UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

Le haut moyen-âge

En 459, Saint-Rémi devint évêque de Reims et on sait qu’il y baptisa Clovis le jour de Noël 496. Il y mourut aux environs de 533, et ses reliques y sont vénérées dans la basilique Saint-Rémi. La légende a largement associé Saint-Rémi et le vin. Suivant presque à la lettre un texte d’Hincmar [1], Flodoard [2] a raconté le miracle du vin que l’homme de Dieu, après l’avoir béni, donna à Clovis en promesse de victoire :

Le roi Louis III se mit en marche contre Gondebaud et son frère Gondé Gisèle. Après avoir reçu la bénédiction de Saint-Rémi qui lui prédit la victoire, il reçut, parmi les instructions que lui donna l’évêque, la recommandation de combattre les ennemis tant que le vin bénit qu’il lui avait donné suffirait à son usage journalier. Après avoir mis en fuite les Burgondes et fondé à Paris l’église qui est aujourd’hui Saint-Étienne-du-Mont, sur le conseil de Saint-Rémi, son patron, il marcha contre le roi Alaric qui était arien, et reçu de Saint-Rémi, avec sa bénédiction, l’assurance de la victoire. Comme auparavant, le saint homme lui donna un vase rempli de vin bénit, en lui recommandant encore de poursuivre la guerre tant qu’il fournirait du vin à lui et à ceux des siens à qui il voudrait en donner. Le roi donc en but, ainsi que plusieurs de ses officiers, sans que le flacon se désemplit. Il en vint aux mains avec les Goths et les mit en fuite. Il rentra dans ses Etats victorieux et plein de gloire, le flacon n’étant épuisé que lorsqu’il fut de retour [3].

Ce miracle est représenté en costumes du XVIe siècle sur l’une des très belles tapisseries de la Vie de Saint-Rémi offertes en 1531 au chapitre de la basilique Saint-Rémi par l’archevêque de Reims Robert de Lenoncourt et conservées à Reims. On peut y lire un quatrain qui nous rappelle que :

A Clovis côme il fult notoire
Ung barrit de vin prépara
Et luy dilt tu auras victoire
Autant que le vin durera.

Un autre miracle vinaire précédait dans le texte de Flodoard celui du vin bénit, artisan de la victoire :
Une autre fois que, dans sa sollicitude épiscopale, Saint-Rémi parcourrait son diocèse, sur la prière de sa cousine, nommée Celsa, vierge consacrée à Dieu il se rendit au village de Sault [4] qu’elle habitait. Tandis que le saint homme fidèle à son usage, versait dans un pieux entretien le vin de la vie à son hôtesse l’intendant de Celsa vint lui annoncer que le vin manquait. À ces mots, Remi le consola gaiement, et demanda s’il restait encore un peu de vin dans quelque tonneau [5]. On lui en montra un dans lequel, pour le conserver, on avait gardé un peu de vin. Alors Saint-Rémi fit dessus le signe de la croix et, se mettant à genou près de la muraille, il adressa au ciel une fervente prière. Au même instant, prodige ! le vin sortit par la bonde et se répandit à grands flots sur le pavé. Dès que sa cousine en eut connaissance, elle donna sa terre de Sault à Saint-Rémi et à son église, et elle confirma ce don par un acte authentique.

Ce miracle est également représenté sur une tapisserie de la série précitée avec un quatrain approprié :

Ung tonneau vuyde à sa parente
Il benit puis fut plein de vin
Par grâce de Dieu apparente
Faisant mainct ouvrage divin.

De tous les miracles relatés par Flodoard, et ils sont nombreux, aucun ne met en jeu une viticulture locale qui, en tout état de cause, se serait trouvée dans un contexte légendaire. Mais que doit-on penser des vignes et vignerons dont il est question dans le Testament de Saint-Rémi, le Grand Testament, auquel Flodoard a consacré un chapitre de son Histoire de l’Église de Reims  ? Après avoir rappelé que Saint-Rémi a institué légataire universelle l’Eglise de Reims, plusieurs pages sont consacrées à l’énumération des legs particuliers, dont une vigne située dans un faubourg de Reims, que se partageront prêtres et diacres en même temps que le vigneron Mélanius, serf ecclésiastique qui la cultive. D’autres vignes sont citées, et ce serait donc le premier texte faisant état de vignes en Champagne. Mais quand a-t-il été rédigé ? Saint-Rémi est mort, on l’a vu, dans la première partie du VIe siècle, mais pour certains historiens, son testament est apocryphe ou, à tout le moins, a fait l’objet d’altérations importantes. Hincmar ayant écrit au IXe siècle et Charles le Chauve ayant fait référence au testament dans une ordonnance de 846, on peut en tout cas affirmer qu’après l’an 800, la vigne est bien établie en Champagne, où elle s’était propagée depuis le VIIe siècle par suite du développement de la viticulture princière, ecclésiastique et monastique, phénomène sur lequel s’accordent tous les auteurs.

