UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Querelle de santé au XVIII et XIXème siècles Champagne ou Bourgogne ?

Querelle des poètes

Les Muses n’ont pas attendu la décision de la Faculté de médecine pour entrer en lice.

En 1711, Bénigne Grenan, né à Noyers en Bourgogne, professeur à l’Université de Paris, compose une ode latine sur Le vin de Bourgogne, dans laquelle il lui accorde la prééminence sur celui de Champagne.

Bourgogne sur le Champagne ?

En voici la traduction en vers français, faite en son temps par B. de La Monnoye :

Chère feuillette bourguignonne,
Qui loges dans ton sein la vermeille santé,
Les plaisirs innocents, la douce liberté,
Et que d’amours badins une troupe environne,

Je veux te consacrer ces vers.
C’est toi qui d’un muet peux faire un Démosthène ;
Qui peux à l’idiot, sans étude et sans peine,
Donner en un instant mille talents divers.

On voit des soins la noire engeance
Disparaître à l’aspect de ton jus enchanteur,
Et le pauvre, que presse un rude collecteur,
Perdre le souvenir de sa triste indigence.

En vain la table offre des mets
D’un superbe appareil, d’une saveur exquise ;
Si tu n’es du festin le bon goût les méprise,
Et ne compte pour rien leurs somptueux apprêts.

Jusqu’aux cieux, la Champagne élève
De son vin pétillant la riante liqueur.
On sait qu’il brille aux yeux, qu’il chatouille le coeur,
Qu’il pique l’odorat d’une agréable sève.

Mais craignons un poison couvert.
L’aspic est sous les fleurs. Que seulement par grâce,
Quand Beaune aura primé, Reims occupant la place
Vienne légèrement amuser le dessert.

A toi, dont je chante la gloire,
Nourrice des vieillards, pleine du lait divin
Qui réchauffe le sang et bannit le chagrin,
Chère tonne, à toi seule appartient la victoire.

Lorsque par les ans refroidi,
On n’a plus ce beau feu que la jeunesse inspire,
Qui, propice autrefois, Apollon se retire,
Et que, comme le corps, l’esprit est engourdi.

De l’âge, mieux que l’Hippocrène,
Tu guéris, vrai nectar, l’importune froideur,
Et soufflant au poète une soudaine ardeur,
Du Sophocle glacé tu ranimes la veine.

Mieux que trompettes et tambours
Tu ferais au soldat affronter les alarmes,
Lui qui languit à jeun sous le poids de ses armes,
Ne le sentirait pas aidé de ton secours.

Mais, loin d’exciter à la guerre,
Toi qui cherches plutôt les danses et les jeux,
Sollicite la paix, lente au gré de nos voeux,
De ne plus différer le repos de la terre.

Déjà par des soins empressés
Le financier t’appelle à sa table superbe ;
Et dans peu nos bergers vont, étendus sur l’herbe,
Noyer au fond des pots tous leurs ennuis passés.

Qu’ailleurs Bacchus, hôte infidèle,
De nuages fâcheux occupe le cerveau.
Qu’il mine ailleurs les nerfs, lent et secret bourreau,
Ou livre à l’estomac une attaque cruelle :

De toi coule un jus précieux,
Doux aux nerfs, à la tête, ami de la poitrine,
Et, merveille surtout rare en la médecine,
Remède en même temps sûr, et délicieux.

Le sommeil sourd à nos prières
S’enfuit-il loin de nous, attendu vainement ?
Ce Dieu, si nous prenons de ton sirop charmant,
Viendra de ses pavots humecter nos paupières.

Mais tout buveur doit se régler.
Du modeste Bacchus c’est la loi la plus belle.
Tu veux qu’on la respecte, et malheur au rebelle
Dont l’indigne attentat ose la violer.

Veille toujours, aimable tonne,
Veille à fortifier la royale santé,
Afin que sous Louis la France en sûreté
Puisse dompter enfin les fureurs de Bellonne.

Ainsi, d’une commune voix,
Ton vin qu’en ses coteaux la Bourgogne voit naître,
Des vins les plus fameux soit reconnu le maître,
Utile aux jours du Prince, et digne de son choix.

Champagne vengée

Les Champenois bondissent sous ces attaques.
C’est Charles Coffin, natif de Buzancy, professeur au Collège de Beauvais, qui, en 1712, répond au poète bourguignon par une ode pleine d’esprit et de verve intitulée La Cham-pagne vengée ou Louange du vin de Reims qu’un poète bourguignon a, élégamment à la vérité, mais injustement blâmé, dont le texte intégral est lui aussi emprunté à la traduction en vers français faite par B. de la Monnoye :

Chère hôtesse d’un vin qu’on ne peut trop priser,
D’un vin qui doit à Reims, comme moi, sa naissance,
Bouteille à mon secours, j’entreprends ta défense.
Pour ton propre intérêt viens me favoriser.

