UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

La protection des vins de champagne par l’appellation Roger Hodez

Chapitre II

Les Appellations Génériques et les Appellations d’Origine

En remontant le cours des siècles, il est facile de constater que les noms de ville, de province, ou de pays ont été fréquemment utilisés pour désigner des produits constituant des spécialités locales. Les auteurs grecs et romains nous ont fait faire connaissance avec les plus célèbres de ces désignations, telles que le miel de l’Hymette, le vin de Falerne, etc... Notre pays nous en a montré aussi à toutes les époques un grand nombre qui ont acquis une réputation bien méritée. — Mais lorsque la renommée s’empare d’un produit, ce n’est pas toujours au profit des producteurs originaires, mais plutôt à : celui de concurrents habitant d’autres lieux qui poursuivent une fabrication ou un commerce similaire et qui empruntent le nom célèbre. Il arrive ainsi que certaines dénominations se trouvent, à la suite d’évolutions de ce genre, avoir changé de portée et s’appliquer à toute une catégorie de produits au lieu d’être restreintes à ceux d’une ville ou région. Elles cessent alors d’évoquer dans l’esprit de l’acheteur l’idée de l’origine géographique pour ne plus avoir qu’un sens générique ; elles tombent dans le domaine public.

Mais comment faire le départ entre ces appellations et celles qui ont conservé leur caractère primitif ? D’après Rendu, une appellation est devenue générique « toutes les fois qu’il ne sera pas possible de désigner une marchandise sous un autre nom sans induire le public en erreur ». [1] Le principe qui a inspiré cette définition est excellent ; par contre, les applications soulèvent fréquemment bien des difficultés ; elles sont en effet d’une appréciation très délicate pour un grand nombre d’appellations qui sont l’objet de discussions interminables. Ceux qui les emploient depuis un certain temps semblent en droit de dire que le public ne reconnaîtrait plus leurs produits s’ils les désignaient autrement que de ce mot prétendu générique. Et cette objection est souvent exacte ; car le public se laisse former, s’habitue à la désignation qu’on lui met sous les yeux et finit par ne plus en employer d’autre, même si elle est inexacte. Il ne se soucie pas de se faire juge de la légalité ou de l’exactitude des termes sous lesquels ses fournisseurs lui désignent leurs marchandises ; cela ne l’intéresse pas et surtout il a manqué en général des données les plus élémentaires sur la question et n’a par conséquent aucune compétence pour apprécier le bien ou mal fondé des locutions employées devant lui. C’est pour ce motif que nous devons l’excuser de faire si souvent le jeu des imitateurs déloyaux et de se laisser duper par des contrefacteurs audacieux. D’autre part, la définition de Rendu peut être critiquée dans un autre sens : elle ne prévoit pas que puisse avoir un caractère générique, une expression qui s’applique à des marchandises susceptibles d’être désignées par une locution synonyme acceptée par le public sans risque d’erreur. Il se peut, dit Pouillet, qu’une désignation ne soit pas l’unique désignation d’un objet et qu’elle soit pourtant l’expression la plus simple, la plus vraie, la plus naturelle et la plus précise. [2]

Le texte de Rendu est donc insuffisant pour résoudre les difficultés qu’il soulève dans la pratique. Aussi a-t-on cherché à le compléter. M. Lacour [3], tout en conservant cette idée qu’une appellation, pour être générique, doit être la désignation unique et nécessaire du produit, ajoute une autre condition : que les fabricants de la localité ou région d’origine aient expressément renoncé à l’emploi du nom. M. Lacour justifie cette exigence par une comparaison avec les règles qui ont été adoptées par la jurisprudence pour les noms patronymiques : lorsqu’il se trouve en présence d’un long usage accepté expressément ou tacitement par l’intéressé, le nom peut être entré dans le langage courant et devenir vulgaire. De même doit-il en être pour les noms géographiques : le fait que les fabricants d’un pays ont pendant de longues années toléré l’emploi du nom fait présumer l’abandon de leur droit.