Dans son Histoire ecclésiastique et civile du diocèse de Laon, Dom Le Long a inséré la traduction d’une lettre écrite vers 850 à Hincmar par Pardulus, évêque de Laon. On y lit ceci : Je me réjouis de votre rétablissement, vous regardant après Dieu comme mon meilleur ami et ma consolation dans l’adversité. Ménagez votre santé, finissez votre repas en prenant quelques fèves bien cuites avec de la graisse, pour servir à la digestion et purger les humeurs. Usez des vins médiocres d’Épernay, de Mailly et de Cormicy. J’irai vous voir le plus tôt possible et converser avec vous comme avec un ange du Seigneur. Pour sa part, Dom Marlot, dans son Histoire de la ville, cité et université de Reims, s’est référé à la même lettre mais sans en donner le texte, et a écrit qu’il y était question des bons vins d’Épernay, du Mont-Ebon, de Reims et de Chaumuzy. Il peut donc subsister un doute sur la provenance des vins, mais non sur leur existence en Champagne au IXe siècle. Quant à leur qualité, c’est par erreur que Dom Le Long a traduit par médiocres le mot latin mediocres, qui veut dire dans le contexte de la lettre moyens, autrement dit des vins ni trop forts, ni trop faibles, les meilleurs pour la santé d’Hincmar.

Pour les nobles et les évêques, le vin est devenu source de revenus et de prestige. Chez ces grands se manifeste avec force, dès le haut Moyen-Âge, le sentiment que, dans le commerce d’hospitalité, l’honneur fait à l’hôte et celui qui revient au maître qui accueille sont attachés à l’offrande du vin . C’est ainsi que dès cette époque l’évêque de Reims devient propriétaire de vignes à Épernay et Hautvillers et que le pouvoir civil et ecclésial se crée en Champagne des domaines viticoles qui ne cesseront de s’étendre jusqu’à la Révolution. Les couvents, de leur côté, se dotent de vignobles pour se pourvoir en vin de messe, ainsi qu’en boisson pour eux-mêmes, pour les princes et seigneurs qui leur rendent de fréquentes visites, et pour les voyageurs qu’ils ont coutume d’héberger en un temps où les auberges sont inconnues. En outre, ils approvisionnent en vins la noblesse et les populations citadines, s’assurant ainsi une part importante des revenus nécessaires à leur entretien et à leur action charitable. Or, on assite au VIIème siècle dans la Champagne septentrionale à une extraordinaire floraison d’abbayes, fondées par les princes et les évêques à la faveur du renouveau monastique instauré par Saint-Benoît dans la deuxième moitié du VIème siècle et propagé depuis Luxeuil par Saint-Colomban au début du VIIème. Datent notamment de cette époque les abbayes de Saint-Rémi et de Saint-Pierre à Reims, de Saint-Pierre à Hautvillers, de Saint-Pierre à Châlons, de Saint-Sauveur à Vertus, de Saint-Basle à Verzy, de Sainte-Marie à Avenay, de Saint-Pierre-Saint-Paul à Orbais, l’abbaye de Montiéramey et celle que Saint-Thierry a fondée près de Reims et qui porte son nom. D’autres abbayes voient le jour en Champagne au cours des siècles ultérieurs, comme l’abbaye de Molesme, celles de Saint-Martin à Épernay et de Notre-Dame à Sézanne, et à Reims celles de Saint-Nicaise et de Saint-Denis, cette dernière due à Hincmar. En 1155, Saint-Bernard crée l’Abbaye de Clairvaux, héritière spirituelle de Cluny. Sous son influence est fondée une multitude d’abbayes cisterciennes, quatorze pour le seul territoire de l’actuel département de la Marne, participant à nouveau à la propagation du vignoble en Champagne. Au XIIème siècle également sont établis des prieurés, tels ceux de Tours-sur-Marne et de Saint-Maurice à Reims. Jacques Madaule a écrit dans la préface de La France des abbayes de Taralon :

