Tout d’abord celles des matières premières utilisées et de ses incidences sur la qualité de la fabrication et la couleur du verre :
Vous me mandez que vous avez laissé 1800 bouteilles pour mon compte, cela me paraît tirer à grande rigueur, puisque je n’étais pas prévenu de votre goût à cet égard ; à présent que je le suis, l’on va changer la composition, c’est-à-dire mettre plus de sel marin que de soude pour tâcher d’approcher vos désirs… Je vous observe aussi que la vieille soude est la meilleure et les vieilles cendres ; mes magasins sont toujours pleins, une année d’avance et tout en cendre neuve. Verrerie de Colnet à Quiquengrogne – VCP – sept. 1806
J’ai examiné la voiture d’échantillons reçue hier et ai trouvé à mon grand regret que leur nuance foncée et un peu jaunâtre ne pouvait pas me convenir pour mes vins. J’ai fait prier M. Mongel de les examiner avec moi en mettant le même vin dans une de vos bouteilles de l’année dernière et dans une des vôtres reçues hier, et je lui ai prouvé que le verre des dernières est très désavantageux parce qu’il donne au vin un oeil jaune, ce qui est un très grand inconvénient en Russie, où l’on exige que le vin de Champagne soit très blanc…
On m’y a laissé pour compte une partie des vins de 1825, parce qu’il était contenu dans des bouteilles jaunes. Vous voyez donc que je suis forcé de tenir à recevoir des bouteilles bien vertes, claires et brillantes. VCP – Verrerie de Poilly à Folembray – mars 1828
…Il s’en trouvait un très grand nombre qui, étant rincées, conservaient à l’intérieur, une espèce de masque d’une nuance grise ou blanchâtre… J’ignore si c’est aux cendres ou au sel que vous employez dans votre fabrication, qu’il faut attribuer ce grave inconvénient. …Le masque dont je vous parle rend le verre terne et empêche le vin de paraître brillant, en outre le masque rend la superficie intérieure de la bouteille inégale, et ainsi le dépôt du vin s’y arrête, au lieu de descendre sur le bouchon, ce qui rend impossible la clarification du vin. VCP – Verrerie Darche à Hautmont – janv. 1836
Je réponds de suite à votre dernière vous vous plaignez que les bouteilles que je vous envoie ont le col bleu et qu’elles sont peu cuites ; je vous dis avec vérité, Monsieur, et avec connaissance de cause, que c’est la forte cuisson qui les bleuys, c’est-à-dire qui leur donne la couleur Gorge de Pigeon. Il faut un milieu à tout cela… Il ne faut pas que cela domine trop, ce n’est pas que la bouteille en serait plus cassante au contraire mais elle ne serait pas aussi belle… quant au poids elles sont portées au plus haut, …plus forte on ne pourrait pas les fabriquer, d’ailleurs elles ont de 27 à 28 onces pour les 3/4… …Je compte bien que vous ne perdrez pas 4 par cent dans les tirages que vous ferez de ces bouteilles. Anciennement M. Ruinart père qui prenait à la Verrerie 100 000/an et plus, s’est plaint aussi de trop de bleu, M. d’Hennezel, maître de cette verrerie lui a proposé de venir voir par lui-même l’expérience et M. Ruinart a reconnu que plus une bouteille était cuite, plus elle était bleue au cou. Il est venu à Anor et a reconnu son erreur. Je désirerai bien, Monsieur, que vous veniez vous-même sur les lieux… et je vous convaincrai que les bouteilles de ma verrerie sont recuites 36 h… Verrerie de Colnet à Quiquengrogne – VCP – août 1806
Les vins ont de la disposition à la casse, cette année. Il faut que les bouteilles soient cuites et fabriquées avec plus de soin. Moët – Four de Paris (Argonne) - 1809
Vous nous engagez à ne prendre que des bouteilles de Lorraine pour nos expéditions, ce que nous avons toujours évité pour peu que le vin soit mousseux, nous aurions à craindre beaucoup de casses… VCP – M. Bohne représentant VCP en Russie – juil. 1810
