UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

Quand boit-on le champagne ?

Pour les amateurs de champagne dont il vient d’être question, la réponse est simple : chaque fois que l’on en a envie. On peut ajouter : chaque fois que le besoin s’en fait sentir pour obtenir le bénéfice de ses effets ou par obligation sociale. C’est un plaisir qu’il faut renouveler le plus souvent possible et c’est donc du matin au soir et du soir au matin que peuvent se présenter ou se créer les occasions de boire du champagne, pour le symbole qu’il représente, mais aussi parce qu’il est un excellent vin, évidence trop souvent perdue de vue.

Dans une certaine mesure cependant, aux diverses activités de la journée correspondent des habitudes particulières de consommation du champagne. Il faut noter à ce propos qu’il est le seul vin qui non seulement se boit à tout moment, mais encore dans des circonstances identiques dans tous les pays du monde. Pour ne parler que du porto, on le prend généralement en France à l’apéritif, en Grande-Bretagne à la fin du repas ; cette diversité des usages n’existe pas avec le champagne, pour la simple raison qu’il est partout et toujours à sa place, que son don d’ubiquité le situe aussi bien avant un dîner qu’à la fin ou au milieu.

LE CHAMPAGNE AU DESSERT

C’est au dessert des deux repas principaux que coule surtout le champagne puisque 79 % des interviewés de l’enquête SOFRES de 1973 n’en ont jamais bu autrement. Les puristes le regrettent car ce n’est pas le meilleur moment : à la fin du repas les sens sont émoussés et ne peuvent percevoir toutes les finesses d’un vin aussi délicat que le champagne. En outre, comment apprécier un vin dans le brouhaha qui termine parfois un dîner, lorsque l’anarchie succède à l’ordre, que la gaieté, le rire, les joyeux couplets, le champagne jaillissent à la fois, selon la réflexion du Gastronome français, dont l’auteur laisse à penser qu’au dessert, en 1828, on pouvait prendre en outre quelque licence puisqu’il écrit à propos du comportement du jeune homme à table que jusqu’au champagne, quel que soit l’effet qu’aient produit ses égards, ses soins, ses yeux et sa conversation, son genou ne doit pas y prendre part.
Mais c’est un fait indiscutable. C’est au dessert que l’on boit principalement le champagne, en France et aussi à l’étranger. Il en est ainsi depuis le XIXe siècle et il ne faut pas s’en indigner car c’est logique, le champagne étant indispensable pour les toasts et ceux-ci se portant généralement en fin de repas. Rares sont d’ailleurs les hôtes qui ont les moyens de le faire servir depuis le début. Il faut ajouter que dans les banquets officiels on est obligé le plus souvent de faire figurer d’autres vins, ce qui amène à réserver le champagne pour la fin. On le débouche donc au dessert, et il y remplit bien son office en donnant à la salle un aspect de joie, un air de plaisir et de fête.

En ce qui concerne les possibilités d’appréciation du vin, le champagne est à sa place en fin de repas si on le choisit dosé. Mais c’est en général du brut que l’on verse, ce qui rend difficile la compatibilité du vin et du dessert, la siccité de l’un s’opposant à la douceur de l’autre. Les champagnes dosés, au contraire, s’harmonisent bien avec les mets sucrés et c’est justement pour cette raison, usage des toasts mis à part, qu’en tant que vins de dessert ils ont conquis leur place à table dans la première moitié du XIXe siècle. En outre, si on a bu des champagnes bruts au cours du repas, il est logique de se reposer le palais avec un vin plus doux, comme on le fait pour les mets avec le dessert.
Dans leur grande majorité, les gastronomes et experts sont formels : le champagne convient aux desserts et aux pâtisseries du goûter, à condition qu’il soit sec ou demi-sec. Voici quelques témoignages :

1932. Constantin-Weyer (L’Ame du vin) : Au dessert, un champagne, que je ne saurais trop vous recommander de choisir le plus doux possible.
1952. Maurice Hollande (Connaissance du Vin de Champagne) : Certains amateurs prisent les vins extra-secs au point de continuer à les déguster jusqu’à la fin du repas. C’est une erreur, les champagnes bruts et extra-dry doivent être écartés dès qu’arrivent les glaces et les entremets ; le moment est alors venu de faire appel aux champagnes édulcorés.

