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Dom Pérignon, moine bénédictin de l’abbaye d’Hautvillers

Père spirituel du champagne.
La légende a fait de ce moine bénédictin le génial inventeur qui fit pour la première fois mousser les vins de Champagne et pétiller les petites bulles qui, dans nos coupes ou nos flûtes levées, sont d’un bout à l’autre de la planète, le symbole de la fête, de l’allégresse partagée, de l’exaltation de la victoire.

Il y a près de trois siècles de cela, et l’on n’est sûr de rien. Des voix s’élèvent pour contester le rôle exact de Dom Pierre Pérignon dans « l’invention » du Champagne, car bien peu de documents subsistent et la légende est plus récente que son héros.

On est, cependant, non seulement certain de son existence mais aussi de son talent exceptionnel de gestionnaire et de négociant, qui servit bien son monastère lourdement endetté, et de ses rares qualités d’œnologue avant l’heure, à une époque où tout était encore laissé à l’empirisme.

Dès 1716, le patronyme de l’homme est à ce point associé à son vin qu’un auteur hâtif, Claude Brossette, le commentateur de Boileau, énumérant les grands crus en fait le nom d’un « des plus fameux Coteaux des environs de Reims qui produisent le vin de Champagne [...] Pérignon, Sillery, Hautvillers, Aÿ, Taissy, Verzenay et Saint-Thierry ».

Plus judicieux dans ses éloges, un auteur anonyme écrit en 1718 dans un traité sur la Manière de cultiver la Vigne et de faire le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces, pour perfectionner les Vins : « Dom Pérignon [...] Jamais homme n’a été plus habile à faire du vin ; c’est lui qui a mis en grande réputation le vin de cette abbaye ».

A-t-il eu le « secret de faire du vin blanc mousseux et non mousseux et le moyen de l’éclaircir sans être obligé de dépoter les bouteilles » comme l’écrira Dom Jean-Baptiste Grossard plus d’un siècle après sa mort : aucun texte ne le prouve.

N’empêche, avec le « secret », même si celui-ci n’est que la discrétion dont s’entoure un religieux bénédictin qui a quitté le monde pour se livrer à l’Opus Dei, il y a mystère, et le mystère conduit à la légende.

1. L’enfant de Sainte-Menehould.

Pierre Pérignon naît à la fin du mois de décembre 1638 ou dans les premiers jours de janvier 1639 à Sainte-Menehould en Argonne, place forte des confins de la Champagne et de la Lorraine face à l’Empire. Il est baptisé le 5 janvier 1639, comme l’atteste le registre de son église paroissiale. On y lit en effet que « ce cinquième a été baptisé Pierre Pérignon, fils de maître Pierre Pérignon, greffier en prévosté, et de Marguerite Le Roy ; les parrain et marraine Pierre Joseph, Jeanne Pérignon ».

Le nouveau-né appartient à une famille d’officiers de justice sur laquelle on dispose d’informations précises. On en connaît nommément tous les membres, on possède l’adresse et jusqu’à la description de la maison familiale anéantie en 1719 par un incendie. De quoi dresser un tableau aussi concret que possible de cette famille de la bonne bourgeoisie urbaine de la France de Richelieu, vivant les graves troubles de la période française (1635-1648) de la Guerre de Trente Ans.

De son enfance, on sait peu de choses, si ce n’est que son père a la charge du greffe de la Prévôté et que sa mère est du même milieu que son époux et jouit d’une certaine aisance personnelle. Sept mois après sa naissance, elle meurt. Trois années passent, puis son père convole en secondes noces avec Catherine Beuvillon, veuve d’un marchand de la ville. Le jeune garçon connaît sans doute une enfance heureuse dans une famille aisée de sept enfants. Son père et un de ses oncles paternels possèdent des vignes, où il a peut-être participé aux vendanges et s’est initié aux soins donnés au vignoble.

Entré à treize ans et demi, en octobre 1652, au Collège des Jésuites de Châlons-sur-Marne pour y faire ses humanités, il en sort à dix-huit pour devenir moine, renonçant ainsi à la carrière d’officier de justice qui l’attend. Aux Archives départementales de la Marne (minutes notariales de Sainte-Menehould) est conservé un testament que Pierre Pérignon a signé devant notaire le 3 mai 1657, où il est fait état de son intention d’entrer en religion, « pour ce faire ayant dessein de se rendre de l’ordre des Révérends bénédictins et entrer jour sur autre au couvent de Saint-Vanne à Verdun, afin de vaquer plus soigneusement au salut de son âme pour la rendre un jour à Dieu son Créateur ».

Entre tous les ordres religieux de la région qui s’offrent à lui, le futur novice choisit l’abbaye mère de la Congrégation bénédictine de Saint-Vanne et Saint-Hydulphe installée à Verdun, autre place forte française face aux terres impériales. Le choix de cette abbaye a un sens militant : elle est depuis la fin des Guerres de Religion dans les dernières années du XVIe siècle, un centre très actif de la Contre-Réforme en Lorraine.

S’ensuivent dix années de formation religieuse et intellectuelle du jeune homme qui prononce ses vœux de moine en 1658 et est ordonné prêtre en 1667. En revanche, on connaît de façon précise la règle de vie de ces moines refondateurs, ainsi que la nature des enseignements qu’ils reçoivent.

Les ouvrages existants sont, sur cette période de la vie de Pierre Pérignon d’une pieuserie : appel de Dieu, refus du siècle, ascétisme monacal, ensevelissement dans la prière, tout y est. Cette pieuserie est tout à fait concevable au XIXe siècle : c’est après tout la bourgeoisie catholique triomphante d’après la Restauration qui exhume le personnage de Dom
Pérignon que la Révolution avait enterré, pour en établir durablement l’image d’Epinal qu’on connaît. En revanche, elle surprend en 1968, à la date de parution de l’ouvrage de René Gandilhon, excellent par ailleurs.

Loin de moi l’idée de nier un seul instant que l’entrée en religion du jeune homme n’ait été commandée par sa foi, mais je rejette comme anachronique le discours idéaliste sur sa « vocation » et son « renoncement au monde ». C’est bien parce qu’il croit en Dieu que le jeune Pierre Pérignon prend la bure, mais en faisant cela au milieu d’un XVIIe siècle en guerre et dans une forteresse de la Contre-Réforme, celui-ci entend non pas « tourner le dos au monde » comme les philosophes des Lumières le reprocheront aux moines un siècle plus tard, mais bien au contraire prendre une part personnelle à « l’édification sur terre de la cité de Dieu ». On va voir d’ailleurs que son action à l’abbaye d’Hautvillers constitue en soi une preuve éclatante du bien-fondé de cette thèse.

Saint-Pierre d’Hautvillers en 1668.

Vers le milieu du VIIe siècle, en l’an 662 précisément, si on en croit la tradition, Nivard, évêque de Reims, et son filleul Berchaire conçoivent le projet d’ériger un monastère sur les rives de la Marne, non loin de la cité d’Épernay.
Voici le récit qu’en fait le chroniqueur Flodoard, dans son Histoire de l’Église de Reims :

Un jour que le bienheureux Nivard revenait d’Épemay (la ville d’Épemay appartenait à celle de Reims depuis que saint Remi en avait fait l’acquisition du temps de Clovis), accompagné de son cher Berchaire, il se prit d’envie de se reposer un instant sur le versant du coteau qu’il gravissait ; de ce lieu enchanteur, la vue est immense et des plus magnifiques.

