Le Vin de champagne est-il protégé par la loi de 1824 ?
La loi de 1824 réserve sa protection aux produits fabriqués et aux lieux de fabrication. Il est donc d’un intérêt primordial d’examiner si le vin de Champagne est un produit fabriqué. Dans le langage courant, l’expression qui désigne le producteur de vin est négociant en vin de Champagne. Elle peut faire croire que ce négociant ne fait que des actes de commerce. Mais nous devons mettre en garde contre les suppositions auxquelles entraîne la terminologie : certaines désignations exactes de professions sont évitées parce qu’elles éveilleraient dans le public une idée péjorative inexacte et sont remplacées par des termes approchants, mais qui n’ont pas cependant tout à fait la même signification. Or, c’est ici le cas : il y a une quarantaine d’années, lors de l’apparition du phylloxéra dans le Midi de la France, on pouvait craindre qu’en l’absence de raisin, certains industriels peu scrupuleux se livrassent à la fabrication de produits artificiels, ne contenant pas ou peu de raisin : or l’emploi du mot fabricant éveillait cette idée et était donc susceptible de faire naître des confusions ; aussi dans l’industrie vinicole cherchait-on à éviter l’emploi du mot fabricant et à dissimuler le plus possible la partie appelée fabrication, pour étaler la partie dite négoce ou commerce.
Ce préjugé a peu à peu disparu, particulièrement à cause de l’usage de plus en plus répandu des machines dont l’emploi montre à beaucoup d’incrédules le caractère industriel de tant de professions qui passent cependant dans l’opinion courante pour appartenir au commerce. La Cour de Cassation a établi nettement la différence entre l’industrie et le commerce, dans un arrêt de 1903, rendu dans un procès d’accident du travail. « L’industrie transforme l’objet auquel elle s’applique, à la différence du commerce où ne se font que des échanges » [1].
Pendant fort longtemps, les auteurs ne purent se mettre d’accord sur l’étendue du domaine de la loi de 1824 : certains en restaient à l’interprétation stricte que son caractère de la loi pénale semblait imposer, et excluaient de l’application de la loi les produits livrés par les exploitations agricoles ou extractives. Cette appréciation fut battue en brèche par nombre d’auteurs qui donnèrent des définitions beaucoup plus larges des produits fabriqués : Littré définit l’industrie manufacturière « celle qui, en transformant les choses, leur donne de la valeur » ; pour M. Maunoury, il y a « produit fabriqué toutes les fois que le travail de l’homme intervient, soit pour préparer, soit pour faciliter ou améliorer le produit lui-même ». Pouillet a voulu étendre le champ d’application de la loi de 1824, en s’appuyant sur la loi de 1857 qui, d’après l’art. 20, était applicable aux vins, eaux-de-vie et autres boissons, aux bestiaux, grains, farines et généralement à tous les produits de l’agriculture. Il n’a pas été suivi dans cette voie par les autres auteurs et M. Lyon-Caen en particulier s’est attaché à réfuter cette extension du domaine de la loi de 1824 : l’objet de la loi de 1857, les marques emblématiques, est tout à fait différent de celui de la loi de 1824 et il n’est pas possible de compléter ces textes l’un par l’autre, malgré l’intérêt pratique que cela pourrait avoir : cela eût été l’affaire du législateur de 1857, or, bien au contraire, il a écarté expressément la loi de 1824 du domaine de ses discussions.
Une question analogue se posa plus tard, lors de la signature de la Convention de Paris de 1883. Le protocole de clôture porte en effet la phrase suivante : « Les mots Propriété industrielle doivent être entendus dans leur acception la plus large, en ce sens qu’ils s’appliquent non seulement aux produits de l’industrie proprement dite, mais également aux produits de l’agriculture (vins, graines, fruits, bestiaux, etc...) et aux produits minéraux livrés au commerce (eaux minérales) ».
Mais l’objection opposée à l’argumentation de Pouillet se présentait encore, transposée dans un autre cadre, celui de la répercussion des traités sur la législation intérieure. M. Pillet restreint l’effet du traité a la matière précise en vue de laquelle il a été conclu et il estime que par suite la convention de 1883 n’a pu exercer une influence quelconque sur l’interprétation de la loi de 1824. M. Lacour est même beaucoup plus absolu : le traité, pour lui, « n’a pas la force et la valeur d’une véritable loi ». Nous avons vu plus haut que l’opinion contraire a été défendue, car si le traité a une origine différente de la loi, du fait de la ratification législative et de la promulgation, il devient assimilé à la loi, au point de vue de la législation intérieure. Néanmoins cette controverse ayant pour effet d’égarer les Français sur les droits qu’ils pouvaient tenir de ces différents textes, le Parlement la fit cesser par la loi du 1er juillet 1906 qui permettait aux Français d’invoquer les dispositions de la Convention de Paris dans tous les cas où elles sont plus favorables que la loi française.