Mais un défaut capital et qui doit appeler toute votre attention, c’est l’inégale répartition du verre, qui se trouve en trop grande quantité à partir du bas de la bouteille jusqu’à l’endroit où finit le moule : j’ai senti à cet endroit-là, en mettant la main dans les échantillons découpés, une cavité qui indique facilement le défaut que je vous signale ; on dirait que la partie supérieure de la bouteille a été collée sur la partie inférieure, elles ne se lient pas ensemble, comme cela devrait être avec une répartition plus égale, et je crois que les bouteilles éclateraient à l’endroit où les parois du verre commencent à
devenir plus faibles. VCP – Verrerie Van Leempoël à Quiquengrogne – janv. 1840
J’ai remarqué bien des bouteilles avec des "bouilles" dans le fond, veuillez les reléguer en second choix, je n’en accepterai plus aucune et je dois même ajouter que quelques personnes qui ont employé pour leur tirage les produits de votre fabrication de cette année-ci ont constaté que la presque totalité des bouteilles s’étaient brisées par le cul. A quoi cela tient-il ? Est-ce à un défaut de cuisson ou au manque d’épaisseur du verre ? …C’est à vous d’en rechercher les causes… VCP – Verrerie de Colnet à Quiquengrogne – juil. 1842
Je crois devoir vous informer immédiatement des résultats d’une expérience que je viens de faire, qui ne vous étonnera pas moins que j’en ai été surprise moi-même : j’avais fait remplir 30 bouteilles de votre dernière livraison avec le même vin que j’avais employé à remplir 30 bouteilles de chacune des autres verreries dont j’ai ici voulu essayer la fabrication. J’ai laissé ces vins dans un cellier, jusqu’au moment où la mousse était parfaitement établie, époque à laquelle je les ai fait descendre à la cave. Il s’est trouvé qu’à ce moment, sur vos 30 bouteilles, 13 étaient cassées, tandis que dans les autres verreries la casse n’était que de 0, 1, 2 et sur une seule : 5 bouteilles, toujours sur 30 bouteilles chacune.
Le vin était exactement le même, toutes les bouteilles étaient rangées ensemble, parfaitement dans les mêmes conditions, et il s’est manifesté dans vos bouteilles 43 % de casse, tandis que d’autres bouteilles n’en éprouvent pas du tout ou 3 %, 6 % et les plus mauvaises 15 %. A quoi faut-il attribuer ce fâcheux résultat ? Quel changement avez-vous opéré dans votre fabrication, qui, dans les années précédentes, donnait satisfaction sous le rapport de la solidité. L’expérience indiquée n’est pas un fait isolé. J’ai employé les 35 000 bouteilles que vous m’avez fournies en dernier lieu, et bien que ce vin ait été tiré dans les mêmes conditions que tous les autres vins, bien qu’il ne mousse pas plus fort que les autres, il casse beaucoup plus que tous les autres.
Il a même pris un aspect qui n’est pas naturel et qui fait naître la pensée chez moi, qu’une espèce de décomposition s’opère dans le verre. …Il faut que ce soit dans la composition ou dans la recuisson ? Vous comprenez, Messieurs, qu’il y va de la réputation de votre verrerie, car dans des conditions semblables, personne n’acceptera plus vos bouteilles. VCP – Verrerie Deviolaine à Vauxrot – août 1848
Enfin Mme Veuve Clicquot résume bien l’intime corrélation entre les différents paramètres d’obtention de qualité désirée pour cet instrument de champagnisation qu’est la Champenoise, dans cette lettre à M. Deviolaine à la Verrerie de Vauxrot en septembre 1853 :
Il y a nécessité absolue de combiner forme de l’épaulement et répartition du verre si l’on veut obtenir, pour une contenance de 82 à 83 cl, la solidité exigée et une forte diminution des casses ou des rebuts. …Le poids qui en résulte doit se situer entre 32 et 33 onces.