Lors, tous deux s’étant assis sur l’herbe souple du gazon, le bienheureux posa sa tête sur les genoux de Berchaire et fut pris d’un mystérieux sommeil ; aussitôt lui vint une vision : il lui sembla qu’une colombe faisait, en volant, le tour de la forêt, et qu’ayant fait son tour, elle était allée se reposer sur un hêtre, que dans sa course, cette colombe laissait les éclairs d’une lumière si pure et si vive, que la forêt toute entière en était resplendissante, puis, d’un vol gracieux et léger, trois fois elle renouvela l’orbe mystérieux, trois fois elle se reposa sur le hêtre, et enfin, d’un vol rapide elle s’élança dans les deux. Or, la même vision qu’avait eue en songe le bienheureux Nivard, Berchaire éveillé l’apercevait aussi [...] S’étant tous deux raconté leur vision avec les réflexions qu’elle avait secrètement éveillées en chacun d’eux, ils crurent que Dieu manifestait alors sa volonté par le vol mystérieux de l’oiseau et que c’était là où devait s’élever un monastère qui ne fut autre que la célèbre abbaye d’Hautvillers

.

Selon la coutume des ordres religieux, le site allie calme et beauté, permettant à l’âme de percevoir ainsi plus facilement le message divin. Adossé à la forêt, il domine d’environ 80 mètres la Marne, qui pénètre par une sorte de gorge dans la falaise calcaire de l’île-de-France après avoir traversé la plaine de Châlons. De la terrasse de ce qui fut le parc du couvent, on jouit aujourd’hui d’une des plus belles vues de la Champagne. Au-delà d’un amphithéâtre de vignobles bien ordonnés, la rivière coule paresseusement dans une riante vallée, bordée à l’opposé par les pentes de sa rive gauche et, dans une brume bleutée, par l’extrémité septentrionale de la Côte des Blancs. Au centre, s’étale la ville d’Épernay, distante de quelque cinq kilomètres. Le paysage est serein. Comme l’écrit Jean-Paul Kauffmann dans son remarquable Voyage en Champagne,

c’est de ce belvédère que la Champagne révèle le mieux l’ample ordonnance de ses coteaux

, ajoutant que

vu d’Hautvillers, le vignoble champenois apparaît comme une mise en ordre du monde

.

En 1668, douze moines travaillent à relever un monastère à peu près oublié de tous.

Un millénaire sépare le vol mystique à l’origine de sa fondation, de la courageuse entreprise moderne de sa reconstruction. Cette profondeur du temps en un lieu où va s’ensevelir la vie de Pierre Pérignon est un ressort invisible mais puissant dans l’évolution des vins de la Champagne aux vins de Champagne. C’est que le couvent a connu puissance et rayonnement aux temps carolingiens, jusqu’à se faire pardonner par Léon IV le recel des très précieux restes de sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin, fondateur du christianisme officiel, dérobés par le moine Theutgise dans son mausolée de Tor Pignattara à Rome, entre 835 et 845. Mais les Normands, dont la Marne porte les dangereux drakkars jusqu’au cœur de la Champagne, ont anéanti sa superbe avant l’an mil. Quant aux Temps modernes, ils n’ont pas épargné le modeste monastère qui a traversé le Moyen-Age dans l’anonymat : les Grandes Compagnies le pillent en 1366, les Anglais le brûlent en 1449, les Impériaux de Charles Quint et les bandes de Religionnaires de François de La Noue, lieutenant de l’amiral Coligny, détruisent ce qu’il en reste en 1544 et 1562, forçant les moines à son abandon pur et simple jusqu’en 1603.

Une telle évocation tragique n’est pas gratuite : elle sert directement la compréhension à venir de l’aventure de Pierre Pérignon. Voici comment. Le militant de la Contre-Réforme qui, au printemps 1668, gravit le chemin d’Hautvillers pour prendre en main la destinée temporelle de cette toute petite communauté monastique est à la fois très proche et très loin du défricheur de Dieu qui l’a précédé de mille ans sur ce même chemin en suivant le vol d’une colombe. Semblables par la foi, par l’idéal, par la règle même, les deux ecclésiastiques ne vivent pas du tout la même réalité, et d’évidence ne peuvent avoir le même imaginaire. L’espérance du militant rationaliste du Grand Siècle peut bien ressembler à celle du pionnier mystique du Haut Moyen-Age, mais la société à laquelle cette espérance s’adresse n’est plus du tout la même. Et la destinée qui attend Pierre Pérignon en haut du raidillon d’Hautvillers ressemblera davantage à son temps qu’au projet de sa foi. Le colbertisme verrouille l’horizon du moine ; sa destinée va d’une certaine façon lui échapper...

Les immenses lacunes de l’information dont on dispose sur la vie du monastère me contraignent à renoncer à l’idée d’une présentation chronologique pour les quarante-sept années qui s’écoulent à Hautvillers entre l’entrée en fonctions de Pierre Pérignon le 23 mai 1668 et sa mort le 14 septembre 1715. Je me propose donc de suivre un plan logique organisé autour des différents métiers que le « patron » temporel de la communauté monastique y exerce avec constance et talent pendant ce demi-siècle : procureur, bâtisseur et viticulteur-vinificateur-négociant.

Le procureur.

Le terme de « procureur » prête à confusion, mais c’est là un titre historique. Dans nombre de documents, Pierre Pérignon qui n’est jamais appelé Dom Pérignon mais Dom Pierre, est présenté comme le « père procureur » ou même « Dom procureur ». Cela a un sens juridique clair : il a reçu procuration des membres de la communauté monastique pour mener leurs affaires, il est en somme le « mandataire social », le « patron », temporel bien sûr, car au dessus ou à côté de lui existe le prieur claustral, chef spirituel de la communauté.
Dans une excellente page de sa Naissance du Champagne, René Gandilhon définit ainsi l’importance des fonctions qui viennent d’échoir au jeune moine de vingt-neuf ans :

Qu’on n’imagine donc pas le révérend père Dom Pierre Pérignon descendant à la cave chaque matin, son trousseau de clés d’une main, son broc de l’autre, afin de remplir les pichets du réfectoire. D’autres soucis sont les siens, et s’il s’intéresse à la cave, au cellier, et à la vigne, c’est d’une tout autre façon, autrement utile. Assurer l’exploitation du domaine, pourvoir au merrain et à la futaille nécessaires pour les vins ; acheter et vendre les chevaux et le bétail ; contracter les baux et veiller à leur exécution, percevoir en nature ou en deniers les revenus des terres acensées ou des dîmes ; fournir les déclarations aux fermiers des Aides, procéder à l’arpentage et aux bornages des parcelles ; écouler les produits du sol et acheter ceux qu’on ne peut tirer du fond, assurer les divers besoins du monastère et de l’aumône ; veiller à l’entretien ou à la réfection des bâtiments, passer les marchés, contrôler les travaux, avoir soin des ouvriers et serviteurs ; et encore diriger les officiers de justice, garantir les droits, prééminences et honneurs du monastère ; tout ce travail d’administration journalière serait peu de chose si le monde ne comptait pas des débiteurs récalcitrants, des fermiers peu scrupuleux, des exploitants lents à payer, et aussi une foule de chicaniers, parmi lesquels certains paroissiens dépendant d’Hautvillers se distinguent, aux côtés de curés et vicaires perpétuels des églises soumises au monastère, et surtout des agents de M. l’abbé.
La merveille est que Dom procureur ait conservé assez de liberté d’esprit pour comprendre ce qui faisait la richesse principale du monastère, pour s’intéresser au rendement des vignes et à l’amélioration des vins, autrement dit pour s’élever au-dessus des labeurs du métier et se hausser à la classe des grands administrateurs.