1959. Docteur Ramain, grand gastronome de son époque (cuisine et vins de France) : Demi-sec, le vrai vin, français, uniquement à des goûters ou au dessert.
1961. Pierre Andrieu (Notre ami le vin) : Au dessert du champagne demi-sec ou doux, mais pour l’amour de Dieu, pas de brut avec des fruits, des gâteaux, des sucreries ; le sucre des aliments solides fait paraître acide le liquide, et c’est désastreux.

1968. Michel Lemonnier (Revue du vin de France, novembre 1968) : Je resterai dans la tradition que l’on délaisse à tort : un sec ou demi-sec éviteront sur les sucreries le risque qu’auront les autres de paraître secs et un peu acides par réaction.
1968. Gault et Millau (Guide Juillard du champagne) : Il n’est pas interdit de terminer un bon dîner par une bouteille de champagne qui pourra, exceptionnellement, être sec et non brut.

1968. Nino Caudana et J.C. Laurier (Champagne-Vino dell’allegria) : À la fin du repas, un champagne doux sera le couronnement du dessert.
1969. Flavien Monod (Le Grand Livre du vin) : Avec les entremets, desserts et sucreries : champagne demi-sec.

1970. L’Encyclopédie des boissons : Avec les entremets et les desserts, un champagne sec ou demi-sec.

1971. femme Pratique, janvier 1971 : Le champagne brut se marie très mal avec les plats sucrés.

1972. Hugh Johnson (The World Atlas of Wine) : À la fin du repas, champagne dosé ; dans son livre Wine, Hugli Johnson avait précisé qu’avec un mets sucré le champagne peu dosé est au goût misérablement petit et acide mais le champagne sucré parfait.

1974. Pamela Vandyke Price (The Times Supplement, 2 décembre 1974) : Si on peut se procurer les grands champagnes dosés, ils sont parfaits pour la fin d’un dîner de cérémonie ou à un souper. Roederer, dont le rich est remarquable, est une maison qui met en relief la stupidité de ceux qui pensent qu’il est invariablement meilleur de boire sec.

1980. Alexis Lichine (Encyclopédie des vins) : Dans les repas au champagne, ne pas boire du brut avec les desserts.

En outre, les instances officielles recommandent pour le dessert les champagnes dosés : SOPEXÀ (Dissocies de France) : Desserts-fruits : champagne demi-sec ; C.I.V.C., (Connaissance du champagne, 1977) : Le sec et le demi-sec accompagnent bien les desserts.

Or, les partisans du maintien du champagne brut au dessert, et c’est là le paradoxe, se recrutent principalement... parmi les producteurs ! Ce n’est pas le fait de tous.

Lors du banquet célébrant le 200e anniversaire d’une marque illustre, un excellent champagne dosé a été servi au dessert. Une autre grande marque indique dans la documentation qu’elle destine à sa clientèle : Ne buvez pas de brut sur un plat sucré, à la rigueur un sec ou un demi-sec. Mais beaucoup estiment que leurs meilleures cuvées étant du brut, celui-ci formant par ailleurs l’essentiel de leurs expéditions, il convient de conseiller à leur clientèle de boire brut en toute occasion. La logique voudrait au contraire que l’on augmente la proportion de sec et de demi-sec et que l’on en recommande l’emploi judicieux, faute de quoi le public risquerait de tenir les dosés en suspicion et, à la limite, de se demander pourquoi on continue à en produire.

Indépendamment des dosés, certains champagnes conviennent bien au dessert lorsque l’on peut se les procurer : ce sont les bruts millésimés anciens, assez récemment dégorgés. L’âge n’est d’ailleurs pas nuisible aux secs et demi-secs pour cette utilisation, bien au contraire ; voici l’avis donné à ce sujet dans la revue Touring d’avril 1980 par Jacques Puisais, président de l’Union nationale des œnologues Sur les desserts, quoi qu’on en pense, les champagnes doux donnent de bons résultats surtout lorsqu’ils sont âgés. Au déjeuner offert à leurs Majestés britanniques le roi George VI et la reine Elizabeth le 21 juillet 1938, on a servi avec le dessert un Pommery 1895, un Veuve Clicquot 1900, un Roederer 1904, un Mumm et un Pol Roger 1911, tous bruts. Comme l’a écrit dans Drinking champagne and brandy Youngman Carter, les plus vieux millésimes vont parfaitement avec le dessert et un très vieux champagne est incomparable chaque fois qu’un Yquem serait le choix normal.

