UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Accueil > Encyclopédies > Anthologie du Champagne > Jean Raspail

Jean Raspail

Littérature générale (1981)

MOI, ANTOINE DE TOUNENS, ROI DE PATAGONIE

(Grand Prix du Roman de l’Académie française 1981)

La nuit s’étendait noire et sans lune sur la ville quand je regagnai l’hôtel San Martin. M. Grabias m’attendait dans le hall, désert à cette heure tardive.

- Il y a quelqu’un chez vous, monseigneur. Une jeune femme de ma parenté. [...]

- Une femme ! Monsieur Grabias, dans l’état d’affliction où vous me savez, je ne saurais recevoir de visiteurs au palais.

- Elle est si jeune, monseigneur, et si abandonnée. Mais son sourire est lumineux. Je vous apporterai du champagne. Vous échangerez l’expression de vos tristesses. [...]

- Soit. Apportez du champagne, mais ne me quittez pas. [...]

Lorsque j’entrai, elle s’inclina en une gracieuse révérence. Je passai ma main sur mes yeux. Avais-je réellement distingué deux seins blancs qui palpitaient par l’échancrure de son corsage ?

- Comment vous appelez-vous ? mademoiselle. [...]

- Véronica, pour vous aimer.

M’aimer !

Grabias entrait avec le champagne, deux bouteilles, trois coupes, un plateau de sucreries.

- Ma cousine Véronique veut dire qu’elle vous aime comme un ami, un bienfaiteur dans son malheur. [...]

Dieu ! Que j’étais mal à l’aise. Je bus ma coupe d’un trait, aussitôt resservi par Grabias. [...]

- Quel âge avez-vous ? mon enfant, demandai-je.

- Seize ans, monseigneur, [...] pour vous servir.

Comme elle tardait à se redresser et que l’un de ses petits seins s’était échappé de son corsage, je jetai un coup d’oeil à Grabias, l’appelant silencieusement à mon secours. [...]

- Véronique ! commanda Grabias. Plus tard !

Le sein disparut. Le regard implora mon pardon. Pauvre petite ! Que savait-elle de la vie ? Je bus ma seconde coupe d’un trait, reprenant contenance. Grabias déboucha la deuxième bouteille puis s’éclipsa en annonçant qu’il allait quérir du renfort à la cave. L’enfant aimait le champagne, pillait les sucreries, cela faisait plaisir à voir. [...]

Elle vint s’asseoir à mes côtés sur le canapé. [...] Je sentis son bras presser le mien et sa main chercher la mienne puis se poser sur mon genou. Je tremblais de pitié. Pitié pour moi-même, pour Véronique, pour la stupide destinée. [...] A mon grand soulagement Grabas revint, portant deux autres bouteilles. [...]

- Véronique, as-tu bien tout dit à Monseigneur ? [...] Ta maman ? Tes frères et sueurs qui ont faim ? [...] Monseigneur est-il édifié ? Que feronsnous pour cette jeune enfant ? Il remplissait mon verre. [...]

- Remettez-lui cinq cents francs (158 euros 2004), dis-je. Sur le budget de la maison du roi. Mais à quel titre ?

Les vapeurs du champagne faisaient sur moi leur effet. Véronique me regarda sans sciller. Elle eut un frémissement des épaules et deux seins jaillirent à nouveau du corsage.

- Danseuse, dit simplement Grabias. Le roi et la danseuse, scène classique de l’histoire.

1981

LES HUSSARDS

Il existe à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce un service dont on ne parle jamais et qui est inconnu du public et [...] même de l’administration de tutelle. [...] Ses médecins et ses infirmières, tous volontaires, celles-là pour la plupart jeunes filles et jeunes femmes [...] d’une réelle beauté physique, sont liés tacitement par une sorte de serment du silence non formulé.

Le chef d’escadrons Ugo von Pikkendorff, officier de la Légion étrangère, amputé des deux jambes et du bras droit doit être transporté en ambulance, avec Lia comme convoyeuse, de Marseille â Paris pour entrer au cloître du Val-de-Grâce auquel appartient celle-ci.

Elle fit d’abord conduire le malheureux encore vêtu de sa défroque d’hôpital, poussé dans une petite voiture d’infirme par un légionnaire en képi blanc, au meilleur hôtel de Marseille. [...] Puis avec l’aide du légionnaire elle entreprit de faire la toilette de cette moitié d’homme, [...] puis roulant son fauteuil devant le miroir de la coiffeuse elle lui dit

- Regardez-vous, commandant. Vous êtes beau. Je vais me changer, nous dînerons ensuite ;

Et c’est vrai qu’il était beau. [...] Il avait ce visage de jeune moine inspiré qu’on trouve encore chez certains Saint-Cyriens et dont le corps de la Légion étrangère offre aussi quelques exemples. [.]

- Je n’en ai pas pour longtemps, dit-elle. Je sais que vous aimez le champagne. Le légionnaire Santos vous servira.

Le champagne millésimé, frappé, attendait dans un seau à glace sur une table. Il y avait des coupes de cristal. Ugo hésita comme s’il avait de la peine à émerger de l’univers où il s’était enfermé puis saisit la coupe qu’on lui tendait et la vida d’un trait. Il pointa ensuite son doigt vers une autre coupe puis vers la poitrine du légionnaire Santos.

- Avec plaisir, mon commandant ! dit celui-ci en rectifiant la position. Je boirai à votre santé et à votre retour parmi nous.

Le dîner est servi dans la chambre de l’hôtel.

Ugo contempla un instant le caviar dans son assiette, la coupe de champagne devant lui, la batterie des fourchettes et cuillers d’argent, la

main de Lia élégamment posée sur le bras de son fauteuil, puis son bras nu nacré à la saignée du coude, un sein qui se soulevait légèrement dans une sorte de soupir d’aise tandis qu’elle portait sa coupe à ses lèvres.

1982