Fait très remarquable déjà évoqué, Dom Pierre, nommé dans sa charge par le prieur, avec l’approbation des pères supérieurs du monastère, et dont le registre-journal des dépenses courantes doit être approuvé chaque mois, les comptes et les affaires épluchés chaque trimestre, y est « reposé » (reconduit) chaque année pendant quarante-sept ans, quand les prieurs changent tous les trois ans. C’est la preuve de l’exceptionnelle satisfaction qu’il donne bien sûr, mais c’est aussi le signe d’une autorité particulière, inséparable de l’importance que prend dans la France colbertiste la gestion des hommes et du domaine.

Grâce aux pièces de justice, on dispose d’informations intéressantes et précises sur les actes variés passés par Dom Pierre et sur les incessantes procédures conduites par lui. Car la France de Molière est passionnément chicanière, ce qui à mon sens témoigne moins d’un tempérament accrocheur des Français que d’une crainte bourgeoise de la violence, et d’un rapport de petit à grand avec le pouvoir, dont la démocratie nous a fait perdre la notion. Il se dégage de ces documents juridiques une évidence à mes yeux passionnante et qui a complètement échappé à mes savants et pieux prédécesseurs : le père procureur se révèle un anticipateur efficace et lucide des pratiques modernes du droit civil et commercial.

C’est ainsi que pour éviter la lourdeur et la dépense d’actes notariés que la communauté entière des moines doit souscrire en présence d’un officier du Roi, Dom Pierre conclut autant qu’il le peut des actes sous seings privés sur mandat des siens. De même, il remue avec une surprenante ardeur le fatras des droits féodaux dont bénéficie son monastère millénaire, et s’affaire de façon opiniâtre dans le maquis juridique de la réglementation et des usages d’Ancien Régime, dans le but de rationaliser tout cela, et de mettre sa communauté à la tête d’une universalité de droits claire et autant que possible ramassée. Les échanges systématiques de droits d’exercice relativement lointains contre des droits plus voisins témoignent d’une politique du « pré carré » qui préfigure la Champagne moderne.

Il y a place pour la vie dans ce paragraphe dont la matière juridique pourrait à tort faire croire qu’il est rébarbatif. Car Dom Pierre en personne fait le coup de poing le 30 mai 1670 contre ses proches voisins du hameau de Champillon, autour de deux cloches que ces énergumènes veulent fondre pour en faire une neuve alors qu’elles portent la marque de la grande abbaye. Et il remonte la sente d’Hautvillers en saignant du nez, mais avec, solidement ficelée sur le dos d’un cheval, l’une des saintes cloches arrachées aux « diables de Champillon » ! Non mais !

Le bâtisseur.

À son arrivée à Hautvillers, Dom Pierre trouve un cloître pour l’essentiel reconstruit déjà. Il le termine, le meuble et le conforte, mais le gros œuvre a été réalisé avant lui. En fait, la communauté attend du « patron » qu’elle reçoit dans la seconde moitié du Grand Siècle qu’il se consacre au logement des moines et aux locaux d’exploitation : le temporel décidément s’empare du soldat de Dieu venu de Verdun, lequel d’ailleurs se révèle d’emblée un remarquable chef d’entreprise.
On dispose d’informations précises au sujet des travaux que celui-ci commande de 1669 à 1700, jusqu’à la reconstruction de l’abbaye, réfection des pressoirs abbatiaux en 1669 ; reconstruction du dortoir, édification partielle ou totale du cloître, réfection de la charpente et des toitures en 1675 ; agrandissement du réfectoire et du chapitre, rénovation des orgues en 1684 ; pose des boiseries de la bibliothèque et acquisition de deux bras-reliquaires en 1688 ; érection d’un grand retable de pierre en 1691 ; achat de deux tableaux destiné au chœur et de trois timbres d’horloge en 1695 ; édification du quatrième étage et achèvement du clocher neuf en 1700, pour ne citer que les plus importants d’entre eux.
En dehors des bâtiments claustraux, des travaux plus conséquents s’imposent à partir de 1672 : murs d’enceinte à relever, celliers, granges, écuries et greniers à construire, etc. – la grande porte Sainte-Hélène, édifiée en 1692, restant le plus beau témoin de cette activité. Une grande partie des bâtiments restaurés existent toujours et sont aujourd’hui la propriété de la Maison Moët & Chandon.
Lorsque Dom Pierre fermera les yeux, son monastère sera tel qu’il restera jusqu’à l’expulsion des religieux en novembre 1789, et à sa vente et celle des anciens biens monastiques à partir de mars 1791. Le plan levé en 1777, par Dom Laurent Dumay, nous le fait connaître, à peu de détails près.
On y accède, à l’opposé du village, par l’entrée occidentale. Passé la porte Sainte-Hélène, une première cour s’allonge entre les celliers, granges, écuries, greniers, jusqu’à la façade de l’église. À main gauche, un passage traverse une grange pour conduire au jardin ; à main droite, un portail introduit dans la seconde cour dite « l’Aubroye », au milieu de laquelle se trouve l’abreuvoir. Pressoirs et celliers, avec caves, entourent l’Aubroye sur trois côtés, le dernier côté étant constitué par les bâtiments conventuels.

Ceux-ci correspondent à trois des côtés du cloître, le quatrième est délimité par l’église, ou plus exactement par une galerie qui va de la façade de l’église à l’angle du clocher. Le cloître s’ouvre sur le préau par huit arcades sur chaque côté, d’après le devis, alors que le plan en indique neuf sur les petits côtés et dix sur les grands. L’aile orientale comporte chapitre, réfectoire, cuisine, escalier ; la bibliothèque occupe l’étage de ce bâtiment : elle est fermée par un grillage de fer, de la hauteur du corridor qui y conduit ; à l’intérieur, les moines trouvent des rayonnages de livres s’allongeant devant les murs et une « grande longue table faite en pupitre ». L’aile méridionale a subi sans doute des changements dans l’affectation de ses éléments. En 1791, on y trouve un grand bûcher voûté, à l’usage de la communauté, et des pièces à feu, à l’usage de l’abbé. À l’étage, sont les cellules, dont la suite se poursuit dans l’aile occidentale. Toutes donnent sur une galerie qui fait le tour du préau, comme le cloître sur lequel elle est construite. À l’extrémité de l’aile occidentale, contre l’église, le grand escalier descend vers l’entrée des lieux réguliers, qui s’ouvre dans la cour de l’Aubroye. Au rez-de-chaussée, près de l’escalier, le portier a son logement ; à côté, le père procureur tient ses bureaux, tandis que la salle d’archives se trouve à l’étage au-dessus de la porterie. Après la procure, on rencontre plusieurs salles, réservées aux étrangers, domestiques, pressureurs, et enfin une salle à manger externe.
En prolongement de l’aile méridionale, le bâtiment des infirmeries s’avance vers l’est, au-dessus de doubles caves qui rachètent la déclivité du terrain. Des bâtiments de service joignant l’angle extérieur des infirmeries à la maison du trésorier, près de la croix de fer, délimitent un jardin en avant du chevet de l’église. M. l’abbé a son logis au sud du monastère.
Mieux que tout, ces bâtiments témoignent non seulement des investissements qu’ils ont appelés, mais surtout de l’esprit qui a présidé à leur conception, du confort et de l’ornement dont ils entourent les hommes qu’ils abritent. Or, structures constructives modernes, arcs en anse de panier, larges baies et décors joliment sculptés se révèlent également loin du mysticisme roman, de la sophistication symbolique clunisienne, ou encore de la puissante austérité cistercienne : l’esprit de cette architecture élégante mais utilitaire est clairement civil.
La gloire de toute cette œuvre structurale ne revient pas au seul père procureur, pas plus que celui-ci ne saurait revendiquer pour lui seul le mérite du développement de la communauté. Il n’en reste pas moins qu’il a pu financer ces coûteux travaux et procurer à ses frères dans le cloître le cadre et les conditions nécessaires à l’épanouissement de leur vie spirituelle, même si pour cela il a dû subir chaque jour la méfiance intemporelle d’un christianisme liant le commerce et l’argent à des pratiques diaboliques.
L’outil de prière et de travail remis en état, le grand mouvement d’argent qu’ils supposent ne peut avoir été entretenu que par un commerce fructueux et, pour beaucoup de raisons, on ne peut lui attribuer d’autre origine que le vin.