Il existe cependant une solution susceptible de satisfaire tout le monde et qui consiste à donner le choix au dessert entre un champagne dosé et le brut qui a accompagné le plat précédent. C’est ce qui a été fait à l’ Elysée le 2 mai 1903 lors de la visite d’Edouard VII. On a servi en même temps deux Moët, un sans année, dosé, et un brut 1889.

LES DÉJEUNERS ET DÎNERS AU CHAMPAGNE

Quoi qu’il en soit, rien ne vaut le repas au champagne le grand vin est servi exclusivement du début à la fin. Bien conçu, c’est le sommet du raffinement et de l’élégance. Comme on l’a constaté au cours de la partie historique, il y a deux siècles que cela se pratique, mais c’est depuis l’entre-deux-guerres seulement que l’habitude s’en est prise dans certains milieux, avec une progression régulière qui est arrivée au point qu’en 1973, après l’enquête SOFRES, 9 % des personnes interrogées avaient déjà été les heureux participants.

Il n’est dans l’esprit de personne de ne pas accueillir aux repas les excellents vins du Bordelais, de la Bourgogne, de l’Alsace, de la Loire, des Côtes-du-Rhône, et des autres vignobles de France et de l’étranger. Les déguster est souvent un plaisir rare dont il serait bien dommage se priver. Le champagne et ces nobles personnages ne font pas concurrence, ils se complètent. Sur l’escriteau la disnée des chapitres bourguignons de la Confrérie des chevaliers du Tastevin, on peut lire la mention suivante : Au cours de la cérémonie d’intronisation on se délectera d’un champagne brut pétillant et spirituel. Et à Mouton, aux réceptions du baron Philippe de Rothschild, c’est le champagne de cuvée réservée qui est servi en apéritif à ses hôtes, ce qui les met en excellente condition pour apprécier ensuite le merveilleux premier cru du Haut-Médoc de sa propriété. Il convient de retourner aux grands vins de France l’hommage qu’eux-mêmes lui rendent à chaque occasion, et de se donner fréquemment le plaisir de les goûter à table. Les repas au champagne ne peuvent qu’être occasionnels et ils prennent ainsi une valeur d’exception car, comme le disait La Motte-Houdar, l’ennui naquit un jour de l’uniformité.

Ainsi compris, le repas au champagne crée la fête et met les convives en état de grâce, avant même que les agapes aient commencé. Parmi les avantages de donner le champagne au début du repas, Thomas Walker notait dans The Original, à la date du 14 octobre 1835, celui de profiter de sa qualité divertissante qui sert à mettre les hôtes en joyeuse condition. Toute fête suppose en effet un décor ; avec le champagne, il est réalisé tout naturellement par le seau glace et l’habillage somptueux de la bouteille, qui n’attend que les trois coups du début de la cérémonie pour laisser éclater le feu d’artifice de ses bulles. Au premier verre, le champagne donnera le ton qui, selon les circonstances, sera celui de la confidence, de la jovialité, voire de l’intellectualité, car il est le plus éclectique des vins et ses effets sur le psychisme donnent à chacun ce qu’il en attend. C’est en outre un vin merveilleux en toutes saisons. En été, il permet de boire frais tout au long du repas. En hiver, il rafraîchit la chaleur communicative des banquets, qui peut également être celle des tête-à-tête.

Le repas au champagne n’a pas seulement pour avantage d’assurer la réussite d’ambiance d’un déjeuner ou d’un dîner. C’est une formule commode à plusieurs égards. Il évite le panachage des vins et en cela il est d’actualité car, ainsi que le disait judicieusement Louis Vaudable, le champagne est un vin qui convient à tous les plats et notre époque n’est plus aux vins qui changent avec chaque mets ; c’est une raison pratique qui permet au champagne d’occuper chez Maxim’s une place d’importance : 50 % des consommations [1]. De ce fait, l’hôte n’a pas à se préoccuper de choisir entre plusieurs vins et de régler l’ordre d’apparition de ceux qu’il aurait retenus, ce qui peut poser à certains quelque souci. En outre, les convives s’en trouvent bien, car il en est dont l’organisme s’accommode mal d’un mélange de vins ; c’est d’ailleurs ce qui fait le succès du champagne pour les repas d’affaires, car il laisse la tête libre et le corps léger. Comme l’écrivait dans son préambule à L’Art du bien manger Lucien Tendret, n’usez pas d’une variété de vins fins et généreux, les béatitudes œnophiles sont mortelles [2].