L’application de la loi de 1824 est donc possible pour les vins de Champagne si l’on peut établir que ceux-ci sont des produits fabriqués. La courte étude à laquelle nous nous sommes livrés dans l’introduction montre bien que le vin de Champagne subit une fabrication. Il est intéressant cependant d’examiner comment la question a été résolue par la jurisprudence. Celle-ci remonte déjà fort loin : un arrêt de la cour de Cassation, du 12 juillet 1845 [2] déclare expressément : « Les vins de Champagne sont des produits fabriqués, et les lieux où on les récolte et où on les prépare des lieux de fabrication, dont la propriété est protégée par la loi du 28 juillet 1824 ». En 1847 [3], un autre arrêt de la même juridiction, rendu dans une affaire de vins de Bordeaux, décide que les vins en général doivent être placés dans la classe des produits fabriqués et que par suite « les propriétaires d’un crû réputé ont seuls, mais qu’ils ont tous, le droit de marquer les vaisseaux contenant leur vin par une estampille qui rappelle ce cru ».
Le vin de Champagne non mousseux est donc également protégé par la loi de 1824 à titre de produit fabriqué. La décision de la Cour paraît difficile à concilier avec ce qui a été jugé ultérieurement en matière d’accidents du travail : toute la partie des travaux effectués dans les champs et au siège de l’exploitation agricole est considérée comme se rattachant à l’agriculture et non à l’industrie ; la ligne de démarcation est en effet très difficile à établir et il était cependant nécessaire pour l’application de la loi du 11 avril 1898 sur les accidents du travail, de donner à son action des limites déterminées. Pour l’application de la loi de 1824 aux vins, le caractère de produit fabriqué a au contraire été admis et la protection delà loi accordée. — De nombreuses décisions ultérieures relatives au vin de Champagne ont confirmé les énonciations de ces arrêts et ont toutes traité le vin de Champagne comme un produit fabriqué ayant droit à l’application de la loi de 1824. Elles ont en outre précisé que n’a droit au nom de Champagne que le vin qui satisfait à la double condition suivante : récolté et fabriqué en Champagne [4].
Le vin de Champagne, tenant ses qualités tout à la fois du sol et du mode de manutention qu’il subit, la dénomination Champagne se trouve doublement protégée par la loi de 1824, en tant qu’il s’agit d’un vin fabriqué avec du raisin champenois, et en tant que ce vin subit ensuite les transformations destinées à le rendre mousseux.
Depuis un arrêt de la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation, du 3 mai 1913 [5Ann. 1914-1-38.]], les produits agricoles soumis par la Convention de Paris au régime de la propriété industrielle se trouvent bénéficier incontestablement devant les Tribunaux de l’application de la loi de 1824 : il s’agissait en l’espèce des eaux minérales de Vittel, or la solution adoptée en leur faveur s’applique sans aucun doute à tous les produits agricoles : « l’eau minérale est un produit plus naturel encore que les produits de l’agriculture, car elle n’a pas besoin d’être semée, ni cultivée ».
La Jurisprudence ayant décidé que le mot de Champagne est indicatif à la fois du lieu de production et de fabrication, il restait à préciser le sens de ces deux conditions. Quel est le lieu de production ? Qu’entend-on par la Champagne ? Une longue discussion qui n’est pas encore terminée, a eu pour but de déterminer les territoires de la Champagne viticole qui produisent les raisins destinés à devenir du vin de Champagne. Nous aborderons cette question dans un chapitre postérieur et nous verrons les modifications successives qui ont été apportées à la délimitation de la Champagne. Quant à la zone de fabrication, elle doit naturellement concorder avec celle de récolte, puisque c’est également en Champagne que doit s’opérer la fabrication ; c’est sur place qu’elle offre toutes les garanties désirables, tant au point de vue du contrôle de l’origine que du soin apporté à la fabrication par une main d’œuvre spécialisée et très expérimentée. Mais pour déterminer si un vin a réellement droit à l’appellation Champagne comme étant récolté et fabriqué en Champagne, il faut être en mesure de déterminer nettement où commence et où finit la fabrication.