Cette théorie est extrêmement dangereuse et elle a été fortement réfutée par M. Maunoury [4] : on voit fréquemment ceux qui ont droit à une appellation d’origine, négliger la poursuite d’imitateurs, parce que ceux-ci n’ont pas grande envergure et que leurs pratiques n’occasionnent pas de préjudice appréciable ; mais lorsque cette concurrence devient sérieuse et qu’il importe pour les producteurs originels d’y mettre fin, on pourrait leur opposer leur abstention antérieure. — Cette conséquence semble inadmissible ; la tolérance ne peut ici engendrer la prescription, car le droit à une dénomination est une propriété imprescriptible [5].

L’appellation d’origine, en pareil cas, subit le même sort que le nom commercial. "Si en principe, le nom constitue une propriété inaliénable et imprescriptible, il peut cependant se présenter des cas spéciaux où, par un long usage et par le consentement exprès ou tacite de l’intéressé, le nom devient comme la seule désignation usuelle et reçue de tel procédé de fabrication ou de tel produit tombé dans le domaine public, et où il peut dès lors, mais exceptionnellement, appartenir à d’autres que le propriétaire du nom de s’en servir pour désigner, non plus l’origine industrielle du produit fabriqué, mais le système ou le mode de fabrication" [6]

Nous aurons donc à étudier si l’appellation Champagne a pu se transformer par une tolérance extrêmement prolongée et perdre ainsi son caractère originel.

M. Maunoury pousse sa réfutation beaucoup plus loin et il prétend que tant qu’il subsistera un fabricant dans la localité dont le nom est visé, les concurrents ne pourront considérer la désignation comme générique. Cette exigence, admissible peut-être en droit pur, est difficile à concilier avec les habitudes pratiques, car elle obligerait à une révision très importante du vocabulaire ; cette révision non seulement serait bien délicate à effectuer, mais occasionnerait peut-être beaucoup de fraudes et de contrefaçons pendant la période inévitable de transition.

Aucune définition ne paraît donc fournir un critérium suffisant pour pouvoir établir une discrimination exacte entre les désignations qui ont conservé leur caractère d’origine et celles qui sont devenues génériques. C’est ici que la liberté d’appréciation des tribunaux devra s’exercer ; ils auront à tenir compte de tous les éléments conditionnels que nous venons d’examiner, mais sans être liés autrement que par les circonstances.

Il est cependant une grande catégorie de produits pour lesquels la question d’origine doit tout primer : ce sont les produits tirant leurs qualités du sol ou du climat. Pour ceux-ci, il semble normal de réclamer une protection absolue : c’est du terroir qu’ils tiennent la majeure partie de leur valeur et il n’apparaît pas possible d’appliquer ce nom à des produits provenant d’une autre région. Les usurpations de ces noms de produits tirant leurs qualités du sol sont nées souvent du fait que ceux-ci ne sont pas livrés au public à l’état naturel, mais après avoir subi une transformation ou fabrication ; et on en est arrivé à perdre de vue le point de départ naturel, pour ne plus songer qu’au mode de fabrication, qui peut n’être pas tout à fait spécial à la région visée. En fait on se trouve obligé en cette matière de se laisser guider beaucoup plus par les principes que par les applications faites par la législation et la jurisprudence des divers pays, car, même en France où la question a été étudiée très sérieusement, nous avons de la peine à discerner jusqu’où s’étendent les appellations génériques. L’eau de Cologne, le savon de Marseille, le savon de Windsor sont aujourd’hui considérés d’une manière générale comme tombés dans le domaine public ; s’ils ont acquis une grande notoriété, ce n’est pas parce qu’ils sont tirés du sol de ces trois villes, mais uniquement à cause du procédé de fabrication de ces produits.

