d’Orléans et d’Ay, desquels l’on fait si grand cas à Paris.

De tout cela on peut conclure qu’à la fin du XVIe siècle les vins de la province de Champagne ont encore peu de renom ; mais on note en même temps que le cru d’Ay a une réputation particulière. En 1601, Nicolas Abraham de la Framboisière reprend à son compte l’éloge de la Maison rustique en terminant comme suit, dans son traité, le chapitre consacré aux vins : Pour juger de la bonté et qualité des vins, faut soigneusement regarder quel est l’estat et constitution de chacune année, et en gouster tous les ans, pour en donner le jugement assuré. Quelques années les vins de Bourgogne gagnent le prix ; autres années les vins d’Orléans surpassent ; aucunes années les vins d’Anjou sont plus excellens que tous les autres ; et le plus souvent les vins d’Ay tiennent le premier lieu en bonté et perfection [13]. Cette bonne réputation remonte en fait au début du XVIe siècle : en 1518, l’amiral de Bonnivet écrivait à son ami le cardinal Wolsey, chancelier d’Angleterre, pour lui annoncer que vingt poinçons de vin d’Ay venaient de lui être expédiés [14]. Elle remonte même plus loin si on donne crédit à l’anecdote selon laquelle Sigismond de Luxembourg, roi de Hongrie et futur empereur germanique, aurait en 1410 fait un détour, durant un voyage en France, pour goûter sur place les vins d’Ay [15].

On a souvent prétendu que les rois, et même les papes, étaient propriétaires de vendangeoirs à Ay, où on montre une ancienne maison à colombages comme ayant été celui d’Henri IV. Malgré les liens qui unissaient le Vert-Galant et le jurançon, on peut penser que sa popularité s’accordait bien avec celle des vins d’Ay. D’où l’anecdote que l’on trouve dans l’avertissement d’un Recueil de poésies latines et françaises sur les vins de Champagne et de Bourgogne paru en 1712. Il s’agit d’une réception par Henri IV de l’ambassadeur d’Espagne. Celui-ci qualifiant le Roy son maître, de Roy de tous les Royaumes qui composent la Monarchie d’Espagne, et les nommant l’un après l’autre, sans en omettre un seul, « Vous direz, lui dit Henri IV, en l’interrompant, au Roy d’Espagne, d’Arragon, de Castille, de Leon, etc., que Henry, Roy de Gonesse et d’Ay, etc. » Ce bon prince n’opposoit aux qualités du Roy d’Espagne, que celle de Roy du bon Pain et du bon Vin. L’anecdote a été reprise, sous une forme un peu différente, dans le Mercure de France de janvier 1728.

Comme Henri IV, Saint-Evremond apprécie les vins d’Ay. Il écrit ce qui suit dans une lettre qu’il envoie, à la fin de l’année 1674, au comte d’Olonne qui vient d’être exilé dans ses terres :

Accommodez, autant qu’il vous sera possible, votre goût à votre santé. N’épargnez aucune dépense pour avoir des Vins de Champagne, fussiez-vous à deux cents lieues de Paris. Si vous me demandez lequel je préfère de tous les vins, sans me laisser aller à des modes de goûts qu’introduisent de faux délicats, je vous diroi que le vin d’Ay est le plus naturel de tous les vins [16], le plus sain, le plus épuré de toute senteur de terroir, et d’un agrément le plus exquis par son goût de pêche qui lui est particulier, et le premier, à mon avis, de tous les goûts. Léon X, Charles Quint [17], François premier, Henry VIII [18], avoient tous leur propre Maison dans Ay ou proche d’Ay, pour y faire plus curieusement leurs provisions. Parmi les plus grandes affaires du monde qu’eurent ces grands princes à démêler, avoir du vin d’Ay ne fut pas un des moindres de leurs soins [19].

Sutaine, dans son Essai sur l’histoire des vins de Champagne, reprend à son compte ces affirmations et note qu’il existe encore une contrée appelée « le Léon », probablement du nom de son ancien propriétaire Léon X [20]. Il est possible qu’il y ait eu à Ay des vendangeoirs appartenant aux souverains de la Renaissance, mais plus probablement ceux-ci se contentaient d’y entretenir et de loger des pourvoyeurs chargés de s’y procurer les vins de Rivière. Il est incontestable que le terroir d’Ay donnait dès le XVIe siècle d’excellents vins. Il est non moins certain que le vocable vins d’Ay englobait d’autres vins de Rivière, ce qui était tout à l’honneur des localités qui les produisaient, et aussi tout à leur avantage puisqu’elles bénéficiaient ainsi du prestige d’Ay et de sa situation de place commerciale, importante pour l’époque.