Nous prétendons établir qu’elle commence à la vendange et qu’elle comprend toutes les phases successives jusqu’au dégorgement et dosage de la bouteille. Ce n’est qu’après bien des hésitations et des décisions contradictoires que cette définition s’est imposée en France ; et encore n’est-elle pas acceptée partout sans arrière pensée. A l’étranger, la situation reste beaucoup plus imprécise et, en étudiant le régime légal du vin de Champagne dans les divers pays, nous aurons l’occasion de remarquer des tendances à un libéralisme dangereux qui laisse souvent le champ libre aux usurpations.
Le point de départ de la fabrication ne semble pas avoir été contesté sérieusement avant ces dernières années : ce n’est qu’à l’occasion de l’application de la loi des dommages de guerre que la question fut soulevée par certains représentants de l’Etat, parce qu’elle comportait des conséquences financières au point de vue de l’allocation des frais supplémentaires. [5] Il est cependant bien évident que, dès la vendange, il y a application de procédés spéciaux : le pressurage d’un caractère particulier que l’on fait subir aux raisins de Champagne, constitue bien une phase de fabrication, et ensuite l’assemblage des divers vins qui composent la cuvée est une opération essentielle. L’importance de ces opérations au point de vue de la fabrication a été démontrée d’une façon très complète par Me Waldeck-Rousseau devant la Cour d’Appel de Paris [6]. Il soutint que le vin récolté, pressuré, assemblé en Champagne et mis en bouteille en territoire allemand devait être considéré comme fabriqué en Champagne et ayant ainsi conservé le droit à cette dénomination. Les premiers juges avaient déclaré
« que le complément de la fabrication et la mise en bouteilles faite à U... et qui constituent précisément les opérations auxquelles les négociants de Saumur n’ont pu faire attribuer par les Tribunaux la vertu de transformer un vin quelconque en vin de Champagne ; quelques importants qu’ils soient au point de vue du goût du produit final, ils ne peuvent cependant en changer l’essence et faire que ce qui pouvait et même, dans certains cas, devait être appelé du vin de Champagne, avant d’avoir subi ces opérations, ne puisse plus recevoir après cette dénomination [7].
La Cour en confirmant le jugement déclara a que si la mise en bouteille a eu lieu à l’étranger dans le but d’éviter certains droits de douane, cette dernière opération, si importante qu’elle soit, ne suffit point à enlever aux vins leur caractère d’origine et, par suite, leur dénomination [8] ».
Nous estimons qu’il a été commis dans ces décisions une grave erreur technique en ce qui concerne l’appréciation de l’importance de la mise en bouteille et des opérations subséquentes. La question s’est posée à la même époque devant le Tribunal de Strasbourg (19 février 1896), sur plainte du Parquet, et elle a été résolue dans un sens beaucoup plus conforme à la réalité. Nous extrayons d’un résumé du jugement (Journal d’Alsace du 1er mars 1896) le passage suivant qui est extrêmement net :
« Les vins mousseux français et allemands font partie de la catégorie des objets fabriqués. La cuvée qu’on peut transporter dans des tonneaux entre, en sa qualité de vin « calme » c’est-à-dire non encore mousseux, dans la catégorie des objets de demi-fabrication. Ce n’est que lorsqu’il est tiré en bouteille que la fabrication touche à sa fin et que le produit obtient son caractère principal de vin mousseux. Le traitement du vin en bouteille n’est, du reste, pas aussi simple et facile qu’on le croit. Il est nécessaire que l’on arrive à faire fermenter le vin dans les bouteilles, à le débarrasser de toute levure ; on doit lui ajouter une certaine quantité de liqueur ; tout cela exige beaucoup de soin et d’adresse et est d’une grande importance pour la qualité et l’excellence du produit. On donne pour ce motif généralement au mode de préparation le nom de « fabrication » et aux établissements où la préparation a lieu celui de « fabrique de vin mousseux », à leurs propriétaires celui de « fabricants de vin mousseux », et la désignation d’un endroit sur les étiquettes de vins mousseux, de cartes des vins, etc... doit être comprise pour ce motif dans ce sens que le vin mousseux est fabriqué à l’endroit désigné ».