Les fabricants français de sardines à l’huile ont réagi vigoureusement contre les tentatives de ceux qui voulaient considérer l’expression de sardine à l’huile comme indicative d’un mode de préparation des petits poissons, notamment des sprats. Ils ont obtenu par plusieurs décisions la restriction de la désignation de sardine au Clupea pilchardus, nom scientifique du poisson que nous appelons sardine [7].—Les appellations des fromages ont été très souvent usurpées : nous voyons maintenant en France le mot Gruyère devenu la véritable désignation d’un genre de fromage. Il faut pourtant bien admettre que le véritable fromage de Gruyère n’est pas sans tirer ses principales caractéristiques de la qualité du lait des vaches de la Gruyère ; de même que si le beurre d’Isigny a acquis de la renommée, c’est vraisemblablement parce que cette région fournit un lait excellent pour le beurre. Cependant nos fabricants s’indignent, du reste à bon droit, de voir des Camemberts anglais, et les imitations de Roquefort ont été condamnées plusieurs fois [8]. Pourquoi dans ce cas faire si bon marché des appellations suisses de fromages ? C’est offrir aux imitateurs une arme contre les produits français. — Les confituriers de Bar-le-Duc ont obtenu la reconnaissance judiciaire de leur droit exclusif à l’emploi de l’expression Confitures de Bar-le-Duc contre les fabricants des environs qui prétendaient que cette dénomination désigne une préparation spéciale des fruits de la vallée de l’Ornain, que le secret de cette fabrication est de temps immémorial dans le domaine public et que depuis nombre d’années les confitures ont été préparées dans les communes avoisinant Bar-le-Duc, sans aucune protestation des habitants de cette ville. Le Tribunal a rejeté complètement ces objections et a montré dans un jugement sérieusement motivé que la dénomination de Confitures de Bar-le-Duc n’est en aucune façon générique et que ce n’est pas un terme désignant seulement la nature de ces confitures [9]

Les sources d’eaux minérales ont eu beaucoup plus de peine à se faire protéger comme appellation d’origine : cependant le propriétaire d’une source de Saint-Galmier a obtenu [10] de faire interdire à un fabricant d’eaux gazeuses remploi de là dénomination Galmier Seltz et de toute autre dénomination comportant le mot Galmier. Ce n’était encore qu’une solution d’espèce, mais la Cour de Cassation (Chambre Criminelle) a fini par admettre le caractère d’origine à Vittel [11] et la Chambre Civile s’est prononcée dernièrement dans le même sens pour d’autres eaux minérales (9 décembre 1918). Le décret du 12 janvier 1922 sur les eaux minérales naturelles et les eaux de boissons montre bien que la France ne se désintéresse pas de la protection de ses eaux [12]. Nous aurons à consacrer encore quelques lignes à ce sujet, lorsque nous étudierons la position de la question des appellations d’origine en Espagne, où un procès important a été mené par la Compagnie fermière de Vichy.

Les bières ont donné lieu à une jurisprudence un peu indécise : en France, un arrêt de la Cour de Lyon, du 9 décembre 1904, faisant application de la loi de 1824, interdisait à un brasseur lyonnais l’emploi du mot München sur ses tonneaux, et de l’étiquette Bière brune Munich, Brasserie W... & Fils, Lyon sur ses bouteilles (2) comme comportant l’apposition du nom d’un lieu autre que celui de fabrication. Une décision de la Cour d’Appel d’Alexandrie, du 3o mars 1904, déclare de la façon la plus nette que l’appellation Bière de Munich ou Bière Munich n’est pas tombée dans le domaine public (1), et son emploi doit être interdit pour des bières égyptiennes, même lorsque l’étiquette contient des inscriptions ou emblèmes susceptibles de révéler la véritable provenance du produit. Un arrêt belge au contraire (2) se contente de ces indications et admet le caractère générique du mot Munich. — L’Allemagne qui est cependant si intéressée à la défense des appellations d’origine des bières n’a pas eu une ligne de conduite bien stricte : en 1900 la Cour de Munich admettait l’emploi du mot Pilsen pour de la bière fabriquée à Munich [13] ; par contre, le 17 octobre 1902, la Cour suprême de l’Empire déclarait que la dénomination Münchener Brau n’a pas cessé de constituer une appellation de provenance [14].
 [15] Le décret détermine d’abord à quelles eaux s’appliquent les dénominations : eau de source, eau minérale, eau gazeuse, minérale artificielle, gazéifiée, etc... et interdit les manipulations ou pratiques ayant pour objet de modifier l’état d’une de ces eaux dans le but de tromper l’acheteur sur les qualités substantielles ou l’origine de cette eau. Ensuite par l’article 5, « l’emploi de toute indication ou signe susceptibles de créer dans l’esprit de l’acheteur une confusion sur la nature, le volume, sur les qualités substantielles des eaux mises en vente ou sur l’origine de ces eaux, lorsque la désignation de l’origine doit être considérée comme la cause principale de la vente, est interdit en toutes circonstances et sous quelque forme que ce soit, notamment 1° sur les récipients et emballages ; 2° sur les étiquettes, capsules, bouchons, cachets ou tout autre appareil de fermeture ; 3° dans les papiers de commerce, factures, catalogues, prospectus, prix-courants, enseignes, affiches, tableaux réclame, annonces ou tout autre moyen de publicité ».
 [16] « Considérant que le fait de l’apposition de cette étiquette sur une bouteille de bière fabriquée en France tombe évidemment encore sous l’application de la loi du 12 juillet 1824 et tomberait, en Allemagne, sous l’application de la loi du 12 mai 1894 ; qu’il n’est pas douteux en effet qu’à la vue d’une étiquette semblable, nombre de consommateurs, malgré l’absence de la préposition de, entre les mots « Bière » et « Munich », sont convaincus qu’on leur sert dé la bière fabriquée à Munich, qu’au surplus la jurisprudence s’est déjà prononcée sur ce point d’une manière formelle à propos des vins blancs mousseux dont les étiquettes portaient tout à la fois le mot Champagne et le nom du véritable lieu d’origine qui ne faisait pas partie de la Champagne ; ... » (Ann. 07-98) (Voir également Propriété Industrielle 1906 p. 147 à 149)

