UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

Comment boire le champagne ?

Ayant dûment dégusté le champagne, on le boit, on le boit comme on l’entend, lentement ou rapidement, en petite quantité ou en abondance. Il n’y a pas de règle, mais on peut néanmoins conseiller de ne pas l’ingurgiter, mais de le savourer en revenant plusieurs fois à son verre avant de le vider, ce qui permet de prolonger le plaisir que l’on éprouve à déguster ce grand vin. En faisant ainsi, on jouit aussi plus longtemps du si joli spectacle de ces petites bulles qui, par centaines, montent en procession en se bousculant du fond du verre, comme l’écrit Maurice Hollande, qui ajoute que ce spectacle symbolise le rapide écoulement de toutes choses, brièveté de la vie et que si on le buvait seul ce vin, compagnon obligé des fêtes, des gaîtés bruyantes, se révélerait aussi capable d’inspirer et de nourrir une songerie teintée de mélancolie.
Mais rien n’empêche, dans certaines circonstances, de boire en abondance, de sabler le champagne. Tel est en effet depuis le début du XIXe siècle le sens de cette expression pour laquelle le dictionnaire Le Petit Robert donne comme exemple : Sabler le champagne, boire du champagne en abondance lors d’une réjouissance. On l’a vue utilisée ainsi par George Sand et en 1827 Antoine Caillot racontait l’histoire d’un joyeux plaisant en précisant que malgré le champagne qu’il sablait au dessert, et l’hilarité générale qu’il excitait, il gardait un sérieux et un sang-froid imperturbables [1].
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, sabler, qui s’appliquait à tous les vins, avait une signification différente : c’était faire cul sec. Reprenant en effet en 1728, en la précisant, la définition du Dictionnaire de l’Académie de 1694, le Dictionnaire de la langue, française, ancienne et moderne de Pierre Richelet, revu par Pierre Aubert, disait ceci : Sabler un verre de vin. Ce mot se dit par quelques personnes pour dire l’avaler d’un coup. De même que l’on jette précipitamment la matière fondue dans le moule, on jette du vin dans le gosier et c’est par celle ressemblance que l’on dit « jeter en sable » ou « sabler un verre de vin ». L’origine de l’expression n’est donc pas, comme certains l’ont soutenu, l’habitude prise au XIXe siècle par les aristocrates russes d’adoucir le champagne qu’ils trouvaient trop sec en humectant de leur haleine l’intérieur de leur verre et en y déposant du sucre en poudre pouvant évoquer le sable blanc de la mer Noire et se dissolvant dans le vin qui y était versé.
Tous les dictionnaires du XVIIIe siècle, y compris l’Encyclopédie, ont confirmé la définition du dictionnaire de Richelet. C’est donc dans ce sens que l’employaient Diderot et Voltaire, le premier lorsqu’il écrivait, dans Jacques le Fataliste que son héros, en chemise et pieds nus, avait sablé deux ou trois rasades sans ponctuation, comme il s’exprimait, c’est-à-dire de la bouteille au verre, du verre à la bouche, le second dans son Epitre à Madame Denis, La vie de Paris et de Versailles, où on peut lire : Ce vieux Crésus, en sablant du champagne / Gémit des maux que souffre la campagne, / Et cousu d’or, dans le luxe / Plaint le pays de tailles surchargé  [2]. De son côté Marmontel, dans ses Contes moraux (Le Philosophe soi-disant) se demandait combien une femme de cinquante ans pouvait vivre encore en sablant tous les soirs sa bouteille de champagne, tandis que Mirabeau écrivait dans Le Libertin de qualité : Je n’aime pas ce Glück ; il n’y a pas le mot pour rire dans sa musique, pas un petit air qui aide à sabler gaiement son vin de Champagne.
Et si, à l’époque, on voulait boire abondamment sans le faire obligatoirement d’un seul trait, on fessait son vin, à la manière de l’héroïne de La Sérénade de Regnard : Elle fesse son vin de Champagne à merveille, et sur la fin du repas elle devient fort tendre. Le Grand Vocabulaire françois de 1769 est explicite : Fesser : On dit familièrement de quelqu’un qui boit beaucoup sans être incommodé qu’il fesse bien son vin. On disait aussi flûter, pour signifier tout simplement boire. Selon le même ouvrage, flûter se dit populairement pour signifier boire, et l’abbé de Chaulieu, se réjouissant d’une invitation qu’il venait de recevoir, écrivait en 1707 (À M. Sonning) : Alors grand merveille sera / De voir flûter vin de Champagne [3]. L’expression s’est conservée en Wallonie où les Belges disent moins sabler le champagne que flûter le champagne.
Certains boivent peu mais d’autres boivent beaucoup, et c’est le propre du champagne, et de lui seul, de permettre sans inconvénient d’amples libations.