Après avoir résolu ainsi la question de fond, le jugement examine si l’indication du lieu d’origine de la cuvée et du lieu de la mise en bouteille est suffisante pour dissiper toute erreur ; et il répond par la négative : la grande masse des consommateurs ne lira pas cette notice en français, ou la traduira mal ; et dans tous les cas, faute d’être renseignée de façon particulière sur la fabrication des vins mousseux, elle n’en comprendra pas la portée exacte et croira qu’il s’agit d’un simple transvasement, alors que le vin était déjà rendu mousseux. [9]
Ces considérations sont fort justes, car elles s’appliquent à la moyenne des consommateurs et non pas seulement à ceux qui sont au courant de la géographie viticole et des procédés spéciaux de la fabrication des vins mousseux. En tout cas, pour le point qui nous occupe, c’est-à-dire la fixation du moment auquel finit la fabrication, l’opinion courante en France admet maintenant qu’on ne peut considérer le produit comme fabriqué après le dégorgement, le dosage et le bouchage définitif, opérations de toute première importance. Nos lois du 1er août 1905 et du 6 mai 1919, en envisageant les diverses manipulations et traitements autorisés, ne semblent point supposer un seul instant que les opérations qui s’effectuent lors du tirage ou postérieurement ne soient que de simples travaux accessoires, ne rentrant pas dans le cycle de la fabrication. En un mot, le vin de Champagne est un produit récolté en Champagne qui y est emmagasiné, manipulé et entièrement manutentionné ; sa fabrication commence avec le pressurage et ne se termine que lorsque le produit est parfait, prêt à la vente et qu’il n’a plus à recevoir que son habillage.
[1] Cass. civ. 3 août 1903 - Gaz. Pal. 1903 - 2.501.
[2] D. 45 I. 327
[3] Cass. 8 juin 1847 — D. 47. I. 164
[4] Notamment Cour d’Angers, 19 juill. 1887, Ann. 88. 337, - 11 Avr. 1889 Ann. 89, 266, - 15 Déc. 91 D. 95, I. 71. Trib. Comm. Reims, 17 Juill. 1891 ; Paris, 18 Nov. 1892. Ann. 96-154.
[5] Cette discussion est close maintenant par une lettre interprétative du Ministre des Régions libérées, en date du 24 juin 1922, qui donne raison à la théorie traditionnelle La fabrication commence alors à la pressuration, pour ne prendre fin que lorsque la bouteille destinée à la vente reçoit son muselage définitif)..... ». (Bulletin du 10esecteur de la Reconstitution Industrielle, juin 1922 p. 18).
[6] En présence des droits de douane élevés qui étaient imposés, dans beaucoup de pays étrangers, aux vins mousseux en bouteilles, des fabricants champenois avaient installé des établissements hors de France, notamment sur le territoire du Zollverein allemand et y traitaient des vins originaires de Champagne expédiés en fûts. Dans l’affaire à laquelle nous faisons allusion, les vins de l’établissement situé en territoire allemand étaient vendus comme Champagne, mais l’étiquette portait non pas ce mot, mais la mention "Cuvée de Reims, mise en bouteilles à U...". Aussi le fabricant pouvait-il prétendre que le consommateur n’était pas trompé.
[7] Trib. Comm. Reims ; 26-3-93
[8] Paris 16 juin 1897. (D. 97 II 328). Pourvoi rejeté en Cassation le 27 mars 1900 (D. 00 I 399).
[9] Voir Propr. Ind. 1896 p. 78 - En sens contraire Berlin 7 déc. 1897. Propr. Ind. 1898 p. 55. Ces solutions si contradictoires semblent difficilement conciliables en droit pur. Pour les comprendre, il est nécessaire de se reporter aux circonstances de fait qu’ont pu exercer une influence déterminante sur l’esprit des juges. Les fabricants de vins mousseux allemands étaient émus de la concurrence que venaient leur faire les fabricants étrangers qui s’établissaient en Allemagne pour y manutentionner des produits français supérieurs aux leurs et qui étaient à même de les offrir sur le marché allemand à un prix sensiblement égal. Une très vive campagne était menée contre eux dans les milieux vinicoles allemands - Par contre, du côté français, beaucoup étaient portés à voir avec faveur cet effort de compatriotes qui allaient concurrencer les Allemands jusque chez eux. - Il est certain que dans une matière aussi délicate, la solution de la question pouvait être faussée par ces considérations économiques.