Le viticulteur-vinificateur-négociant.

Il est établi aujourd’hui que la prospère affaire conduite de main de maître par le père procureur d’Hautvillers reposait sur l’élaboration de vins tranquilles de « la Montagne » et de « la Rivière », et non de vins effervescents. Certes, on ne peut exclure qu’il ait à la fin de sa vie connu le vin « saute-bouchon », mais sûrement plus alors comme un vin imparfait que comme une délicieuse merveille. Mais, peu importe ! Dom Pierre Pérignon est au vrai l’inventeur du négoce moderne des vins de Champagne, ce qui est au fond plus vaste et plus important que la stricte idée de la prise de mousse, et explique même qu’on ait pu la lui prêter.

La matière ne manque pas en tout cas pour substituer adroitement la description vraie d’un créateur à l’hagiographie d’un pseudo-inventeur. C’est donc à dessein que je traiterai en dernier de ce qui fait le cœur de l’image d’Epinal de « l’inventeur » du Champagne, laquelle doit plus à l’imagination positiviste de ses « héritiers » négociants au siècle dernier qu’à la réalité historique.

Avant d’élaborer et de vendre des vins, il faut élever et récolter cette matière première que sont les raisins. Devant l’absence de toute précision apportée par ses contemporains sur le détail des travaux viticoles de Dom Pierre, on est réduit aux suppositions. On peut cependant en avoir une idée par ce que dit dans son Traité de la culture des vignes de Champagne situées à Hautvillers, Cumières, Aÿ, Épernay, Pierry et Vinay le frère Pierre, son élève et successeur, et par le traité écrit par un auteur anonyme sur la Manière de cultiver la Vigne et de faire le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces, pour perfectionner les Vins, paru trois ans après sa mort.
Le premier soin du père procureur est de tenir constamment son vignoble dans le meilleur état.

Il arrache la vigne lorsqu’elle ne produit plus rien, soit par son trop de vieillesse, ou pour avoir été trop forcée, ou par la mauvaise qualité de son plant. »
II ne met en terre que « des plantes à racine, en faisant arracher tous les ans une petite partie des vieilles plantes ; ainsi une vigne se trouverait toujours renouvelée, pour ainsi dire, et en parfaitement bon état ».
Les cépages qu’il cultive sont certainement ceux que Nicolas Bidet loue dans son Traité sur la culture des vignes, sur la façon du vin et sur la manière de le gouverner : « [...] le Morillon noir qui passe aux environs de Paris pour faire le meilleur Vin, [...] encore meilleur en Bourgogne et en Champagne, le Meunier, [...] et le Fromenteau qui est un raisin très exquis et fort connu en Champagne [...] ».
Il pratique le provignage, qui a pour objet de combler les vides et d’augmenter sur une surface donnée le nombre de souches. Pour cela, il fait « préparer des longuettes, ce qui se nomme marcotter, [...] et des fossés, chacun creux d’un pied et assez large pour y enterrer aisément la marcotte ». Les années suivantes, il continue de « faire des provins jusqu’à ce que la vigne soit suffisamment garnie, en y mettant toujours du fumier », s’abstenant ensuite d’en mettre, « afin que la vigne y produise un vin délicat

.