Avec le champagne servi comme vin unique, les dispositions préparatoires au repas sont très simplifiées. On peut l’acheter, ou le remonter de la cave, peu de temps avant, ce qui n’est pas le cas d’un Haut-Brion ou d’un volnay. On n’a pas besoin de décanter. Il est enfin beaucoup plus aisé de rafraîchir à la bonne température le champagne que de chambrer convenablement un vin, en hiver par exemple lorsqu’il fait 20° dans la pièce, ce qui est trop chaud, que dehors il gêle et que dans la cave, à 12°, il fait trop frais pour les grands vins rouges. Le service est lui aussi simplifié. Il suffit d’un seul type de verre, dont l’élégance joue son rôle dans le décor, et la nappe reste immaculée si le champagne y a été renversé par mégarde, même en quantité appréciable, cela étant cependant moins vrai pour le rosé.

Par sa distinction, le champagne met en valeur les mets de choix. Cette association a toujours été évidente. Dans Monsieur Nicolas, Restif de la Bretonne écrivait au XVIIIe siècle : Tous les mets étaient recherchés, délicats, le champagne pétillait. Encore faut-il que les correspondances gustatives soient ce qu’elles doivent être. Le mariage entre les mets et les vins ne sera parfait que si certaines règles sont respectées. Le caractère et la personnalité de chaque vin doivent s’harmoniser avec l’arôme et la saveur de chaque mets.

L’huître a eu de tout temps des liens étroits avec le champagne. Les dégustations d’huîtres ont toujours eu un caractère de joyeux agrément qui appelait sa présence, comme on l’a constaté avec le tableau de J.F De Troy, Le Déjeuner d’huîtres. Les exemples abondent de l’habitude, née au XVIIIe siècle, de boire du champagne en mangeant des huîtres. Marmontel en témoigne dans ses Mémoires : Favier était noyé de dettes, mais comme il avait encore ce jour-là crédit chez le marchand de vin, le boulanger et l’écaillère, il nous donnait des huîtres et du vin de Champagne aussi amplement et aussi gaîment que s’il avait été dans l’opulence. En Allemagne, Gœthe parle dans Wilhelm Meister d’une société de joyeux compagnons n’ayant pas épargné le champagne en mangeant des huîtres fraîchement arrivées. On se souvient aussi de Saint-Gaudens faisant apporter à Marguerite Gautier huîtres et champagne.

Du point de vue gustatif, c’est une union parfois contestée. Feuerheerd écrivait en 1899 que l’huître, étant très délicate, demande pour l’accompagner un vin également délicat, et léger, en sorte qu’il ne surcharge pas le palais. Donc un vin blanc de type sucré tel qu’un sauternes, ou, évidemment, tout vin mousseux, est à éviter. Le champagne était pourtant déjà sec à l’époque en Angleterre et, de toute façon, il l’est beaucoup plus aujourd’hui. Sa délicatesse est incontestable. Quant au gaz carbonique, il est lui-même un facteur de légèreté. Rien ne semble donc s’opposer à ce que continue la tradition, mais si on craint l’excès de gaz carbonique, pourquoi ne pas choisir du crémant ou même... un vin blanc des coteaux champenois, l’un et l’autre d’ailleurs souvent recommandés pour accompagner les huîtres. Mais dans tous les cas, si on veut goûter le vin, on devra s’abstenir d’user pour les huîtres de jus de citron, et surtout de vinaigre à l’échalote.