Le Kammergericht dans deux décisions des 11 et 26 octobre 1911 [17] se refusait à accepter la désignation de Pilsen pour des bières fabriquées ailleurs qu’à Pilsen, même si le véritable lieu de fabrication était indiqué. Le Patentamt décidait dans le même sens [18]. Le Landgericht de Cologne par contre admettait comme terme générique, dans une décision de 1910 [19], remploi du mot Pilsen suivi de l’indication de la véritable provenance et le Tribunal d’Empire acceptait les mots Münchener et Pilsener sous la même condition [20]. — La jurisprudence autrichienne restait beaucoup plus ferme pour interdire l’emploi du mot Pilsner de ses équivalents [21].
Les produits vinicoles sont en général spécialement protégés contre l’usurpation de leurs appellations, car l’intérêt qui s’y attache est considérable : l’Arrangement de Madrid du 14 avril 1891 et la loi française du 6 mai 1919 disposent que les appellations régionales de provenance de produits vinicoles ne pourront jamais être considérées comme ayant un caractère générique. Un certain flottement s’est manifesté à un moment donné pour les eaux-de-vie auxquelles était contestée la qualité de produit vinicole ; mais cette thèse est aujourd’hui abandonnée. Le caractère de l’appellation Cognac a été nettement déterminé par notre jurisprudence [22] :

« En effet le Cognac est une eau-de-vie spéciale dont les qualités dérivent du sol qui l’a produit ; les noms des régions d’où viennent les vins et eaux-de-vie jouissent d’une réputation exceptionnelle ne pouvant jamais devenir générique, contrairement à ce qui a lieu pour les produits fabriqués, tels que les savons de Marseille, par exemple ; car si l’on peut faire partout les savons de Marseille, on ne peut faire partout des vins de Champagne ou des eaux-de-vie de Cognac ».
De l’examen de tous ces différents cas un principe se dégage, malgré les hésitations des Tribunaux : dans le produit d’origine, il y a application d’un procédé de fabrication plus ou moins difficile, mais en tout cas imitable et générique, et qui a pu se répandre ailleurs, parfois à perfection égale ; mais il y a un second élément qui ne peut être imité et qui tient des propriétés du sol, de l’eau, du climat, en un mot de la provenance : c’est cet élément qui domine et détermine le caractère de l’appellation du produit d’origine.
Un système générique de désignation a été tenté par l’adjonction de mots tels que façon, goût, ou d’un nom de pays. Nous voyons offrir de l’Emmenthal façon ou Emmenthal français, du vin de dessert goût Madère et du Porto Français. Par une distinction subtile, on admettrait le caractère générique du type ainsi indiqué par le correctif, tout en respectant l’appellation d’origine elle-même. Sans étudier ici le caractère répréhensible ou non de ces mots vis à vis de la loi française, nous ne pouvons pas les accepter parce qu’ils ne tendent à rien moins qu’à battre en brèche le système de protection des appellations d’origine [23].