Est-ce un songe ? ô merveille ! une douce manie
Chez moi, dans ce moment, au gré de ta liqueur
Répand de veine en veine une noble vigueur,
Et forme de ces vers la nombreuse harmonie.

Autant que, sans porter sa tête dans les cieux,
La vigne par son fruit est au-dessus du chêne ;
Autant, sans affecter une gloire trop vaine,
Reims surpasse les vins les plus délicieux.

Qu’Horace du Falerne, entonne les louanges,
Que de son vieux Massique il vante les attraits ;
Tous ces vins si fameux n’égaleront jamais
Du charmant Silleri les heureuses vendanges.

Aussi clair que le verre, où la main l’a versé,
Les yeux les plus perçants l’en distinguent à peine.
Qu’il est doux de sentir l’ambre de son haleine,
Et de prévoir le goût par l’odeur annoncée !

D’abord à petits bonds une mousse argentine
Etincelle, pétille et bout de toutes parts ;
Un éclat plus tranquille offre ensuite aux regards
D’un liquide miroir la glace cristalline.

Ce vin dont l’aspect seul enchante le buveur,
N’est pas d’un bourgeon faible une humeur froide et crue ;
Autant que la couleur en réjouit la vue,
Autant en plait au goût l’agréable saveur.

Taisez-vous envieux, dont la langue cruelle
Veut qu’ici sous les fleurs se cache le venin ;
Connaissez la Champagne, et respectez un vin
Qui des moeurs du climat est l’image fidèle.

Non, ce jus, qu’à grand tort vous osez outrager
De nuages facheux ne trouble point la tête,
Jamais dans l’estomac n’excite de tempête,
Il est tendre, il est net, délicat et léger.

Il s’ouvre dans les reins une facile route,
Il n’y fait point germer de sable douloureux,
Et n’y prépare pas, séducteur dangereux,
Par l’attrait du plaisir le tourment de la goutte.

Vers la fin du repas, à l’approche du fruit,
(Car on doit ménager une liqueur si fine),
Aussitôt que paraît la bouteille divine,
Des Grâces à l’instant l’aimable choeur la suit.

Parmi les conviés s’élève un doux murmure,
Le plus stoïque alors se déride le front.
Beaune alors cède à Reims, et confus de l’affront
Cherche loin du buffet une retraite obscure.

Equitable censeur, je veux bien toutefois,
Bourgogne, t’accorder l’estime qui t’est due,
Pourvu qu’à l’avenir une honte ingénue
Te force à rendre hommage au nectar Champenois.

Mère des vins moëlleux, c’est toi, je le confesse,
Qui d’un teint languissant corrige la pâleur,
Qui versant dans les corps une douce chaleur,
Sait égayer ensemble, et nourrir la vieillesse.

Mais ne crois pas te faire un mérite éclatant
D’ôter au laboureur le souci de sa taille,
D’animer le soldat dans le champ de bataille ;
Un simple vin de Brie en ferait bien autant.

Ô vous, puisque le ciel par un heureux présage
De la paix aujourd’hui nous promet le retour,
Anglais, de vos sterlings hâtez-vous dès ce jour
De venir dans nos ports faire un meilleur usage.

Au lieu d’avoir si loin conduit tant de guerriers,
Disposé tant d’assauts, et formé tant de lignes,
Hélas ! à moindres frais, des trésors de nos vignes
Vous pouviez sans péril enrichir vos celliers.

Ciel, fais que désormais puni de sa folie,
Quiconque insultera l’honneur du Sillery,
N’abreuve son gosier d’autre vin que d’Ivry,
Ou d’un cidre éventé ne suce que la lie.

Amusant quatrain

La ville de Reims le récompense en lui envoyant un présent annuel de quatre douzaines de bouteilles de vin rouge et gris.
En remerciement, il écrit cet amusant quatrain :

Par un si beau présent on vide la querelle,
Mettez les armes bas, Bourguignons envieux !
Et confessez que l’ode la plus belle
Est celle que l’on paie le mieux.

Les Bourguignons ne désarment point pour autant.
Bénigne Grenan adresse au célèbre médecin Guy-Crescent Fagon une pièce en vers, sous forme de requête, ne tendant à rien moins qu’à faire proscrire, par la Faculté de médecine, le vin de Champagne comme contraire à la santé :

Champagne et Santé ?