Notes

[1C’est à Dormans que le duc de Guise, chef de la Ligue, a reçu en 1575 le coup d’arquebuse auquel il devait le surnom de Balafré.

[2La date est erronée et l’anecdote enjolivée. Voici ce qu’Henri IV écrivait le 10 juillet 1592 à son ambassadeur à Londres, Monsieur de Beauvoir : Hier estant logé au bourg de Damery, et ayant voulu monter à cheval après souper, pour aller le long de la rivière, de l’autre costé d’Espernay, en recognoistre les advenues, mon cousin le Maréchal de Biron ayant, contre mon opinion, voulu venir avec moi, il est advenu qu’un coup d’une petite pièce, qui fut tiré de la ville, lui porta sur la teste dont il mourut sur l’heure, le malheur estant tombé sur lui seul, n’ayant aucun aultre de la troupe esté blessé. La présidente du Puy, dont parle Bertin du Rocheret, était Anne Dudley, épouse de Oudart du Puy, président de l’élection d’Épernay ; Henri IV l’appelait sa belle hôtesse (Mercure de France, janvier 1728).

[3MAURY (Eugène). L’Ancien vignoble Bar-sur-Aubois, dans L’Almanach du Petit Troyes, année 1909.

[4On appelle vin de ville le vin que les officiers de la ville donnent en présent à quelque personne de considération (Grand Vocabulaire françois).

[5Le poinçon variait de 180 à 250 litres.

[6La queue valait environ 400 litres.

[7PUSSOT (Jean). Journalier ou Mémoires de Jean Pussot, maure-charpentier en la Couture de Reims, publiés par E. Henry et Ch. Loriquet. Reims, 1858.

[8Placcart du Roy Notre Sire sur l’entrée des Vins d’Ay et autres de Charroy. Bruxelles, 1643.

[9Bulletin du Laboratoire expérimental de viticulture el d’oenologie de la maison Moët & Chandon. Épernay, 1908.

[10DION (Roger). Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXe, siècle. Paris, 1959.

[11JADART (Henri). ,journal de Dom Pierre Chastelain, bénédictin rémois 1709-1782 avec ses Remarques sur la température de la vigne ,suivies d’un autre journal et d’observations analogues jusqu’en 1848. Reims, 1902.

[12ESTIENNE (Charles) et Jean LIEBAULT. L’Agriculture, et Maison rustique. Paris, 1586.

[13LA FRAMBOISIÈRE (Nicolas-Abraham de). Gouvernement nécessaire à chacun pour vivre longtemps en santé. Paris, 1601.

[14BREWER (J.S.). Lettres and Papers, foreign and domestic, of the reign of Henri VIII. Londres, 18621876.

[15BOURGEOIS (Armand). Le Vin de Champagne sous Louis XIV et sous Louis XV d’après des lettres et documents inédits. Paris, 1897.

[16Curieusement, on retrouve ici l’esprit des conseils que Pardule adressait à Hincmar au IXe siècle

[17En 1538, pour la réception de Marie de Hongrie, soeur de Charles Quint,une somme de 500 livres a été employée à l’achat de vin d’Ay.On lit dans le Mercure de France de janvier 1728 que pendant le Siege d’Épernay 1544, Charles Quint étoit campé à Avenay, et son quartier étoit audessus dAy, dans une maison de vendange qu’il s´étoit fait bâtir, et qui porte encore aujourd’hui le nom de Charlefontaine.

[18Selon Vizetelly, Henri VIII faisait conserver ses vins d’Ay dans ses caves de Whitehall, Greenwich et Richmond.

[19Œuvres de Monsieur de Saint-Evremond, avec la vie de l’auteur, éd.. Des Maizeaux. Amsterdam, 1726.

[20Le Léon est entre Dizy et Ay, immédiatement au sud de la route D1 ; ne pas confondre, comme l’ont fait certains auteurs, avec les pentes situées au nord de la route, qui portent le nom moins noble de... Froid-cul.