Déjà certains mots tels que fantaisie, artificiel, aromatisé que l’on rencontre dans la réglementation française des vins mousseux et des liqueurs sont d’un emploi assez dangereux pour qu’on cherche à restreindre le plus possible leur extension [24].
L’examen rapide des diverses appellations géographiques nous a fait constater qu’une solution d’ensemble apparaît impossible. Il nous reste à voir maintenant quelle est exactement la nature de l’appellation Champagne : est-ce la désignation courante d’un certain genre de vins mousseux, ou au contraire le nom sous lequel se présente seul un produit d’une origine spéciale. Les discussions se sont poursuivies sur ce point dans la plupart des grands pays depuis le milieu du siècle dernier et si en France elles peuvent être considérées comme closes, tout au moins pour le mot Champagne lui-même, sinon pour ses dérivés, il est loin d’en être de même dans la plupart des pays étrangers, où animés du désir de favoriser la production et la consommation des vins indigènes, les gouvernements hésitent à entrer résolument dans la voie de la protection des appellations d’origine étrangères.
Il n’est pas nié que c’est le produit des raisins de la Champagne qui, rendu mousseux par une seconde fermentation alcoolique en bouteille, opérée dans des conditions tout à fait spéciales, prit dès l’origine le nom de vin de Champagne. Le succès que celui-ci rencontra fit surgir dans nombre de régions viticoles de choix, des fabricants qui traitèrent leurs meilleurs vins de la même manière et obtinrent des vins mousseux appréciés. Etait-il possible de les désigner sous le nom générique de Champagne, désignation qui jusque là pouvait passer dans le public comme synonyme de Vin mousseux, puisque les vins mousseux qui lui étaient offerts provenaient presque tous de la Champagne. La désignation était-elle tombée dans le domaine public, en même temps que le procédé de fabrication et tous les fabricants de vins mousseux étaient-ils de ce chef autorisés à en faire usage ?
C’est ce que ces derniers prétendirent : pour eux le vin de Champagne est un produit fabriqué suivant une méthode inventée, il est vrai, en Champagne, mais comme elle est appliquée maintenant dans les autres régions, le mot Champagne est donc devenu la désignation commune de ce genre de vin. Ils citent comme objet de comparaison Peau de Cologne, le savon de Marseille. Mais nous avons vu plus haut qu’il y a une différence capitale à laquelle les concurrents des Champenois n’ont pas prêté attention : c’est seulement par leurs procédés de fabrication que le savon de Marseille et l’eau de Cologne se sont fait connaître ; le lieu d’origine n’a été pour rien dans la vogue de la marchandise. Pour les vins au contraire, la situation se présente tout différemment : ce que l’on cherche tout d’abord, c’est le produit des vignes d’une région déterminée, produit présenté d’une certaine façon. Le mot Champagne désigne tout à la fois le produit naturel avant la prise de mousse et le produit fabriqué mousseux, mais cette seconde phase est postérieure et le Champagne a commencé par passer par la première ; la prise de mousse n’a pas pour effet de retirer au vin les qualités qu’il possédait originellement, ni de modifier sa composition chimique essentiellement variable suivant les régions : le vin de Champagne nature ou mousseux n’aura jamais le même bouquet que le vin de Saumur, l’un et l’autre, malgré la fabrication qu’ils subissent, conservent toujours les qualités différentes de goût qui sont connues des consommateurs ; aussi le nom de Champagne est-il étroitement lié à l’origine.