Trimm prétendait que le premier verre de champagne est agréable mais que plusieurs autres sont nécessaires, selon la gradation suivante : Le 1er verre excite l’attention, le 2e ranime l’appétit, le 3e rend communicatif, le 4e donne de la voix, le 5e de l’éloquence, le 6e de la gaieté  [4]. M. de Waleffe a raconté qu’étant président du jury Miss France, il a escorté Miss America qui buvait du champagne toute la journée. Elle avalait une demi-bouteille en se levant en guise de café au lait. Cocktail-champagne à 11 heures. Lunch au champagne. Goûter au champagne. Re-cocktail-champagne avant le dîner au champagne, le champagne en dansant dans la soirée. Après quoi, aussi calme que si elle avait avalé de l’eau de Seltz, en se retirant pour la nuit elle demandait modestement : Puis-je faire monter une bouteille dans ma chambre, si j’avais soif la nuit  [5] !
En Champagne même, sans excès préjudiciable à la santé et aux bonnes mœurs, on boit généreusement. Emile Moreau a participé en 1936 à une longue réunion professionnelle qui groupait les régisseurs des vignobles de cinq importantes maisons de champagne et il en a donné à William Kaufman le récit suivant :.Nous avons commencé la discussion à neuf heures du matin dans le jardin de Maurice Paillard, à Verzenay. Quand nous nous sommes séparés à dix heures du soir, nous laissions derrière nous sur le gazon 25 bouteilles vides. Nous étions cinq et c’est sains de corps et d’esprit que nous avons regagné nos pénates [6]. À la même époque, au château de Maison-Rouge, propriété de Léon de Tassigny qui présidait aux destinées du champagne Jacquesson, en arrivant à table chaque convive trouvait à sa place sa bouteille de champagne, remplacée dès qu’elle était vide.
Les forts buveurs de champagne sont nombreux dans le monde, mais il y a de véritables phénomènes. Le record de la consommation du champagne appartient, d’après le Livre Guinness des records 1983, à un Britannique, Bobby Acland, avec 1 000 bouteilles bues annuellement. Gault et Millau racontent d’autre part que Welby Jourdan, habitué de chez Maxim’s, se flattait d’avoir vidé 40 000 bouteilles de champagne dans sa vie. Un jour entre neuf heures du soir et trois heures du matin, en compagnie de deux Suédois, il consomma douze magnums, debout, au bar [7]. Il est mort dans les années soixante à... 94 ans.
Certains buveurs, plus sages, mélangent le champagne et l’eau. II n’y a là rien de scandaleux. On sait qu’un exemple illustre a été donné par Louis XIV, buveur de vins de Champagne et qui, écrit Saint-Simon, mettant dans ses vins moitié d’eau, disait quelquefois, en riant, qu’il y avoit souvent des seigneurs étrangers bien attrapés à vouloir goûter du vin de sa bouche. Jamais il n’en avoit bu de pur en aucun temps  [8]. On a vu aussi qu’il était courant d’allonger d’eau la tisane de Champagne.
Au siècle suivant, eau et champagne sont la matière d’une passe d’armes verbale entre Casanova, qui la raconte dans ses Mémoires, et un jaloux. Celui-ci lui ayant lancé : « M. de Seingalt, mettez donc un peu d’eau dans votre champagne », il lui répondit « M. le comte, de grâce, mettez vous-même un peu de champagne dans votre eau ». Assez curieusement Casanova, sans qu’il s’en soit certainement douté, réservait à son adversaire le meilleur sort. En effet, quand on veut allonger d’eau son champagne, et d’après certains gastronomes c’est le seul vin qui le supporte, il faut verser le champagne dans l’eau, et non le contraire, sous peine d’éteindre complètement l’effervescence. Bien des Champenois en usent ainsi dans les chaudes journées d’été et à la chasse.
Il peut y avoir d’autres motifs pour mélanger eau et champagne. Cité par Andrieu [9], voici ce que racontait en 1942 un négociant champenois : Je recevais chez moi, à Reims, un maharajah hindou, homme beau, séduisant, intelligent, cultivé, excellent sportsman. Il ajoutait à toutes ces qualités celle d’adorer le champagne, et il en buvait beaucoup. À chaque, fois qu’on le servait, il sortait de sa poche de gilet un ravissant petit flacon, et versait quelques gouttes de son contenu dans son verre. Je ne pus m’empêcher de l’interroger. « Oh c’est très simple, vous savez que notre religion nous interdit l’alcool. Heureusement, l’eau du Gange purifie tout. »

Notes

[1CAILLOT (Antoine). Mémoires pour servir à l’histoire des murs el usages des Français. Paris, 1827. 498

[2VOLTAIRE. Épîtres.

[3CHAULIEU (Abbé de). Oeuvres de l’Abbé de Chaulieu par M. de Saint Marc. Paris, 1757.

[4TRIMM (Thimothée). Physiologie du vin de Champagne. Paris, s.d. (préface datée de 1866).

[5WALEFFE (Maurice de). Quand Paris était un paradis. Paris, 1947.

[6KAUFMAN (William 1.). Le Grand Livre du champagne. New York, 1973 (édition française, ParisGenève, 1974).

[7GAULT (Henri) et Christian MILLAU, avec la collaboration de Jean-Luc de RUDDER. Guide Julliard du champagne. Paris, 1968.

[8SAINT-SIMON. Mémoires. Ed.A de Bolshisle. Paris, 1879-1918

[9ANDRIEU (Pierre). Petite histoire du champagne et de sa province. Paris, 1965.