Le foie gras, comme les huîtres, est le plus souvent associé au champagne, et cela depuis le XIXe siècle. En 1842, on pouvait lire dans la Physiologie du vieux garçon qu’à 20 ans les jeunes gens sont carnassiers de foie gras et de vin de Champagne, ce qui attribue indûment au champagne des origines bestiales mais confirme l’habitude de réunir les deux produits. Paul Poiret raconte qu’en 1912, lui et neuf mannequins, dont il prétend avoir eu bien du mal à préserver la vertu, rentraient en torpédos d’une tournée européenne. Nous arrivions, dit-il, à la frontière allemande à l’heure du déjeuner ; toute la troupe était affamée, il fallut servir un repas dans les voitures mêmes. Un authentique pâté de foie gras de Strasbourg fut dévoré sur-le-champ et arrosé de deux bouteilles de Pol Roger [3].

Là aussi, cependant, certains s’interrogent sur le bien-fondé de l’alliance champagne - foie gras ; considérant l’onctuosité de celui-ci, sa saveur douceâtre relevée d’une discrète amertume, ils estiment que ce qui lui convient le mieux est un vin sucré. Tout le monde connaît le jumelage du sauternes et du foie gras servi en entrée, accord parfait et point d’orgue d’un repas, écrit Emile Peynaud [4] qui, il est vrai, est bordelais. Pour d’autres, il faut au contraire faire contraste à la richesse du foie gras par l’acidité d’un riesling ou d’un champagne, ce qui permet d’ailleurs... d’en manger davantage !

Toujours est-il que foie gras et champagne continuent à être régulièrement servis ensemble et que les producteurs de foie gras font figurer sur leur publicité une bouteille de champagne, comme l’a fait aussi la SOPEXA pour celle des huit photos de son Discovins de France consacrée au foie gras. Et il semble bien, et cela devrait apaiser les tenants du sauternes, que l’on obtienne un accord parfait en mariant le foie gras avec un champagne corsé, si possible ancien, peut-être rosé, ou encore avec un demi-sec.

Comme l’a écrit Maurice Hollande, le champagne est à peu près le seul grand vin qui puisse, accompagnant tous les mets successivement servis et se mariant heureusement avec leurs saveurs diverses, se boire d’un bout à l’autre du repas, sans lassitude pour le palais ni l’estomac [5]. Mais puisque les aliments solides influent sur l’appréciation des vins et réciproquement, il y a pour préparer un repas au champagne des choix à faire, des erreurs à éviter. Comme l’écrit Robert Goffard dans L’Art de manger en Belgique de Moulin et Léonard, un repas au champagne doit être étudié comme un plaisir rare.

Pour un repas en tête-à-tête, c’est assez simple. Un bon sans année ou millésimé, brut, fera parfaitement l’affaire tout au long du déjeuner ou du dîner. Au début, on le dégustera comme il convient, et à la fin, l’euphorie qu’il aura créée entre les deux partenaires les empêchera de se demander si un dosé serait alors préférable, de même qu’en cours de repas de se rendre compte si le type choisi était celui qui convenait le mieux à chaque plat. Toutefois, s’il s’agit d’amateurs éclairés, ils s’éviteront ces scrupules en établissant leur menu en fonction du champagne selon les principes énoncés plus loin.

Pour une compagnie plus nombreuse, le repas au champagne deviendra un repas aux champagnes car il faudra en prévoir plusieurs types afin d’harmoniser au mieux l’accord des vins et des mets tout au long du repas. Rien n’est absolu dans ce domaine car tout ce qui est de nature gustative est en partie subjectif. Mais on peut s’appuyer sur des principes généraux, dictés par la logique, consacrés par la tradition et auxquels souscrivent la plupart des gastronomes.

Au cours d’un repas de quelque importance les sens s’émoussent progressivement. On débute donc par des plats légers, ceux qui suivent devenant de plus en plus riches, jusqu’au rafraîchissement qu’apportent la salade et les desserts séparés par l’intermède du fromage. Pareillement on suit dans le choix des vins un ordre ascendant, le vin corsé devant suivre le vin délicat, le vin vieux le vin jeune, le vin doux le vin sec, avec des combinaisons nécessaires pour que l’on aille toujours de la fraîcheur vers la puissance, en augmentant l’intensité de caractère, et que le vin que l’on boit ne fasse jamais regretter le précédent. Le parallélisme entre les saveurs et les parfums des mets et des vins est donc relativement aisé.