Amende ses vignes en ayant « soin d’y mettre de temps en temps du fumier et de la terre neuve mais il veille à éviter l’excès : la trop grande quantité rendrait le vin mol et fade, et facile à graisser », en prenant bien garde de n’employer que « du fumier de vache, parce qu’il est moins chaud que celui de cheval » et en faisant préparer des magasins où « on mêle un lit de fumier et un lit de terre neuve, laissant bien pourrir le tout pendant l’hiver ».
Taille ses ceps avec sagesse, ne faisant pas comme « certains vignerons qui s’efforcent de faire conduire leurs vignes à toute outrance, préférant la grande quantité à la bonne qualité qui sont incompatibles », et selon la tradition, ne « commence à tailler qu’au dix-huit de février, et jamais lorsqu’il y a du givre, ni lorsqu’il gèle fort surtout le soir, ni par la pluie, le meilleur taillage étant dans le mois de mars ».
Fait « de temps en temps arracher les herbes qui croissent dans les vignes. Et s’il vient des bêches, animaux pernicieux aux plantes, il les fait éplucher, mettre dans des sacs, brûler un peu loin de la vigne, en enterrant les cendres ».
Avec le retour du printemps, il fait « bêcher les vignes au mois de mars et se pourvoie d’ouvriers ayant de bons et gros hoyeaux pour pouvoir bien foncer la terre, bien renterrer et redresser les ceps, séparer ceux qui sont trop près les uns des autres » et « mettre un échalas (vraisemblablement en quartier ou en cœur de chêne, compte-tenu des moyens importantsdont il dispose) à chaque cep, pour le soutenir ».
Après le fichage, Dom Pierre fait procéder au labourage, puis au rognement (pour obtenir la concentration de la sève dans la partie utile du cep, en retranchant l’extrémité des sarments), à l’ébrouttage (suppression de tout ce qui a poussé de superflu) et au liage des vignes sur les échalas.
Un second labourage est effectué après le liage. « II sert à relever les pas qui ont foulé les vignes en les rognant et en les liant qui rendraient la terre trop dure si on négligeait défaire cet ouvrage. Et il est aussi très nécessaire de rogner les vignes environ trois semaines après qu’elles sont liées, cela fait profiter les raisins qui sont encore tendres. »
Au mois d’août, il fait « labourer les vignes et rogner ce qu’elles pourraient avoir poussé de brout ou verdure depuis le second rognement, ce dernier labourage étant nécessaire pour disposer le raisin a bien mûrir. Il donne la qualité au vin, dispose la terre à recevoir la chaleur du soleil, la nettoie des herbes et autres vermines. »
Puis, vient enfin le temps des vendanges, généralement fin septembre, au cours desquelles Dom Pierre a dû s’astreindre aux servitudes qu’impose la cueillette de raisins noirs quand il les destine à donner un jus incolore, servitudes que décrit dans le détail l’auteur anonyme du traité sur la Manière de cultiver la Vigne et de faire le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces, pour perfectionner les Vins :
« On ne cueille pas indistinctement les raisins, ni à toutes les heures du jour, mais on choisit les plus mûrs et les mieux azurés. Les meilleurs sont ceux dont les grains ne sont pas serrés, et qui sont même un peu écartés, parce qu’ils mûrissent parfaitement. Ceux-là font le vin le plus exquis. Ceux qui sont fort serrés ne sont jamais bien mûrs. On les coupe avec un petit couteau courbe, avec le plus de propreté et le moins de queue que l’on peut, et on les repose très délicatement dans les hôtes, pour n’écraser aucun grain.
« Dans les années humides, il faut bien prendre garde de ne pas mettre dans les hôtes aucun raisin gâté. Et dans tous les temps, il faut être très attentif à couper les grains pourris, ou écrasés, ou tout à fait secs. Mais il ne faut jamais dégrapper les raisins. On commence à vendanger une demi-heure après le lever du soleil. Et si le soleil est sans nuage, et qu’il soit un peu ardent sur les neuf ou dix heures, on cesse de vendanger, et on fait son « sac », qui est une cuvée, parce que passé cette heure, le raisin étant échauffé, le vin serait coloré ou teint de rouge, et demeurait trop fumeux.
« Quand les pressoirs sont auprès des vignes, il est plus aisé d’empêcher que le vin n’ait de la couleur, parce qu’on y porte doucement et proprement les raisins en peu de temps. Mais quand ils sont éloignés de deux ou trois lieues, comme on est obligé de mettre la vendange dans des tonneaux [...] que l’on fait partir incessamment sur des charrettes, pour la pouvoir pressurer au plutôt, on ne peut guère éviter que le vin ne soit coloré excepté dans les années humides et froides. C’est un principe certain, que quand les raisins sont coupés, plutôt ils seront pressurés, plus le vin est blanc et délicat, parce que plus la liqueur demeure dans le marc, plus elle rougit. Ainsi, il importe extrêmement de hâter la cueillette des raisins et le pressurage. »
Venons-en maintenant aux activités de vinificateur et de négociant de Dom Pierre. Ainsi qu’a coutume de le soutenir Patrick Demouy, maître de conférences en histoire du Moyen-Age à l’Université de Reims, devant toute personne qui aborde le sujet :
« Personne au monde n’attendait le vin d’une abbaye dépeuplée dont quelques années plus tôt, caves, celliers et pressoirs étaient également en ruines. Le matériel remis en état, on pouvait désormais offrir au client un vin estimable. Encore fallait-il le produire, réussir la percée dans un monde où tous les créneaux semblaient solidement occupés, en particulier les deux plus importants, les clients riches des deux premiers ordres qui pouvaient s’offrir le luxe de le boire : le clergé et la noblesse, à laquelle nous rattacherons la haute bourgeoisie. »
Propos que je compléterai de la remarque suivante. Il faut avoir à l’esprit qu’on vit alors en économie fermée, et que dans ces circonstances le commerce est surtout une affaire de rapports personnels. De générations en générations, une famille achète son vin au même propriétaire et à ses descendants, et fait l’acquisition du produit d’un clos, qui subit les variations climatiques inhérentes à chaque année et une vinification relevant plus du nez que du savoir.
Or, il se trouve qu’en ce temps-là, le bouche à oreille fonctionne à merveille : l’évêque boit chez le chanoine, le prince chez le marquis ; le mot « concurrence » ne figure pas encore dans le vocabulaire. Le lobby clérical, solidement implanté dans la région, avec l’abbaye de Saint-Thierry au nord-ouest de Reims et celle de Saint-Basle à Verzy, et grand fournisseur de vins épars pèse sournoisement sur les achats. Compte-tenu de cet état de faits, Dom Pierre n’entrevoit le salut qu’à travers la mise sur le marché d’un produit beaucoup mieux élaboré, voire différent et de qualité suivie. Pour cela, il va bousculer, avec tact toutefois, la nature devant les caprices de laquelle s’agenouillent les vignerons. Il ose rompre la sacro-sainte trinité vendanges-vinification et main de Dieu sur le tout.

