La timidité de ce cépage oublié nous déçoit. On dirait qu’il souffrait d’un complexe d’infériorité face à la gloire incontestée de son frère noir. Le rôle de billant second lui convient tout à fait. Souvent méconnu, voire mal aimé, il préfère œuvrer dans l’ombre.
Un jour, il surgira soudain de sa retraite, pour entonner une vibrante symphonie de flaveurs indicibles. Voilà pourquoi il est apprécié de partout, occupe près de la moitié des vignobles champenois. Ce cépage sait séduire, tout en se faisant respecter. Comme un seigneur féodal, il établit son fief dans la vallée de la Marne où il dicte sa loi aux conditions de culture. Les sols riches et calcaires conviennent à cette vigne résistante. Sa tactique contre la gelée consiste à fleurir plus tardivement.
Mine de rien, ce sont ses senteurs qui colorent le bouquet du champagne, lui donnent la lumière, le style, les émotions d’allégresse grâce au fruité et au charme que seul ce modeste cépage sait si bien improviser et orchestrer, pour embellir les grands thèmes de ce vin envoûtant.
Cette vigne ne se montre jamais difficile. Elle se contente des terrains que dédaignent le pinot noir et le chardonnay. Sa santé vigoureuse lui permet de supporter vaillamment le froid et la sécheresse.
Ses grandes feuilles aux échancrures profondes trahissent son apparence tranquille. La qualité première de son jus est la patience. Le pinot meunier sait attendre pour s’exprimer un jour avec éclats, sidérer le dégustateur qui l’ignorait jusqu’alors.
L’amateur peu avisé a la fâcheuse tendance à le traiter comme un parent pauvre vivant sous l’aile protectrice du pinot noir.
En réalité, le pinot meunier mène une vie indépendante. Mais il se montre toujours compréhensif, coopérant, prêt à renforcer, égayer ou rajeunir la composition dès qu’on le lui demande.
Il lui arrive souvent d’interpréter en solo, avec un talent qui étonne les connaisseurs les plus exigeants. Attention, tout déploiement incontrôlé de ce brillant second risque de faire « verdir » le champagne. Mais les amateurs qui l’aiment vert ne sont nullement exceptionnels.
D’où vient son qualificatif de « meunier » alors qu’il descend directement d’un cep de race royale ? Tout simplement parce que l’aspect blanchâtre et duveteux de ses feuilles donne l’impression qu’elles se couvrent de farine.
Son arbre généalogique n’a d’ailleurs rien à rougir des autres cépages qualifiés de nobles. Il est en fait le demi-frère du pinot noir avec lequel il partage les mêmes caractères biologiques (profondes échancrures des feuilles, compacité des grains, taux élevé en glucose, d’oligophénols, d’enzymes, de pigments, d’acides organiques…).
Comme les autres membres de cette illustre famille à laquelle appartiennent aussi le pinot gris et le pinot blanc, notre pinot meunier se distingue par ses amours extravagantes.
Sa vie intime nous déconcerte, en dépit de son apparence réservée, timide même. Et il n’est pas rare de découvrir, lorsque l’enfant paraît, quelques baies mutées de couleurs différentes dont les traits génétiques trahissent la conduite cachée de cette famille dissolue.
Cette vigne dévergondée adore les nouvelles aventures. Flirter avec les pollens venus des autres cépages la réjouit. Peut-être cherche-t-elle d’instinct à éviter les dangers d’une consanguinité forcée ?
D’abord pudique, le bourgeon floral reste hermétiquement fermé. Ses pétales, d’un vert tendre, situés à la base du bourgeon, restent fermement soudés par une substance visqueuse, formant ainsi un calice renversé. La jeune mariée surveille jalousement ses lèvres virginales, inaccessibles aux chevilles fouilleuses comme aux butineurs passionnés. Ces délicates vulves florales ne s’entrouvrent qu’à l’arrivée de son pollen élu. Lui seul sait solliciter sa belle par sa recette magique composée d’enzymes destinées à attendrir la corolle.
Une fois enceinte, la vigne porte des baies serrées en grappes compactes, d’où sa grand vulnérabilité quand il pleut trop en automne. En effet l’eau de pluie tend à stagner entre les raisins. Non évaporées, les gouttes emprisonnées favorisent la contamination par les champignons parasites (l’oïdium).
Néanmoins, les pluies printanières, même abondantes, n’altèrent guère la vivacité des pollens de ce cépage. La fructification et le rendement de cette vigne se montrent habituellement réguliers en dépit des aléas météorologiques de la saison. C’est loin d’être le cas du pinot noir souvent victime de coulure par temps excessivement pluvieux.
Bien que la floraison du pinot meunier ait lieu plus tardivement par rapport à celle des deux autres cépages, cela ne l’empêche point d’atteindre la maturité avant les vendanges, et ce grâce à sa promptitude à synthétiser une bonne réserve de glucose pendant les mois ensoleillés. Sa vigueur peu commune face aux gelées printanières explique sa grande réputation en Allemagne où les viticulteurs l’appellent également « vigne meunière » (Müllerrebe).
En général, les champagnes prestigieux n’aiment guère trop parler de cette fidèle vigne surnommée « meunier », pourtant dévouée et incontournable. Seuls Henri Krug et quelques grands « champagnes de vigneron » proclament haut et fort les vertus œnologiques de ce cépage injustement sous-estimée.
Bien vieilli, le meunier des années de soleil exhale des arômes somptueux, conférant au pinot noir un tempo juvénile, une poésie incomparable, tantôt caressante, tantôt veloutée.