On considère cependant que certains mets s’accordent mal avec le champagne, comme d’ailleurs avec la plupart des autres vins, et sont à proscrire des menus des repas où on souhaite le mettre en valeur. Font partie de cette catégorie les salades, sauf si elles sont très peu vinaigrées ou si on remplace le vinaigre de l’assaisonnement par du sel, comme on le pratique en Europe centrale, les sauces vinaigrette et apparentées, les sauces au vin, sauf si elles sont au champagne, le melon, l’oignon et l’ail crus, les épices et le curry, les gibiers très faisandés, le chocolat et les glaces.

La tradition veut cependant que l’on fasse exception pour la salade de homard chère à Byron, reprise par la nouvelle cuisine qui l’agrémente parfois de foie gras et de légumes très peu cuits. En 1892, Lucien Tendret, dans La Table au pays de Brillat-Savarin, citait déjà une salade de homard, de filets de volailles et de truffes noires en précisant : Avec salade, faites servir du vin de Champagne de saveur franche et vineuse que l’on boira dans des coupes légères dont les parois amincies sont voluptueuses au toucher et caressent les lèvres.

Les avis sont partagés en ce qui concerne les poissons fumés, saumon, haddock, anguille. Pour certains, il n’y a aucune incompatibilité avec le champagne, bien au contraire. Pour d’autres, l’alliance est désastreuse et seule convient une eau-de-vie de grain du genre vodka. Cela prouve bien la difficulté d’établir des règles en matière gastronomique, la subjectivité y ayant une large place.

Un autre point controversé est celui qui concerne l’accord du champagne et des fromages. Affirmer qu’un rouge est indispensable pour accompagner ceux-ci est une erreur routinière dont fait justice dans le Guide du fromage Pierre Androuet, le maître fromager de Paris, président de la Guilde des fromages. On peut même ajouter qu’avec certains fromages un vin rouge faible et sans caractère prend un goût de souris tout à fait désagréable. Et s’il est vrai que les bons vins rouges font valoir le fromage, il ne faut pas oublier que si celui-ci est fort, il risque de massacrer un vin délicat, de priver du plaisir ineffable que l’on aurait à déguster dans de meilleures conditions un cru classé du Médoc ou un grand bourgogne. Comme l’écrivait judicieusement le Caviste dans la Revue du vin de France de juin 1969, les fromages ne font pas automatiquement valoir le vin et jamais le vieux vin. Refusons aux grands fromages dont le goût est très marqué la vertu qu’on leur prête habituellement d’enjoliver les vins de qualité. Le champagne, tout de finesse, se fait valoir lui-même et n’a nul besoin pour ce faire du concours des fromages.

Mais au-delà de cet aspect négatif il est hors de doute que certains fromages s’allient parfaitement avec lui. Ce sont, d’après le Guide du fromage précité, tous les fromages de chèvre, les pâtes demi-dures (saint-paulin, tommes, reblochon, etc.) et les pâtes dures et sèches (comté, emmenthal, etc.). On peut ajouter qu’il convient aussi pâtes fraîches (gournay, gérardmer, etc.), comme le précise Raymond Dumay dans le Guide du vin pour le fontainebleau, ainsi aux pâtes molles de saveur peu prononcée, notamment aux cendrés qui, comme celui de la Marne, ont la particularité d’avoir été passés dans la cendre de sarment de vigne après affinage. Pierre Androuet l’a d’ailleurs confirmé en établissant pour la revue Touring d’avril 1980 un tableau des accords préférentiels champagne-fromages, d’où il ressort que l’on devrait boire selon lui : un blanc de blancs crémant ou un rosé avec les pâtes fraîches salées, en excluant les fromages assaisonnés d’épices et d’aromates puissants ; un blanc de blancs millésimé ou un vin de la Vallée de la Marne avec les pâtes molles classiques à saveur nette ou soutenue ; des bruts sans année ou des rosés fruités millésimés avec les pâtes molles rustiques de saveur acidulée ; des grands millésimes bruts avec les cendrés.

Pour les fromages de chèvre, Pierre Androuet conseille les coteaux champenois blancs et le rosé des Riceys auxquels s’ajoutent, bien entendu, comme pour les pâtes demi-dures et dures, tous les champagnes bruts ainsi qu’il l’avait recommandé dans son Guide des Fromages. Il n’a établi aucune concordance entre le champagne et les fromages à pâte persillée et il semble bien, en effet, que ce soit une association à éviter, encore que dans le déjeuner à tout casser de Monselet, tout au champagne, on ait choisi comme seul fromage le stilton, et que l’on pourrait peut-être accompagner un roquefort d’un champagne demi-sec, comme on le fait parfois d’un sauternes, pour adoucir son piquant, ce que ne saurait faire un vin sec. Il ne faut d’ailleurs pas oublier qu’en 1877 les champagnes des grandes marques servis au déjeuner à tout casser devaient être sérieusement dosés.