Amende ses vignes en ayant « soin d’y mettre de temps en temps du fumier et de la terre neuve mais il veille à éviter l’excès : la trop grande quantité rendrait le vin mol et fade, et facile à graisser », en prenant bien garde de n’employer que « du fumier de vache, parce qu’il est moins chaud que celui de cheval » et en faisant préparer des magasins où « on mêle un lit de fumier et un lit de terre neuve, laissant bien pourrir le tout pendant l’hiver ».
Taille ses ceps avec sagesse, ne faisant pas comme « certains vignerons qui s’efforcent de faire conduire leurs vignes à toute outrance, préférant la grande quantité à la bonne qualité qui sont incompatibles », et selon la tradition, ne « commence à tailler qu’au dix-huit de février, et jamais lorsqu’il y a du givre, ni lorsqu’il gèle fort surtout le soir, ni par la pluie, le meilleur taillage étant dans le mois de mars ».
Fait « de temps en temps arracher les herbes qui croissent dans les vignes. Et s’il vient des bêches, animaux pernicieux aux plantes, il les fait éplucher, mettre dans des sacs, brûler un peu loin de la vigne, en enterrant les cendres ».
Avec le retour du printemps, il fait « bêcher les vignes au mois de mars et se pourvoie d’ouvriers ayant de bons et gros hoyeaux pour pouvoir bien foncer la terre, bien renterrer et redresser les ceps, séparer ceux qui sont trop près les uns des autres » et « mettre un échalas (vraisemblablement en quartier ou en cœur de chêne, compte-tenu des moyens importantsdont il dispose) à chaque cep, pour le soutenir ».
Après le fichage, Dom Pierre fait procéder au labourage, puis au rognement (pour obtenir la concentration de la sève dans la partie utile du cep, en retranchant l’extrémité des sarments), à l’ébrouttage (suppression de tout ce qui a poussé de superflu) et au liage des vignes sur les échalas.
Un second labourage est effectué après le liage. « II sert à relever les pas qui ont foulé les vignes en les rognant et en les liant qui rendraient la terre trop dure si on négligeait défaire cet ouvrage. Et il est aussi très nécessaire de rogner les vignes environ trois semaines après qu’elles sont liées, cela fait profiter les raisins qui sont encore tendres. »
Au mois d’août, il fait « labourer les vignes et rogner ce qu’elles pourraient avoir poussé de brout ou verdure depuis le second rognement, ce dernier labourage étant nécessaire pour disposer le raisin a bien mûrir. Il donne la qualité au vin, dispose la terre à recevoir la chaleur du soleil, la nettoie des herbes et autres vermines. »
Puis, vient enfin le temps des vendanges, généralement fin septembre, au cours desquelles Dom Pierre a dû s’astreindre aux servitudes qu’impose la cueillette de raisins noirs quand il les destine à donner un jus incolore, servitudes que décrit dans le détail l’auteur anonyme du traité sur la Manière de cultiver la Vigne et de faire le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces, pour perfectionner les Vins :
« On ne cueille pas indistinctement les raisins, ni à toutes les heures du jour, mais on choisit les plus mûrs et les mieux azurés. Les meilleurs sont ceux dont les grains ne sont pas serrés, et qui sont même un peu écartés, parce qu’ils mûrissent parfaitement. Ceux-là font le vin le plus exquis. Ceux qui sont fort serrés ne sont jamais bien mûrs. On les coupe avec un petit couteau courbe, avec le plus de propreté et le moins de queue que l’on peut, et on les repose très délicatement dans les hôtes, pour n’écraser aucun grain.
« Dans les années humides, il faut bien prendre garde de ne pas mettre dans les hôtes aucun raisin gâté. Et dans tous les temps, il faut être très attentif à couper les grains pourris, ou écrasés, ou tout à fait secs. Mais il ne faut jamais dégrapper les raisins. On commence à vendanger une demi-heure après le lever du soleil. Et si le soleil est sans nuage, et qu’il soit un peu ardent sur les neuf ou dix heures, on cesse de vendanger, et on fait son « sac », qui est une cuvée, parce que passé cette heure, le raisin étant échauffé, le vin serait coloré ou teint de rouge, et demeurait trop fumeux.
« Quand les pressoirs sont auprès des vignes, il est plus aisé d’empêcher que le vin n’ait de la couleur, parce qu’on y porte doucement et proprement les raisins en peu de temps. Mais quand ils sont éloignés de deux ou trois lieues, comme on est obligé de mettre la vendange dans des tonneaux [...] que l’on fait partir incessamment sur des charrettes, pour la pouvoir pressurer au plutôt, on ne peut guère éviter que le vin ne soit coloré excepté dans les années humides et froides. C’est un principe certain, que quand les raisins sont coupés, plutôt ils seront pressurés, plus le vin est blanc et délicat, parce que plus la liqueur demeure dans le marc, plus elle rougit. Ainsi, il importe extrêmement de hâter la cueillette des raisins et le pressurage. »
Venons-en maintenant aux activités de vinificateur et de négociant de Dom Pierre. Ainsi qu’a coutume de le soutenir Patrick Demouy, maître de conférences en histoire du Moyen-Age à l’Université de Reims, devant toute personne qui aborde le sujet :
« Personne au monde n’attendait le vin d’une abbaye dépeuplée dont quelques années plus tôt, caves, celliers et pressoirs étaient également en ruines. Le matériel remis en état, on pouvait désormais offrir au client un vin estimable. Encore fallait-il le produire, réussir la percée dans un monde où tous les créneaux semblaient solidement occupés, en particulier les deux plus importants, les clients riches des deux premiers ordres qui pouvaient s’offrir le luxe de le boire : le clergé et la noblesse, à laquelle nous rattacherons la haute bourgeoisie. »
Propos que je compléterai de la remarque suivante. Il faut avoir à l’esprit qu’on vit alors en économie fermée, et que dans ces circonstances le commerce est surtout une affaire de rapports personnels. De générations en générations, une famille achète son vin au même propriétaire et à ses descendants, et fait l’acquisition du produit d’un clos, qui subit les variations climatiques inhérentes à chaque année et une vinification relevant plus du nez que du savoir.
Or, il se trouve qu’en ce temps-là, le bouche à oreille fonctionne à merveille : l’évêque boit chez le chanoine, le prince chez le marquis ; le mot « concurrence » ne figure pas encore dans le vocabulaire. Le lobby clérical, solidement implanté dans la région, avec l’abbaye de Saint-Thierry au nord-ouest de Reims et celle de Saint-Basle à Verzy, et grand fournisseur de vins épars pèse sournoisement sur les achats. Compte-tenu de cet état de faits, Dom Pierre n’entrevoit le salut qu’à travers la mise sur le marché d’un produit beaucoup mieux élaboré, voire différent et de qualité suivie. Pour cela, il va bousculer, avec tact toutefois, la nature devant les caprices de laquelle s’agenouillent les vignerons. Il ose rompre la sacro-sainte trinité vendanges-vinification et main de Dieu sur le tout.