La loi des moines est de prier et de travailler de leurs mains. Tout ce qui dans leur journée n’est pas consacré à la prière doit l’être au travail. Les temps sont durs, les routes romaines ont été rendues inutilisables faute d’entretien, les villes dépeuplées n’ont plus guère de commerce et moins encore d’industrie. Seuls subsistent et prospèrent relativement les grands domaines capables de se suffire à eux-mêmes et où les rares paysans des alentours peuvent trouver refuge et protection. C’est sur le modèle de ces grands domaines laïques que Colomban conçoit ses abbayes. Du reste l’abbaye bénédictine, celle qui suit la règle de Saint-Benoît, n’est pas organisée autrement.

Voilà pourquoi tant de forêts furent défrichées, tant de vignes plantées. Il semble qu’un premier vignoble se créa près de Reims autour de l’abbaye de Saint-Thierry, dont les religieuses bénédictines vendangent encore chaque année leurs vignes, et qu’un autre se constitua dans la vallée de la Marne autour des abbayes d’Épernay et d’Hautvillers. D’autres furent plantés ultérieurement sur la côte de Vertus, englobant des vignes qu’y possédaient les bourgeois de Châlons, et à Bar-sur-Aube.

Entre-temps, le traité de Verdun, en 843, avait partagé les possessions de Louis le Pieux, avec pour conséquence que la frontière administrative, issue de l’organisation des provinces romaines et constituée par la vallée de la Marne, avait été remplacée par une frontière nord-sud séparant désormais les royaumes de Lothaire et de Charles le Chauve. Les vignobles de Reims, de la Marne et de l’Aube se trouvèrent tous à l’ouest de cette ligne. Bien que le Nord restât sous la tutelle des archevêques de Reims et le Sud sous celle des comtes de Troyes, le premier jalon de l’unité du vignoble champenois avait ainsi été planté.

Quelques années plus tard, un texte irrécusable fournissait enfin les premiers renseignements précis sur la structure sociale du vignoble et la production des vins en Champagne. Il s’agit du Polyptique de l’Abbaye de Saint-Rémi, recensement des propriétés, serfs et revenus de l’abbaye, établi vers le milieu du IXe siècle, et permettant d’identifier plusieurs communes comme déjà viticoles, ainsi Beine, Courtisols, Crugny, Gueux, Hermonville, Louvercy, Muizon, Rilly-la-Montagne, Sacy, Taissy, Treslon. Le vigneron était un homme important puisqu’il était le seul dont le polyptique précisait la profession, avec le pêcheur et le... cuisinier. Dans les offices mentionnés, le cellérier a, d’autre part, une place appréciable. Par exploitation directe de ses vignobles, ou au titre des redevances qui lui étaient dues, l’abbaye était créditée de 1 567 muids de la grande mesure, ce qui correspond à plus de 4 000 hectolitres. Elle bénéficiait en outre de corvées, pour les vendanges, pour le charroi des vins (ad vini conductum) ou même du moût (mustum), et à certaines fêtes d’offrandes... obligatoires de vin en bouteille (butaculas, plenas vino). On voit que vignes et vin étaient alors choses courantes en Champagne.

Au XIe siècle, les terribles incursions barbares des deux siècles précédents avaient cessé, celles qui avaient vu les Normands descendre en 882 de Condé-sur-l’Escaut sur Reims et la région, et les Hongrois piller et incendier en 937 toute la Champagne. Les années de peste et de famine se faisaient plus rares (en 873 et 1027, on avait dû déterrer les cadavres pour les manger) mais on signalera encore de grandes disettes en 1145 et 1197 (241). Les comtes de Troyes devenaient comtes de Champagne, sans toutefois supplanter encore les archevêques de Reims dans la partie septentrionale de la province. Le pape Urbain II, né Odon (ou Eudes), seigneur de Lageri (ou Lagery) et Binson, de la maison de Châtillon, né à Châtillon-sur-Marne, proclamait en 1095, au Concile de Clermont, la première croisade ; une grande aventure commençait, drainant les énergies belliqueuses de la noblesse.