Hippocrate français, dont l’art sut à la France
Dans Louis conserver sa gloire et sa puissance
Docte Fagon permets que sur un nouveau fait
La Bourgogne aujourd’hui te présente un placet.
Assez et trop longtemps ma discrète droiture
De la fière Champagne a souffert l’imposture :
Quelques faux délicats qui la suivent toujours,
Tiennent à mon sujet d’injurieux discours.
Elle est tout leur bonheur, toutes leurs espérances,
Il lui donne sur moi d’injustes préférences,
Et ce qui la remplit de plus fiers sentiments,
C’est d’un brillant trompeur les faibles ornements.
Qu’elle plaise à leurs yeux, et cesse ses outrages,
J’approuve volontiers tous ces vains avantages ;
Que son nectar par eux à tous moments vanté,
Du verre transparent ait toute la clarté ;
Qu’il flatte, je le veux, d’une saveur subtile
Le palais le moins fin et le plus imbécile ;
Qu’il soit encore doué d’une si douce odeur,
Qu’elle rappelle à lui sans cesse son buveur.
C’est là tout ce qui rend la Champagne si fière,
J’y souscris, mais je hais son arrogance altière.
Enflez du même orgueil tous ses vins bondissants
N’élèvent que des flots écumeux, frémissants :
Leur liqueur furieuse, inconstante et légère,
Etincelle, pétille et bout dans la fougère :
C’est de cette liqueur qu’un poète enivré
Déclamant contre moi se sert d’un style outré ;
C’est, en m’injuriant, l’ardeur de son génie
Qui se résout, dit-il, en nombreuse harmonie.
L’ambitieux dessein qu’il conçoit dans son coeur
Est d’abaisser, s’il peut, l’éclat de ma liqueur :
Il fait tous ses efforts pour lui ravir l’empire
Et donner la couronne à celle qu’il admire.
La Champagne qui croit que son triomphe est sûr,
Déjà s’enorgueillit de son règne futur.

On voit de toutes parts sa liqueur effrénée,
De bijoux éclatants superbement ornée,
Aller de table en table étalant ses appâts
s’insinuer ainsi dans les meilleurs repas ;
L’insolente commande, et sûre des suffrages,
Des plus grands vins en reine exige les hommages ;
Elle veut l’emporter sur les plus généreux,
Se les assujettir et dominer sur eux :
Sitôt que règnera cette liqueur moderne,
Que deviendront alors tes honneurs, ô Falerne ?
Des vins, toi, qui d’Horace est reconnu le roi,
De la Champagne enfin tu subiras la loi.
Un poète du temps, un fier et jeune Horace,
A transféré le sceptre ; et dans Reims il le place,
Moi, Bourgogne, j’irais fléchir à ses genoux,
Moi dont les vins fameux sont si sains et si doux ?
Quoi donc ! n’ont-ils pas l’oeil et le goût agréable ?
Cachent-ils sous leur lustre un poison détestable ?
Et ne plaisant qu’aux yeux par un éclat trompeur
Portent-ils à la tête une noire vapeur ?
Blessent-ils l’estomac, et leur sève infidèle
Donne-t-elle aux humains la goutte et la gravelle ?
Sont-ils tristes auteurs de mille infirmités ?
Ma rivale superbe a ces propriétés.

Ainsi, docte Fagon, il s’agit de ma gloire
Contre ce faux censeur qui ternit ma mémoire.
Daigne me secourir de ton autorité.
De ses discours hautains réprime la fierté,
Prononce en ma faveur un avis qui rabatte
De ces petits gourmets la troupe délicate.
Juge expérimenté tu n’approuveras pas
L’orgueil d’une liqueur qui prend sur moi le pas.
Auprès de toi je crois avoir quelque mérite,
Si mon vin fut toujours ta liqueur favorite.
Si l’usage pour moi cent fois t’a convaincu
Combien je surpassais ma rivale en vertu.
Toutefois qu’ai-je à craindre ? En vain la jalousie
Vient s’attaquer à moi, que le Prince a choisie,
Ce Prince, dont l’air sain qui maintient ma liqueur,
De la jeunesse encore a l’ardente vigueur.
Pourquoi m’embarrasser d’un tas de petits maîtres,
De censeurs pleins de goûts dépravés et champêtres ?
Ma gloire et mon bonheur est de plaire à la Cour
d’un grand Roi, dont je fais et l’estime et l’amour.