Cellérier de l’Abbaye d’Hautvillers, Dom Pérignon (devenu aveugle), goute les raisins de différents crus
pour composer sa Cuvée. Génial inventeur de l’assemblage des crus et cépages de la Champagne,
ses percepts sont encore mis en œuvre de nos jours par les Grandes Marques de Champagne.

L’idée est simple, comme toujours : elle consiste à mêler des raisins ou des vins parfois produits par des cépages différents sur des terroirs variés. Pourtant, dès le XVIe siècle, certains avaient l’habitude de panacher au sein même du vignoble des plants de noirs et de blancs dont les grappes étaient réunies dans le même pressoir. Mais, un siècle plus tard, cette pratique est considérée comme néfaste.
L’innovation de Dom Pierre consiste, avant le pressurage, à assortir des raisins d’origines diverses, et non d’une seule vigne, soit qu’ils aient été vendangés dans les différentes parties du domaine de l’abbaye, soit qu’ils proviennent de livraisons couvrant la dîme redevable par plusieurs villages des environs (et non à l’assemblage de moûts ou de vins, méthode qui se pratiquera par la suite en Champagne). Il dispose ainsi d’un très large choix de « crus » qu’il assemble avec discernement dans les pressoirs du monastère, afin d’en harmoniser ou d’en sublimer les qualités et d’en réduire les défauts. Idée géniale, à l’origine de la fortune des vins effervescents de Champagne.
« Le Père Pérignon, religieux bénédictin d’Hautvillers sur Marne, lisons-nous dans l’entretien XIV du Spectacle de la Nature ou Entretiens sur les particularités de l’Histoire naturelle qui ont paru les plus propres à rendre les Jeunes Gens curieux, et à leur former l’esprit de l’abbé Noël-Antoine Pluche, qui s’est inspiré du mémoire rédigé pour l’occasion par le chanoine Jean Godinot, à partir du traité écrit par un auteur anonyme sur la Manière de cultiver la Vigne et défaire le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces, pour perfectionner les Vins, est le premier qui se soit appliqué avec succès à assortir ainsi les raisins de différentes vignes. Avant que sa méthode se fut répandue, on ne parlait que du vin de Pérignon, ou d’Hautvillers ».
Dans un factum établi par les habitants de Pierry, qui sont alors en procès avec les moines de l’abbaye d’Hautvillers, il est reproché aux religieux d’entraver la manutention des déclinables, « quand ils y trouvaient l’avantage inestimable dont on est redevable au Père Pérignon, leur auteur, de pouvoir mêler sur le pressoir les raisins de Pierry avec ceux d’Hautvillers, et de donner par ce moyen, d’après ce même Père Pérignon, encore un degré d’excellence de plus à leur vin ».
En 1783, Dom Nicolas Le Long, autre moine bénédictin d’Hautvillers écrit dans son Histoire ecclésiastique et civile du Diocèse de Laon :
« Les vins blancs d’Hautvillers doivent leur renom à Dom Pérignon, mort septuagénaire en 1715. Ce religieux, par la finesse de son goût, a fait connaître aux Champenois la façon de mêler les vins et de leur donner une délicatesse qu’on ne leur connaissait point avant lui ».
Voici maintenant, d’après le traité que nous a laissé frère Pierre, son élève et successeur, comment procédait le père procureur :
« Le père Pérignon ne goûtait pas les raisins aux vignes quoiqu’il y allait tous les jours à l’approche de leur maturité, mais il se faisait apporter des raisins des vignes qu’il destinait à composer la première cuvée, il n’en faisait la dégustation que le lendemain matin, après les avoir fait passer la nuit à l’air sur sa fenêtre, jugeant du goût. Selon les années, non seulement il composait ses cuvées selon ce goût, mais encore selon la disposition du temps, des années précoces, tardives, froides, pluvieuses et selon les vignes bien ou médiocrement fournies de feuilles ; tous ces événements lui servaient de règles pour la composition de ses cuvées si distinguées. »
Cette réputation de fin dégustateur est confirmée par Dom Jean François, dans l’article qu’il lui consacre dans sa Bibliothèque générale des écrivains de l’ordre de Saint-Benoît, patriarche des moines d’Occident :
« Cet homme unique a conservé jusque dans une vieillesse décrépite une délicatesse de goût si singulière qu’il discernait sans s’y méprendre, en goûtant un raisin, le canton qui l’avait produit. On lui présentait un panier recueilli dans toutes les vignes du territoire et celui de Cumières ; il les goûtait, les rangeait selon le sol d’où ils venaient, et marquait avec assurance les espèces qu’il convenait d’allier pour avoir la meilleure qualité de vin, et cela relativement à la chaleur ou à l’humidité de l’été et de l’automne. »
Si le père procureur se révèle un œnologue subtil, il n’a pas pour autant inventé l’assemblage. Toute abbaye produisait des vins d’assemblage du fait de l’acquittement des dîmes des vignes en nature. Le décimateur percevait les raisins « au permis du clos ». Dom Pierre porte cet assemblage à la perfection, la renommée de ses vins en témoigne. Il le fait pour la prospérité de sa communauté et sans doute pour la gloire de Dieu. Tout travail bien fait, par amour, prend la forme d’une louange au Créateur.
Forte d’un patrimoine conforté par un millier d’années de legs, le domaine de l’abbaye est lui aussi un assemblage de biens divers disposés sur un vaste territoire.
La dispersion engendrant l’anarchie, Dom Pierre tient, lui, le discours de la méthode. Pas d’arme secrète, mais des thèses sommaires apportant des solutions évidentes à des questions réputées insolubles. Juriste, comptable, gérant au jour le jour, et trop surchargé de travail pour perdre son temps dans les bavardages où se complaisent tant d’experts, le père procureur d’Hautvillers traduit sous une forme cartésienne, statistiques, comptes-rendus minutieux, recherches des causes et des effets, études des variations du climat et influence sur les différents terroirs, ébauche d’une démarche expérimentale, etc. la science infuse et l’inspiration des anciens maîtres de chais. Dans la mesure de ses moyens, il démystifie le vin pour le rapprocher de la science et y réussit si bien que les vins de Champagne prennent dans ce domaine une nette avance sur tous les autres, étant les premiers sortis de l’empirisme.
L’inventaire des propriétés d’Hautvillers prouve qu’il dispose alors d’un lot de dîmes important, lui permettant d’assembler et de commercialiser une quantité de vin considérable. Toutefois, il ne le fait pas, percevant leur valeur en argent, afin d’étendre son propre domaine (1663 : 21 arpents, soit 10 hectares et demi de vignes mal tenues -1712 : 48 arpents, soit 24 hectares répartis en 68 parcelles de vignes au sol bonifié). La récolte moyenne est de 300 hl, ce qui explique les prix élevés du vin dans les premiers balbutiements de sa renommée.
Les chiffres plus que les mots (quoique !...) témoignent de son succès. Alors que le vin rouge produit par la même région se vend tout au plus 200 livres la queue (environ 400 l en Champagne), celui de l’abbaye atteint les 700 livres et culmine même, en 1691, à 950 livres, suffoquant l’intendant de Champagne, qui parle « de prix outrés qui, apparemment, ne se soutiendront pas longtemps ». Et comme bien souvent en pareil cas, les prévisions administratives sont démenties par les faits, puisqu’on 1700, le célèbre négociant sparmacien, Adam Bertin du Rocheret, écrit à son client le comte d’Artaignan : « Les bons vins et les plus excellents se vendent 400, 450, 500, 550 livres la queue [...] J’omettais de vous dire qu’après ces grands prix de vins, ceux des religieux d’Ovillers (Hautvillers) et de Saint-Pierre (Pierry) sont à 800 à 980 livres.. ». Certes, vers la fin de la vie de Dom Pierre, les cours fléchissent, mais il ne faut pas oublier que ce sont là les années les plus noires du règne de Louis XIV, contraint de vendre sa vaisselle d’or et de vermeil devant les dépenses entraînées par les guerres incessantes, comme nombre d’amateur de vins de Champagne. En 1712, pourtant, le prix de la première cuvée de l’abbaye d’Hautvillers reste fixé à 750 livres la queue.
Mais un religieux a-t-il pour autant le droit de se conduire en infatigable serviteur du veau d’or ? Certes, la règle de saint Benoît prescrit de vendre les produits du monastère « un peu meilleur marché que ne font les séculiers, afin que Dieu soit glorifié en tout ». La politique d’Hautvillers n’est-elle pas juste le contraire ? Sans doute, mais le père procureur a sa réponse toute prête qui apparaît sous la plume de René Gandilhon, imparable : « Par solidarité avec les autres producteurs, il ne peut avilir ses prix ». En fait, si Dom Pierre sait bien faire son vin. Il le vend mieux encore.
Car, outre son habilité mercantile, le père procureur d’Hautvillers est doté d’un entregent qui tout naturellement fait aussi merveille dans un domaine plus proche du vin qu’on ne pourrait le croire : la négociation, sœur de l’assemblage, puis qu’il faut là aussi savoir composer. « Dom Pérignon", dit René Gandilhon,"s’avère un pacificateur, qu’il s’agisse de disposer en faveur de la Congrégation de Saint-Vanne l’homme d’affaires de la congrégation Notre-Dame à Nancy ou les pères de la Compagnie de Jésus, qu’il s’agisse de faciliter les négociations délicates auprès de la Cour d’Angleterre. »
Le maréchal de Montesquieu, épicurien convaincu, ne se soucie guère de ces « états d’âmes » en écrivant à Adam Bertin du Rocheret, le 9 novembre 1715 : « M de Puysieulx qui arriva hier m’a dit que le père Pérignon était mort qui a bien fait parler de lui durant sa vie. [...] Sur les premiers vins de cette abbaye, pensez à moi car franchement, ce sont les meilleurs. » Délicieuse oraison funèbre ! Et pourtant Dom Pierre reste le seul héros qu’après plusieurs millénaires de vide, les vignerons de tous les pays peuvent opposer à la mythologie antique, à Dyonisos et à Bacchus.

La légende en marche.

Qu’on ait béatifié un homme dont on ne savait à peu près rien, que de son vivant on l’ait enfermé dans un coteau comme un satyre dans son arbre, qu’après sa mort on l’ait représenté aveugle comme Homère, me paraît l’effet de l’une de ces opérations survie auxquelles l’humanité doit la sienne. On a régulièrement besoin de suppléments d’âme. La poésie les prend où elle peut et, en allant promener sa lanterne dans les caves d’un monastère, elle ne se trompait pas d’adresse.
En raison des talents et de la popularité du père procureur d’une part, de l’atout qu’il pouvait représenter pour la promotion du vin effervescent qui prenait alors son essor d’autre part, on lui attribua des faits et gestes qui tiennent plus de la fable que de la réalité, d’autant plus sujets à caution que c’est seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle que prirent naissance ces allégations.
Tout vient d’une lettre de Dom Jean-Baptiste Grossard, dernier procureur de l’abbaye d’Hautvillers, en date du 25 octobre 1821, adressée à un certain M. d’Herbes, maire-adjoint d’Aÿ, où il écrit que : « c’est le fameux Dom Pérignon [...] qui a trouvé le secret de faire du vin blanc mousseux et non mousseux et le moyen de l’éclaircir sans être obligé de dépoter les bouteilles ».
Attendu que l’on ne connaît aucun document d’époque, aucun écrit antérieur à cette date attestant qu’il en aurait été « l’inventeur », c’est-à-dire dans la période où ses faits et gestes étaient encore dans la mémoire de ses contemporains et des générations qui les ont immédiatement suivis, on ne peut que lui dénier ce crédit. Il n’empêche que la légende était lancée et, comme le caractère mystérieux qui préside à sa naissance, les enjolivements susceptibles de lui être apportés, le merveilleux qui s’y attache lui confèrent un charme que n’a pas la vérité, nombreux furent ceux qui depuis cette époque l’ont étayée et embellie.
Il est certain qu’à l’époque où Dom Pierre vivait, la mousse était connue ; son amour de l’œnologie, sa connaissance approfondie du vin, son esprit développé d’observation et de recherche, et, peut être, la gourmandise monacale, l’incitèrent à étudier ce phénomène naturel, mais en a-t-il produit pour autant, à une époque où la science était à peine née, où on ignorait presque complètement la nature physique et chimique du vin et où on n’avait que des idées erronées sur la fermentation ?
On voit mal comment un homme raisonnable, on l’a vu au cours des lignes qui précèdent, septuagénaire au demeurant, aurait pu se lancer dans cette production trop hasardeuse pour offrir à son abbaye un profit assuré. Il lui aurait fallu l’audace de la jeunesse et le savoir d’une vie pour entreprendre la commercialisation d’un vin aussi déconcertant que le nouveau vin effervescent, inégal en quantité et en qualité en raison de l’irrégularité des récoltes et de la méconnaissance des techniques de fabrication. D’autant qu’il en résultait des pertes considérables, (près de 120 ans après la mort de Dom Pierre, la casse s’élevait encore, à Épernay, d’après les renseignements fournis par la Maison Moët & Chandon, à 35%, en 1833 et à 25% , en 1834), avec comme conséquence un produit rare et des prix de vente élevés.