Les terreurs de l’an mil oubliées, le vigneron, dans cette période de relative tranquillité, cultivait les vignes. Celles des domaines princiers, ecclésiastiques et monastiques étaient travaillées par des hommes libres et surtout par des serfs. Les affranchissements, cependant, n’étaient pas rares. On en trouve mention dans le Testament de Saint-Rémi : Quant à vous, Loup, évêque, fils de mon frère,... vous posséderez la vigne cultivée par Enée le vigneron ; je veux qu’Enée et Manulfe, son jeune fils, jouissent de la liberté. L’exploitation associait dès cette époque la propriété foncière et la main-d’oeuvre paysanne. C’est ainsi que l’on apprend par le Polyptique de l’Abbaye de Saint-Rémi que les vignobles de l’abbaye consistaient en vignes domaniales, qui constituaient le mansus indominicatus, et en manses, parcelles confiées à des tenanciers. Les premières étaient cultivées par les serfs et frères convers de l’abbaye, les autres par des tenanciers, serfs ou hommes libres, bénéficiant d’un contrat aux termes duquel ils remettaient chaque année à l’abbaye les deux tiers de la récolte, gardant le reste pour eux. Les hommes libres, y compris les affranchis, accédaient petit à petit à la propriété, achetant des vignes avec le revenu de leur part, ou par héritage, comme l’indique là encore le Testament de Saint-Rémi : Je veux que Vital, mon laboureur, soit libre. Je lui donne la vigne que j’ai fait planter à Vindonissa, cette localité étant aujourd’hui, probablement, soit Vandières, soit Vendeuil. En vue de favoriser l’extension du vignoble, des contrats de complant étaient institués selon les modalités suivantes, extraites d’une étude de Roger Grand reproduite dans l’Histoire de la Vigne et du Vin en France de Roger Dion.

Un cultivateur venait trouver le propriétaire d’une terre inculte, plus rarement d’une terre arable ou d’une vigne décrépite, et le priait de la lui céder, s’engageant à y planter des ceps. Le propriétaire, dont cette demande servait les intérêts, le laissait maître absolu du terrain penda cinq ans, temps jugé nécessaire à l’accomplissement des diverses opérations longues, coûteuses, délicates, sans lesquelles un vignoble ne peut être créé et mis en plein rapport.
Ce délai expiré, la vigne était divisée en deux parties égales, dont l’une revenait en toute propriété à l’auteur de la concession, tandis que l’autre restait entre les mains du concessionnaire selon des conditions juridiques variables, qui allaient, suivant les cas, les temps et les pays, de la pleine propriété du fonds à la simple jouissance viagère des améliorations, mais, sauf de rares exceptions, à charge d’une redevance annuelle consistant parfois en argent, le plus souvent en une quote-part de la récolte.

Les vignes étaient alors disséminées à travers tout l’espace occupé de nos jours par la Champagne. Dans un ouvrage intitulé Carte historique des vignobles de la Marne, Raoul Chandon de Briailles a identifié dans les limites de l’actuel département de la Marne 131 communes dont le territoire comportait des vignes au début du XIIe siècle. La région de Reims avait la plus forte densité, suivie par celle d’Épernay, et, loin derrière, par celles de Châlons-sur-Marne, Sainte-Menehould, Vitry-le-François et Sézanne. La vigne était également largement présente dans les vallées supérieures de la Seine et de l’Aube. On peut donc considérer qu’à la fin du haut Moyen-Âge il existait en Champagne des vignobles et une organisation viticole propres à permettre le démarrage de la commercialisation des vins dont il va être question.

Saint Remi changeant l’eau en vin.
Façade nord de la Cathédrale de Reims.

Notes

[1Archevêque de Reims et conseiller de Charles le Chauve, né vers 806, mort en 882 à Épernay.

[2Chanoine de la cathédrale de Reims, archiviste, né à Épernay en 894, mort à Reims en 966.

[3FLODOARD. Flodoardi Historia Remensis Ecclesiae (Histoire de l’Eglise (le Reims), traduite avec le concours de l’Académie par M. Lejeune. Reims, 1854.

[4Peut-être Sault-Saint-Remy ou Sault-les-Rethel, dans l’arrondissement de Rethel.

[5On attribue généralement aux Gaulois l’invention du tonneau, mais voici ce qu’écrit à ce sujet Legrand d’Aussy dans son Histoire de la vie privée des Français : Les Latins conviennent que cette ingénieuse invention est due à ceux des Gaulois qui allèrent s’établir le long du Pôt mais on ignore si les Gaulois le connaissaient déjà quand ils quittèrent leur patrie.