UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

La participation du champagne à la vie artistique et littéraire

Maintes fois dans les chapitres précédents ont été mentionnées des œuvres d’art, ont figuré des citations littéraires. Il n’y a pas à s’en étonner car le champagne, lui-même poète et virtuose, est bien fait pour éveiller chez les créateurs l’inspiration. Comme l’écrivait en 1860 Abel Sallé, dans sa chanson Le champagne : Quand tu pétilles dans mon verre / Vin spirituel et joyeux / Mon œil brille, mon front s’éclaire, / Je pense plus, je parle mieux. Par son effet euphorique, le champagne stimule les intellectuels et les artistes et les met dans les meilleures dispositions pour mener à bien leurs travaux, et cela sans qu’il en résulte les suites funestes de l’absinthe de Verlaine ou de la bouteille d’aqua fortis qui coûta sa voix à Carl Maria von Weber, compositeur mais aussi chanteur, formé à l’école de jeunes choristes que dirigeait à Salzbourg le frère de Joseph Haydn.
C’est un fait que parler du champagne, et mieux encore en boire, fait naître le lyrisme. Georges-Michel raconte que peu après la première guerre mondiale, à Rome, chez Serge de Diaghilev, Stravinski servait du champagne rouge à Picasso qui s’exclamait : « C’est Tintoret dans l’estomac [1] ! »
Nombreux sont les écrivains auxquels il a évité le désagrément de la page blanche, les acteurs et les chanteurs qu’il a aidés à briller jusqu’au bout de leur tirade ou de leur aria, ou plus simplement les artistes dont il a aiguisé l’imagination et la verve. Les anecdotes abondent. Léon Daudet a décrit comme suit un repas chez Paillard, qui réunissait quelques intellectuels et artistes, dont Mallarmé et Barrès : Le contact s’établit et Barrès fut étourdissant. Mallarmé lui donnait la réplique, en transposant ses réflexions dans le royaume imaginaire, mi-abstrait, mi-concret, dont il était le subtil et délicieux souverain. À force de faire alterner le champagne doux et le champagne sec, histoire de comparer leurs pointes brillantes, nous étions arrivés à une grande béatitude, à une conception presque musicale — ou du moins nous paraissant telle — de l’univers et de la destinée. On se sépara avec mélancolie entre deux et trois heures du matin  [2]. Une ambiance analogue a été évoquée par Jean Cocteau, avec pour acteur Barrès, à nouveau, et la poétesse Anna de Noailles : On imagine la chambre de la comtesse, lorsque Barrès lui rendait visite, comme une sorte de « cabinet particulier » où un couple se livre à une débauche de gloire. Un champagne explosif trempe dans le seau à glace, il pétille si on le verse et si on porte des toasts aux noms illustres qui jalonnent la route des Lettres [3] .