L’argumentation relative au caractère générique du mot Champagne a été soulevée dans presque tous les pays et toujours il y a été répondu victorieusement. La France possède le mot mousseux, qui a des équivalents dans toutes les langues : sparkling en anglais, Sekt, Schaumwein et moussirender Wein en allemand, spumante en italien, pour ne citer que ceux-là. Et ces noms, loin de déplaire au public, sont parfaitement compris de lui et les vins qu’ils désignent n’en sont pas moins appréciés. Il n’en a pas moins été prétendu un peu partout que le mot Champagne est le seul qui, auprès du consommateur, évoque pleinement l’idée de vin mousseux et qu’il se rapporte à tous ceux-ci, sans distinction d’origine du raisin. On a cherché à l’appui des exemples dans des catalogues d’exposition, dans des réclames, dans des dictionnaires, enfin partout où cela était possible. Il est exact que dans un certain nombre dépositions, les Comités ne se soient pas beaucoup souciés de contrôler la véracité des indications portées par les exposants sur leurs vins, ni leur droit aux dénominations sous lesquelles ils les présentaient ; le rôle des Comités s’est toujours borné à apprécier la qualité des produits. Aussi l’argument ne porte-t-il pas. — Les dictionnaires permettront-ils de se rendre compte de cet usage courant du mot Champagne ? Parcourons quelques définitions anciennes rédigées il y a quarante ans et plus, alors que la législation française de protection n’était pas encore aussi ferme et aussi nette. Littré s’exprime dans les termes suivants : « Le vin de Champagne est un vin factice qui s’est fait d’abord avec le vin de la Champagne, plus propre en raison de sa légèreté à être travaillé de la sorte, mais qui a été imité en Bourgogne et ailleurs ». Littré constate que ce vin a été imité, mais faut-il en conclure que ces imitations s’appellent Champagne ? Le texte ne nous autorise pas à le croire. Voyons d’autres dictionnaires : Larousse est très net : « Champagne, vin renommé qu’on récolte dans l’ancienne Champagne ». Prenons Larive et Fleury : « Champagne, s. m., vin blanc mousseux de Champagne fait avec du moût auquel on ajoute du sucre candi ». Bescherelle est non moins net : « Champagne ou vin de Champagne, produit des vignobles de l’ancienne Champagne ».
La consultation des dictionnaires ne permettant pas de constater que le mot Champagne était pris comme synonyme de vin mousseux, il fallait examiner ensuite si, en effet, l’emploi du mot Champagne était si courant en France pour ces vins que sa suppression fût impossible à prévoir. Ce n’est guère que depuis 1870 que l’on a pu voir quelques négociants de Saumur commencer à se servir de la dénomination Champagne. Ils ont prétendu plus tard qu’ils avaient acquis des droits sur celle-ci. Les Allemands l’ont prétendu aussi pour le mot Cognac, il y a quelque seize ans, et se disaient alors tellement sûrs de la réalité de leur droit qu’ils l’auraient bien cédé par esprit de conciliation, mais contre espèces sonnantes ; en effet au Congrès de Milan de 1906, organisé par l’Association Internationale pour la protection de la propriété industrielle, à propos de l’adhésion éventuelle de l’Allemagne à l’arrangement de Madrid, un délégué allemand, M. Neumann, proposait à la France d’accorder une indemnité aux fabricants allemands de Cognac, en échange de leur renonciation à ce mot et il justifiait son offre dans les termes suivants : « Cette indemnité est juste, parce que les français ont tardé trop longtemps à protester contre l’usage de ce mot ». Cette offre mercantile reçut naturellement l’accueil qu’elle méritait.
Il va sans dire que cette prescription acquisitive a été mainte fois invoquée à l’encontre des Champenois, en même temps que la soi-disant déchéance qu’ils auraient encourue du fait des abus que, disait-on, non seulement ils ont tolérés, mais encore qu’ils ont commis eux-mêmes. Tous ces faits ont été, bien entendu, grossis par les usurpateurs pour les besoins de la cause. Mais qu’importe ! les protestations des Champenois n’auraient-elles pas été aussi anciennes qu’elles Font été, que le mot Champagne n’en serait pas moins resté une appellation d’origine et non une désignation générique, malgré les abus qui ont pu se produire. Du reste nous verrons que les premières usurpations de l’appellation Champagne (si nous en exceptons les contrefaçons grossières) ne remontent pas avant 1870 ; or le premier arrêt très précis condamnant cet abus a été obtenu dès 1887 et dans l’intervalle les Champenois n’avaient pas été sans protester fréquemment.
Des Champenois ont pu acheter des vins quelconques qu’après avoir travaillé dans leurs caves, ils ont revendu comme Champagne, cela ne change rien à la situation juridique. Les Tribunaux Font mainte fois proclamé, témoin l’arrêt de la Cour d’Angers du 19 juillet 1887 [25].
Attendu qu’il n’importe pas plus que certains fabricants, même de la Marne, puissent faire entrer dans leurs cuvées, des vins par eux achetés ailleurs que dans l’ancienne province de Champagne, ni que des vins mousseux fabriqués à l’étranger soient vendus sous le nom de vins de Champagne ; qu’en effet, un abus ne saurait justifier un autre abus ;
Attendu, dès lors, que la désignation Champagne ou Vins de Champagne n’a pu tomber dans le domaine public comme s’appliquant à des vins mousseux non champenois ;
Attendu que l’application, dans les termes de la loi de 1824, de cette désignation à des vins mousseux autres que ceux de production et fabrication champenoise, constitue non seulement un abus, mais un délit, et ne peut en conséquence être génératrice d’un droit.
Cette constatation a été faite en d’autres termes par la Cour de Paris à propos d’une affaire sur laquelle nous aurons encore à revenir.
Qu’il importe peu, au point de vue du droit et de l’application qui doit en être faite aux appelants, que des abus aient été ou soient commis, que des tolérances aient existé et que certains négociants champenois emploient dans leur fabrication des raisins ne provenant point des vignobles de Champagne ; ..... [26].