La requête de Grenan à Fagon fait dire aux Champenois que le vin de Bourgogne est bien malade, puisqu’il a recours aux médecins, et elle donne naissance aux deux épigrammes suivantes, d’un auteur anonyme :

Bourgogne et remède ?

A ce que je me persuade, sur la qualité des bons vins.
Grenan, ta cause est bien malade, tu consultes les médecins.

Quand on s’adresse au médecin, c’est qu’on éprouve une souffrance.
Bourgogne vous n’êtes pas sain, puisqu’il vous faut une ordonnance.

Sur ces entrefaites, est lancé le fameux décret en vers latins attribué à Coffin, et supposé rendu sur la requête ci-dessus par la Faculté de médecine de l’île de Cos, laquelle semble se prononcer en faveur du vin de Bourgogne, bien qu’au fond le vin de Champagne gagne sa cause.

Deux traductions en vers français du même décret suivent.

La première a pour auteur M. de Bellechaume.

Sur la requête présentée
Par la Bourgogne maltraitée,
Contenant qu’au mépris des lois,
Et règlements faits autrefois
La Champagne aujourd’hui rebelle
S’attribuant des droits sur elle,
A suscité certaine rumeur
Dont elle empoisonne le coeur,
De qui la verve pétulante
Déshonore la suppliante ;
Depuis qu’il prend ses intérêts
Qu’elle est plus fière que jamais,
De tous côtés d’un air ivrogne
Triomphe, et rit de la Bourgogne
Dit, exaltant son jus fatal,
Qu’il a le brillant du cristal,
Que cet éclat qui fait sa gloire
Partout remporte la victoire ;
Contre l’usage et nos décrets
Qui condamnent ses vains attraits,
Soutient qu’il est sain et paisible
Et qu’il ne fut jamais nuisible :
Que l’on souffrait plus longtemps
Ces désordres exorbitants,
Les traits de sa noire satyre
Sans doute iraient de pire en pire.

A ces causes, comme il est dû,
Voulant qu’il soit sur ce pourvu,
Avant qu’augmente la licence,
Que tout allant en décadence,
Il n’en arrive un plus grand mal,
Notre conseil médicinal
Sans retard veut, entend, ordonne
Que notre chère Bourguignonne
Digne de la table des Rois
Soit maintenue en tous ses droits,
Tels que depuis son origine
Lui confirma la médecine :
Qu’elle ôte les soins odieux,
Rende le pauvre audacieux,
Inspire au soldat du courage
Comme il fut prouvé par l’usage,
Et que d’une muse en langueur
Elle ranime la vigueur,
Qu’elle seule domine aux tables,
Cause des sommeils délectables ;
Pour la santé du corps humain
Soit un remède souverain :
Qu’elle ait enfin malgré l’envie
Le don de prolonger la vie.

Afin que le crime à punir
Serve d’exemple à l’avenir,
Entend que la honte accompagne
Partout l’orgueilleuse Champagne :
A ses vins pleins de faux appâts
Défend l’entrée en tous repas ;
Ordonne que leur sève plate
Dorénavant n’ait rien qui flatte,
Que le cidre soit plus brillant,
Le vin d’Ivry plus excellent,
Que, qui les flaire, ou qui les goûte,
D’abord soit atteint de la goutte,
De la gravelle ait les tourments,
Rhumes, coliques, dévoiements,
Douleurs de tête et de poitrine,
Sans secours de la médecine,
Que tous maux viennent le saisir,
Car tel est notre bon plaisir ;
Comme un Flamand buveur de bière
Qu’il soit plongé dans la matière,
Comme un Huron qu’il soit brutal,
Et n’ait dans lui que l’animal.

Pour punir sa verve indiscrète,
Ordonne aussi que le poète
Qui protège cette liqueur,
S’en noie à tout moment le coeur,
Sans que sa soif démesurée
En soit jamais désaltérée ;
Veut de plus qu’au sacré vallon
Il soit rebuté d’Apollon ;
S’il arrive qu’il versifie
Que sa veine se pétrifie,
Que ses vers français ou latins
Soient purs et dignes des C***.
Veut en outre que ce libelle
Ecrit de sa main criminelle
Jamais ne soit d’aucuns vanté
Pour son tour, ni pour sa beauté ;
Et comme un ridicule ouvrage
Le condamne au plus sale outrage.
Donné dans la ville de Cos,
Publié par la nymphe Echo
De la quatre-vingt-onzième
Olympiade, an quatrième.
Signé par moi greffier en chef
De la Faculté : BEAU RELIEF !

La seconde est due à un auteur anonyme.