Quant aux auteurs dramatiques, le champagne leur est particulièrement favorable si on en croit Arsène Houssaye. Dumas fils, a-t-il écrit, dit qu’il ferait les « Entractes de la comédie de Molière » en une nuit, pourvu que je fusse là avec Meurice et Verteuil. Au souper, le champagne ranima la verve. À peine à table, c’était à qui trouverait une scène ou un mot. Verteuil avait son encrier à côté de sa coupe à vin de champagne ; il lui arriva plus d’une fois de tremper sa plume dans sa coupe, mais il ne lui arriva point de prendre son encrier pour y boire [4]. Antoine Caillot, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs et usages des Français, avait déjà noté en 1827 la part prise par le champagne à la création dramatique. Qui peut dire, écrivait-il, le nombre de pièces de théâtre qui ont pris et prennent, tous les jours, naissance aux déjeuners à la fourchette ? Pensez-vous que ces jolis calembours, ces fines ariettes et ces bons mots qui divertissent les spectateurs sont sortis d’estomacs à jeun, et de cerveaux creux ? Non, non : c’est au fond des bouteilles de chablis ou de champagne mousseux que tout cela se trouve, et, c’est en les vidant qu’on les fait jaillir. De même, quelques années plus tard, on pouvait lire dans le Charivari du 31 mars 1852 : Le moët, l’aï et le Jacquesson poussent à la fantaisie dramatique ; il est convenu que c’est en sablant le champagne que les vaudevillistes écrivent leurs pièces. Ce vin met les gens de belle humeur. C’est donc à juste titre que le théâtre municipal d’Épernay s’orne d’un fronton, dû au Sparnacien Joseph Ascoli, dont le thème est La vigne champenoise inspirant l’art théâtral.
Les acteurs, pour leur part, sont de grands buveurs de champagne ; on en a déjà vu maints exemples. Le souper est leur repas favori et le champagne est le vin obligé du souper. Sarah Bernhardt s’approvisionnait à la source car elle a eu longtemps pour ami un grand négociant rémois. Quant à la célèbre tragédienne Rachel, voici ce qu’en disait Arsène Houssaye : Ce soir-là, il n’y a pas moins de douze convives pris au théâtre, à l’improviste, pour fêter le succès que Melle Rachel vient d’obtenir dans « Lady Tartine », elle n’est d’ailleurs qu’à moitié contente. Il faut qu’on la grise de bonnes paroles et qu’elle se grise d’un peu de vin de Champagne. Elle disait aux plus intimes, en levant sa coupe : « Ah ! comme je voudrais boire un peu de vérité [5] ».
Lorsque, pour les besoins de la pièce, le champagne est dans le livret, les acteurs exigent toujours qu’il leur soit réellement versé. Avec leur humour habituel, Meilhac et Halévy faisaient dire à un acteur de leur pièce Le Réveillon, à propos d’un souper au champagne pris sur scène : Il n’y a rien de bête comme des personnes qui soupent pour des personnes qui ne soupent pas, pour rendre un souper amusant au théâtre, il faudrait faire circuler du champagne dans la salle.
Il est arrivé que certains comédiens abusent du champagne, comme en témoigne l’anecdote dont l’héroïne fut Mademoiselle La Guerre, cantatrice célèbre dans les années qui ont précédé la Révolution. La voici dans la version qu’en donne Paul Lors de la seconde représentation de Iphigénie en TauriLandormy :de de Piccinni, Iphigénie entre en scène, le regard vague, la démarche mal assurée. Point de doute, elle est ivre : « Ce n’est pas Iphigénie en Tauride, s’écrie un mauvais plaisant, c’est Iphigénie en Champagne ». La déroute commence la représentation n’est qu’un long éclat de rire. Le Roi ayant eu connaissance de ce scandale, fit incarcérer la coupable, mademoiselle La Guerre, au Fort-l’Evêque, où elle passa deux jours, buvant considérablement... avant de recevoir le pardon du Roi sur l’intervention de Piccinni et du prince de Guéménée, grand amateur de musique italienne [6]. Dans Aventurières et courtisanes, Roger de Beauvoir s’est fait également le défenseur de la cantatrice : Pourquoi se refuser à comprendre certains excès de poétiques orgies dans lesquelles l’artiste retrempe ses forces. Grimm, pour sa part, a raconté l’anecdote dans ses Nouvelles littéraires, mais sans citer la phrase concernant le champagne qui, selon Roger de Beauvoir, aurait eu pour origine M. de Cossé. Mademoiselle La Guerre a eu une émule à l’époque romantique, Alice Ozy, maîtresse du duc d’Aumale et du peintre Chassériau, que le même Roger de Beauvoir a caricaturée sous l’apparence d’une bacchante échevelée, tenant d’une main une coupe de champagne et de l’autre une corne d’abondance, le dessin ayant pour légende : Ozy noçant les mains pleines [7].
Sous Louis XV, un comédien nommé Poisson était connu comme un intrépide buveur. Justin Améro raconte à son sujet l’histoire suivante. Alors qu’après un copieux banquet Poisson dormait profondément, renversé en arrière sur un fauteuil et ronflant la bouche ouverte, son confrère le comédien Arnaud se saisit d’une bouteille de vin de Champagne, et la versa tout doucement dans le gosier du dormeur, comme dans un verre, sans que pour cela celui-ci s’éveille. Arnaud, un peu déconcerté de ce sommeil imperturbable, prend une seconde bouteille, la verse de même sans que Poisson s’éveille encore ; ce n’est qu’à la dernière goutte que, sortant enfin de sa léthargie, il se réveilla [8] !
Si le champagne a bien servi les artistes et les littérateurs, beaucoup d’entre eux l’ont payé de retour en lui faisant une place dans leur œuvre, dans laquelle il est même arrivé à certains de l’utiliser délibérément pour l’intérêt artistique ou anecdotique qu’il représentait à leurs yeux. C’est pourquoi il convient, et ce sera l’objet de ce dernier chapitre, de passer en revue les créations auxquelles a été associé le champagne dans les arts plastiques, les arts décoratifs, la musique et la chanson, le septième art, la littérature, et cela à partir du XVIIIe siècle, en se limitant à ce qui a trait au champagne effervescent ou présumé tel.

Notes

[1GEORGES-MICHEL. (Michel). Les Montparnos. Paris, 1933.

[2DAUDET (Léon). L’Entre-deux-guerres.

[3COCTEAU (Jean). La Comtesse de Noailles. Paris, 1963.

[4HOUSSAYE (Arsène). Confessions. Souvenirs d’un demi-siècle. Paris, 1885-1891.

[5HOUSSAYE (Arsène). Confessions. Souvenirs d’un demi-siècle. Paris, 1885-1891.

[6LANDORMY (Paul). Gluck. Paris, 1941.

[7LOVIOT (Louis). Alice Ozy. Paris, 1910.

[8AMERO (Justin). Les Classiques de la table. Paris, 1855.