En observant la distribution du verre sur ces bouteilles, on voit que l’épaisseur est considérable vers le cou, plus grande vers le cul, et qu’elle se réduit souvent à 1 mm faible sur le ventre. Cette inégalité d’épaisseur est un défaut essentiel, comparable à celui du recuit imparfait, ou à une mauvaise vitrification. Les bouteilles mal recuites cassent pour la plupart par le cul et résistent à peine à 2 ou 3 atm. : ainsi elles doivent être dès à présent écartées de toute ma nutention de vins mousseux… MM…ont remarqué que parmi les bouteilles de bonne qualité qu’ils ont soumises à la machine de M. Collardeau, quelques unes avaient résisté à des pressions de 18 à 20 atm., qu’elles avaient cassé par le ventre et que l’épaisseur du verre sur le ventre de celles-là ne s’abaisssait pas au dessous de 2 mm ; ce qui fait présumer qu’une petite augmentation dans l’épaisseur du ventre d’une bouteille ajoutera beaucoup à sa résistance. B.S.E. – 1831
…Je vous dirai que les essais qui ont été faits par plusieurs Maisons, des bouteilles de Rive-de-Gier, lors du tirage des vins de 1837 et 1838, n’ont pas fourni les mêmes résultats que ceux que vous avez faits sur votre presse hydraulique. …Il ne peut en être autrement, attendu que la pression continue et graduelle exercée par le vin, ou plutôt par le développement du gaz qu’il contient, doit être toute différente de cette pression momentanée et subite, que l’on obtient par les presses hydrauliques ou pneumatiques… D’après mon opinion, la seule bonne manière d’éprouver la solidité des bouteilles, c’est de les employer et d’en faire des essais comparatifs, au moment du tirage des vins. VCP – Verrerie de Poilly à Folembray – déc. 1839
Arrivé au terme de ce premier inventaire reprenant essentiellement les propos écrits de Mme Nicole Ponsardin, veuve Clicquot sur ses exigences en matière de solidité et de forme pour ce type de bouteilles au contenu si précieux, on ne peux qu’être admiratif pour le sérieux et les compétences démontrés par cette jeune femme arrivée à la période active, en ce début du 19e siècle. Déjà bien connue dans le milieu champenois pour son professionnalisme en matière de technique de champagnisation et de commerce international (avec la complexité de toute la logistique de ce produit si fragile, au temps de la marine à voile, du charroi à cheval et des nombreux octrois), nous découvrons une nouvelle richesse de cette personnalité dans le domaine des techniques verrières, grâce à cette correspondance si bien sauvegardée. Certes, d’autres hommes du Champagne ont, sans doute, contribué fortement à dynamiser les maîtres de verrerie de l’époque, mais leurs écrits nous manquent en grande partie : Jean-Rémy Moël doit être de ceux-là, par les quelques correspondances qui nous sont parvenues pour la période d’avant 1815 : sa précieuse collaboration à l’amélioration des performances de solidité de ces produits apparaît, en 1829, dans le travail important réalisé à la Société d’encouragement de l’industrie nationale, à travers un texte que nous rappelons en annexe.
En parallèle, les figures du milieu verrier, anciennes comme les Verreries de Colnet, de Poilly, ou nouvelles comme les Verreries Darche, Deviolaine, ou Pailla-Collignon, peuvent paraître beaucoup plus ternes par leur empirisme. Mais il faut bien se rappeler que les contraintes tout à fait exceptionnelles de cette "bouteilleinstrument de travail" changeaient complètement le travail des verreries de l’époque souvent encore multi-produits (fabriquant aussi du verre à vitre pour le bâtiment).
Enfin il faut aussi leur reconnaître l’excuse de la méconnaissance générale du milieu champenois pour son produit et ses caractéristiques annuelles variées (et non mesurées) : en particulier le taux de sucre des raisins vendangés, avec ses conséquences sur la pression du gaz carbonique engendré et les conséquentes augmentations de poids exigées des verriers, jusqu’au début du siècle suivant.
Et, par un paradoxe étonnant, la situation inverse se produira, au début du siècle suivant et au lendemain de la seconde guerre mondiale, lorsque le monde du Champagne retardera l’utilisation généralisée des bouteilles mécaniques, soufflées et formées dans les nouvelles machines mises au point à partir de 1900, d’abord par le Français Claude Boucher puis de nombreux Américains, quelques années plus tard. Nous espérons en trouver les raisons dans la suite du dépouillement du fonds de 1865 à 1930. Nous ne voudrions pas terminer cette courte communication sur le milieu des verriers à bouteilles de la première moitié du 19e siècle sans remercier profondément les personnes de la Maison Veuve-Clicquot qui nous ont fait une totale confiance depuis trois années et en particulier Marie Grandcolas et Philipa Tiago, ainsi que M. Joseph Henriot, ancien dirigeant de la Maison.