Dom Pérignon observe la mousse à Hautvillers

Dans un inventaire des caves et celliers de l’abbaye d’Hautvillers établi en 1713, soit deux ans avant la mort du père procureur, conservé aux Archives de la Marne, il n’est fait mention que de vins vieux et de vins nouveaux conservés en poinçons (tonneaux dont la capacité variait de 178 à 184 1 pour les vins blancs, et de 201 à 206 1 pour les vins rouges), autrement dit des vins tranquilles.
Ainsi a-t-on soutenu qu’il aurait été le premier à pratiquer le bouchage au liège. Dom Jean-Baptiste Grossard est à l’origine de cette fable, lui qui écrit dans sa lettre à M. d’Herblès d’Aÿ déjà citée : « C’est encore à Dom Pérignon qu’on doit le bouchage actuel. Pour fermer le vin en bouteilles, on ne se servait que de chanvre et on imbibait dans l’huile cette espèce de bouchon ». Assertion inexacte, puisque des bouchons de liège ont été utilisés en Champagne à partir de 1665, donc avant son arrivée à Hautvillers.

A la fin du XIXe siècle et surtout au XXe siècle, nombreux ont été ceux qui ont remis sur le devant de la scène le « secret du fameux P. Pérignon » en laissant entendre qu’il concernait le vin effervescent, alors que le traité écrit par un auteur anonyme sur la Manière de cultiver la Vigne et de faire le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces, pour perfectionner les Vins (édition de 1722) sur lequel ils s’appuient prouve à l’évidence que c’était seulement une recette empirique visant à améliorer la qualité des vins tranquilles en tonneaux :

Il ne reste plus qu’à parler du secret du fameux P. Pérignon [...]. Une personne assez digne de foi a prétendu, que ce père lui avait confié son secret peu de jours avant sa mort ; quelque peine qu’on ait à le croire, on donnera ici ce secret tel que cette personne dit l’avoir écrit sous ce religieux, comme il étoit sur sa fin. Dans environ une chopine de vin, il faut faire dissoudre une livre de sucre candi, y jeter cinq ou six pêches séparées de leurs noyaux, pour environ quatre sols de canelle pulvérisée, une noix muscade aussi en poudre : après que le tout est bien mêlé et dissous, on ajoute un demi setier (0,23 1) de bonne eau de vie brûlée. On passe la colature au travers un linge fin et bien net, on jette la liqueur, non le marc, dans la pièce de vin, ce qui le rend délicat et/riant. Il faut autant de tout ce qui vient d’être dit pour chaque pièce, et l’entonner le plus chaudement qu’il est possible, d’abord que le vin du tonneau a cessé de bouillir.

L’emploi de cette « colature », ainsi que l’appelle le traité, présente une certaine analogie avec le vinage, mais on hésitait alors à mettre une trop grande quantité d’eau-de-vie, par crainte d’altérer le vin ou de lui enlever ses propriétés naturelles. Cette méthode, que l’on a attribuée à Dom Pierre, était alors d’un usage assez général dans le pays ; applicable aux vins blancs comme aux vins rouges, la colature dans laquelle on exprimait le jus de cinq ou six pêches contribuait sans doute à donner au vin d’Aÿ ce goût de pêche, « d’un agrément le plus exquis », selon le marquis de Saint-Évremond. Le vin ainsi traité, mis en bouteilles, attira peut-être l’attention par une casse exceptionnelle ou par une belle prise de mousse. Quoi qu’il en soit, il convient de noter que frère Pierre ne fait aucune allusion au secret qui aurait pu avoir été celui de son maître et prédécesseur.

En vertu du principe qu’on ne prête qu’aux riches, on a porté au crédit de Dom Pierre bien d’autres initiatives, comme d’avoir été à l’origine des caves champenoises, voire même de l’invention... de la flûte à Champagne ! Au demeurant qu’importe l’affabulation, puisque la vérité historique est assez fournie pour que le célèbre père procureur puisse être à bon droit considéré comme l’un des grands personnages de la Champagne.

Ici gît Dom Pierre Pérignon, pendant quarante-sept ans cellérier dans ce monastère, qui, après avoir administré les biens de notre communauté avec un soin digne de tout éloge, plein de vertus et en premier lieu d’un amour paternel envers les pauvres, décéda dans la 77e année de son âge, en 1715. Qu’il repose en paix. Amen.

Telle est l’épitaphe que l’on peut lire gravée en latin sur sa tombe dans le chœur de l’église abbatiale d’Hautvillers. Elle résume bien la vie d’exception de ce moine instruit, intelligent et réfléchi, qui mena de main de maître la tâche qu’on lui avait confiée. Il fut de surcroît un religieux exemplaire qui vécut sa foi dans sa communauté et en dehors d’elle, dans un milieu certainement austère que le jansénisme avait pénétré.

Toutefois, il reste extrêmement regrettable qu’il n’ait pas fait profiter, par des écrits, ses contemporains et les générations suivantes du fruit de ses observations et de sa longue expérience. Il eût, sans nul doute, fait avancer plus rapidement l’industrie des vins de Champagne et se serait ainsi acquis des droits incontestables à la reconnaissance des vignerons et négociants champenois. Son œuvre a profité surtout à son abbaye ; les détails de ses découvertes sont tombés dans l’oubli et ont malheureusement été perdus pour la Champagne et les vins de Champagne.

Laissons à Marc Brugnon, ancien président du Syndicat Général des Vignerons, le soin de conclure : « Il est l’ancêtre de dizaines de milliers de vignerons dont les noms resteront à jamais inconnus, l’ombre qui continue à veiller sur le bon usage des coteaux champenois, l’expression sublime de tous ces hommes qui ont œuvré pour un vin qu’ils ne goûteraient pas ».

Portfolio

  • Cellérier de l'Abbaye d'Hautvillers
  • Dom Pierre Pérignon par Chavaillaud
  • Dom Pierre Pérignon par Chavaillaud