La réfutation des arguments de ceux qui prétendent que l’appellation Champagne est une désignation générique a donc été faite amplement par nos Tribunaux ; mais ils peuvent en outre s’appuyer depuis 1892 sur le texte de l’arrangement de Madrid. De plus Fart. 10 de la loi du 6 mai 1919 ne laisse maintenant prise à aucune discussion : « Les appellations d’origine des produits vinicoles ne pourront jamais être considérées comme présentant un caractère générique et tombées dans le domaine public ».
Nous pouvons donc considérer ce point comme acquis pour toute une catégorie d’appellations d’origine, mais la sécurité serait beaucoup plus grande si la question en général ne comportait pas des appréciations aussi différentes que cela se passe en fait : il y a certaines dénominations géographiques qui dans la pratique sont aujourd’hui considérées comme génériques, mais il ne faut pas s’appuyer sur ces exemples pour prétendre imposer ce caractère générique à d’autres dénominations qui continuent au contraire à désigner l’origine, et, à ce titre, ont droit à la protection.

Notes

[1RENDU ; Traité des marques de fabrique et de commerce p. 51.

[2POUILLET, op. cit. n° 88.

[3LACOUR, op. cit. n° 25 et s.

[4MAUNOURY, Du nom commercial, n° 17.

[5« La tolérance plus ou moins large des habitants de Bar-le-Duc ne peut leur être opposée par une fin de non recevoir, leur revendication portant sur une dénomination qui est leur propriété imprescriptible ». (Trib. Com. Bar-le-Duc, 15 avril 1889 ; Gourde Nancy, 29 avril 1690. — Ann. 00-10).

[6POUILLET, op. cit. n° 736.

[7Nantes Trib. Corn. 6 mars 1880 — 18 juillet 1903 — Cour de Rennes. 22 mars 1904 — Seine 9 décembre 1908 et Paris 13 mai 1910. Consulter « Revue Economique Internationale » juin 1912, rapport de L. Coquet reproduit dans COQUET : Les indications d’origine et la concurrence déloyale p. 435.

[8Trib. civ. Lyon — 4 juin 1910. — (Ann. 11-2-30).

[9« Attendu que la ville de Bar-le-Duc s’est acquis une réputation méritée par la façon spéciale dont elle fabrique les confitures de groseilles ; qu’un tel renom, est, pour cette ville, une véritable propriété ; Considérant qu’il ne saurait être permis que des confitures plus ou moins semblables, mais fabriquées ailleurs, puissent être confondues avec celles de Bar-le-Duc, de façon à porter préjudice aux fabricants de cette ville ; considérant que la qualité des confitures de Bar-le-Duc ne tient pas seulement à l’art plus ou moins habile avec lequel elles sont préparées, mais surtout à la nature du sol qui produit les fruits qui en sont la base, à ce qu’on appelle le terroir ;
Attendu qu’il importe peu que certains confiseurs de Bar-le-Duc puissent faire entrer dans la composition de leurs produits, des groseilles achetées ailleurs que sur le territoire de celte ville ; qu’en effet, un abus ne saurait en justifier un autre ;
Attendu que les termes de « Confitures de Bar-le-Duc » ne désignent donc pas un produit fabriqué au moyen de tel procédé qui doit être tombé dans le domaine public, mais bien un article originaire de Bar-le-Duc ; attendu, dès lors, que la dénomination de Confitures de Bar-le-Duc n’est en aucune façon générique, un terme désignant seulement la nature de ces confitures ; que les défendeurs le reconnaissent eux-mêmes, puisque leur système tend à établir que les fruits employés par eux sont achetés, soit sur le marché public de Bar-le-Duc, soit dans les localités voisines de Bar, et qu’ils offrent d’en faire la preuve ; (Tr.Com. Bar-le-Duc 15 avril 1889).