Il reste un cas fort discuté, l’alliance du champagne avec les pâtes molles de saveur forte, camembert, livarot, munster, etc. Pour certains elle est à éviter absolument. Pour d’autres c’est une réussite, et c’était en particulier la position des célèbres gastronomes qu’étaient le docteur Ramain, prince des dégustateurs de son époque, et le sympathique Francis Amunatégui, président de l’Association professionnelle des chroniqueurs et informateurs de la gastronomie. Pierre Androuet, pour sa part, dans le numéro précité de la revue Touring, admet cet arrangement, en préconisant d’accompagner ce type de fromages avec des bruts de grands millésimes, choix d’ailleurs discutable car avec un fromage fort, surtout s’il est très fait, ces grands vins ne pourraient pas être convenablement dégustés et ce serait dommage.

Quoi qu’il en soit, le champagne a le mérite d’assurer une déglutition satisfaisante des fromages sans en modifier en quoi que ce soit la saveur, si bien que rien ne s’oppose à ce qu’un maroilles ou un brie figure dans un repas au champagne, ce qui se fait parfois dans la région de Reims et d’Épernay dont ils sont proches voisins. On neutralisera pour un moment les qualités gustatives du champagne mais, en s’abstenant de servir un vin rouge, on aura évité le panachage des vins, conservant ainsi au repas au champagne un de ses grands avantages.

En tout cas, il y a dans la province de Champagne des fromages locaux qui s’accordent parfaitement avec le vin qui en fait la gloire, le chaource, le cendré de la Marne ou des Riceys et le fromage trappiste de l’abbaye d’Igny. Ils forment un plateau idéal pour un repas au champagne et peuvent, si on n’est pas à même de se les procurer, être remplacés par des fromages analogues. À noter qu’à condition de ne pas être trop fait, l’excellent fromage champenois de Langres, bien que faisant partie de la catégorie des fromages à pâte molle de saveur forte, peut faire partie du même plateau. Dans l’article précité du Caviste de la Revue du vin de France, on lit qu’un champagne à dominante de noirs, d’année riche, supportera fort bien un fromage de Langres.

Les principes du repas aux champagnes étant posés, et compte tenu toujours de leur valeur relative, chaque fois que ce sera possible on bâtira le menu autour des champagnes que l’on désire servir. Comme le dit Alain Chapel, le prestigieux restaurateur de Mionnay, on choisit un bourgogne ou un bordeaux après avoir choisi son menu : pour le champagne, c’est l’inverse : c’est lui qui mène la fête. Le champagne s’accorde théoriquement avec tous les mets, abstraction faite de ceux en petit nombre, signalés plus haut. Dans le film O.K. patron, de Claude Vital (1973), à quelqu’un qui lui demande si lentilles et champagne vont ensemble, Jacques Dutronc répond : Les lentilles ne vont avec rien, mais le champagne avec tout. Les accords, néanmoins, sont plus ou moins heureux selon les différents types de champagne. On cherchera donc des mets qui correspondent le mieux possible aux vins choisis, en faisant en sorte qu’ils puissent exalter mutuellement leurs qualités. Et si le menu a été fixé avant que l’on ait procédé au choix des champagnes, celui-ci sera fait tout au moins dans le même esprit. Cela étant, voici quel pourrait être l’ordonnancement type d’un repas à trois services, fromage et dessert, destiné à faire valoir le champagne, avec un nombre suffisant de convives pour permettre d’en changer autant que de besoin.

Notes

[1Vin (Le) de Champagne. Paris, 1977.

[2RICHARDIN (Edmond). L’Art du bien manger. Paris, 1904.

[3POURET (Paul), En habillant l’époque. Paris, 1930.

[4PEYNAUD (Emile). Le Goût du vin. Paris, 1980.

[5HOLLANDE (Maurice). Connaissance du Vin de Champagne. Paris, 1952.