Ce jugement fût confirmé par la Cour d’Appel de Nancy, le 29 avril 1890, par adoption de motifs : « Attendu, d’ailleurs, qu’alors même qu’il serait établi que, depuis un temps plus ou moins long, les confiseurs de Ligny ont qualifié leurs produits de « Confitures de Bar », cette habitude constituerait, de leur part, un abus contre lequel les intimés ont le droit de protester et qu’ils ont intérêt à faire disparaître dans l’avenir, tant pour protéger leur propre fabrication que pour prémunir le public qui s’adresse à leurs produits, contre les dangers de celte qualification erronée et la persistance intéressée qu’ils mettent à dissimuler le lieu de fabrication qui est la ville de Ligny ». (Ann. 00.10),

[10Trib. Corn. Seine 22 mai 1890 — Ann. 91-174.

[11Cass. Crim. 3 mai 1913 et jug. et arrêts sur cette affaire : Ann. 14-38.

[12Le décret déterminé d’abord à quelles eaux s’appliquent les dénominations : eau de source, eau minérale, eau gazeuse, minérale artificielle, gazéifiée, etc... et interdit les manipulations ou pratiques ayant pour objet de modifier l’état d’une de ces eaux dans le but de tromper l’acheteur sur les qualités substantielles ou l’origine de cette eau. Ensuite par l’article 5, " l’emploi de toute indication ou signe susceptibles de créer dans l’esprit de l’acheteur une confusion sur la nature, le volume, sur les qualités substantielles des eaux mises en vente, ou sur l’origine doit être considérée comme la cause principale de la vente, est interdit en toutes circonstances et sous quelque forme que ce soit, notamment 1° sur les récipients et emballages ; 2° sur les étiquettes, capsules, bouchons, cachets ou tout autre appareil de fermeture ; 3° dans les papiers de commerce, factures, catalogues, prospectus, prix-courants, enseignes, affiches, tableaux réclame, annonces ou tout autre moyen de publicité"

[13Voir Ann. 07-2-26.

[14Ibid. p. 27.

[15« Pas plus en Egypte que dans son pays d’origine cette appellation ne signifie simplement un genre de bière brassée prétendument à la façon de Munich ; en effet, la bière de Munich, soit par les conditions spéciales de l’eau et du climat, soit par suite de la protection des lois sévères sous laquelle la fabrication est placée, et des soins particuliers qu’on y donne, jouit d’une renommée universelle ». (Ann. 1907-2-27 et 1907-102 note 6).

[16Cour appel Bruxelles — 7 juillet 1905. (Annales 1907-2-28).

[17V. Propr. Ind. 1920 p. 33, notel.

[18V. Propr. Ind. 1914 p. 54.

[19V. Propr. Ind. 1911 p. 14.

[20Arrêts des 19 mars et 19 avril 1912. Propr. Ind. 1912 p. 99.

[21(Olmütz 15 avril 1912). Voir Propr. Ind. 1912, p. 174, v. également l’étude de Wassermann sur la bière de Pilsen dans le n° de février 1920 p. 79 de Markenschutz und Wettbewerb.

[22Cour de Douai — 18 mai 1900 — Ann. 00 p. 178.

[23Le décret du 7 juillet 1922 soumettant les vins d’origine portugaise à la réglementation de nos vins d’origine, accélérera certainement la disparition de ces locutions équivoques appliquées aux vins de liqueur d’imitation

[24On peut offrir officiellement au consommateur en dehors du Kirch, du Kirch de commerce, du Kirch fantaisie, et du Kirch artificiel (à l’aldéhyde benzoïque).

[25Aff. Syndicat du Commerce des Vins de Champagne c. L..... (Ann. 70-231).

[26Aff. Synd. Vins Champ.c.C..Paris 18nov. 1892. (Ann.96-154).