Sur ce qu’à notre tribunal
Aux fins d’arrêt médicinal
Représente dame Bourgogne,
Dame habile à rougir la trogne,
Disant, qu’un noir accusateur
Vient l’attaquer en son honneur,
Et que d’une voix lamentable
Elle se plaint que sur la table
Au commencement du repas
Ses yeux rouges ont moins d’appâts,
Qu’au dessert certaine cabale
N’en trouve en ceux de sa rivale :
Il est juste que sans retard,
A sa Requête ayant égard,
Nous prenions en main sa défense,
Et lui donnions la préférence.

Le cas est que certain rimeur
Enivré de la belle humeur
Où l’avait mis sa Champenoise,
A Bourguignonne cherchait noise
Sur la vigne de son pays,
Dont nous sommes moult ébahis,
Tant grossière est la médisance,
Aussi nous en aurons vengeance.
Qui des deux te semble meilleur,
Lui disait-il d’un ton railleur,
Admirant son vin dans un verre ?
Le plus excellent de Tonnerre
A-t-il ce brillant, ce fumet ?
J’en appelle au premier gourmet :
Il n’a que du corps et point d’âme ;
Là-dessus lui chantait la gamme.

De plus au mépris des décrets
Des médecins les plus discrets
Dans la faculté la plus sage,
Il prenait à témoin l’usage,
Que son vin, loin de faire mal,
Etait même plus pectoral :
Vit-on jamais telle insolence ?
Si pourtant on avait créance
Au dire de cet imposteur,
Et sur nous s’il était vainqueur,
Tout irait, malgré l’ordonnance
En peu de temps en décadence.

Donc, pour punir cet attentat,
Qui ne peut que troubler l’état,
Et contenter la suppliante,
Que nous connaissons innocente,
Plutôt que par retardement
Le mal augmente tellement,
Que de toute la thériaque
Il soutienne et brave l’attaque,
Notre célèbre Faculté
Ce qui s’ensuit a décrété.

Primo, qu’il soit dit dans le monde,
Que de la Bourgogne féconde
Partout on doit boire le vin
Pour le meilleur et le plus fin :
De tout temps notre aéropage
D’elle rendit ce témoignage.

Secundo, comme auparavant
Qu’il rende orgueilleux l’indigent,
Qu’il anime les gens de guerre,
Que, comme un pavot somnifère,
Des conviés dans le festin
Il assoupisse le chagrin,
Qu’au poète il soit favorable
Et qu’il règne seul sur la table.

Tertio, que de tout venin
Dont soit gâté le coeur humain,
L’aspect seul de ce jus fidèle
Dissipe la valeur mortelle.

Quarto, que la Déesse enfin
Fille du cerveau de Jupin,
Hygyne aux maux si formidable,
De ce vin soit inséparable :
Que l’un et l’autre de concert
Mettent les buveurs à couvert
De toute chaleur intestine,
Ainsi que fait la médecine ;
Et que contre une prompte mort
Remède aucun ne soit plus fort.

Quant à la rivale bouteille
Dont l’accusateur dit merveille,
Il est temps d’arrêter le cours
De ses impertinents discours,
Et lui faire porter la peine
De l’entêtement qu’il entraîne ;
Les autres vins à ses dépens
Rendront sages leurs partisans.

Qu’à présent donc vin de Champagne,
Ou de rivière ou de montagne
Soit banni loin de tout repas,
Que l’on craigne ses faux appâts,
Cette liqueur est meurtrière,
Que plutôt sous une gouttière
On se désaltère de l’eau
Qu’y s’y reçoit dans un cuveau :
Que le limon de Normandie,
Qu’une abondance d’eau rougie,
Que d’Ivry le jus prunelleux
Semble meilleur et plus vineux.

Et si contre l’obéissance
Qui se doit à notre ordonnance,
quelqu’un le flairait seulement,
La Faculté pour lors entend,
Que son sang forme éresipele,
Qu’il ait la goutte et la gravelle,
Que son ventre, comme un tonneau
Qu’on défonce à coups de marteau,
Se débondonne dans ses chausses,
Que la migraine dans l’instant,
De sa tête en distille autant,
Que l’importune esquinancie
Se joigne à la lente phtisie,
Qu’en un mot tous les maux alors
Se réunissent dans son corps.

Plus, fait à ses suppots défense
D’apporter aucune allégance
A quiconque au lit étendu
Souffrira pour en avoir bu :
Veut aussi que la maladie,
S’il ne chante palinodie,
Passe à l’esprit incontinent :
Qu’il l’ait lourd, hébété, pesant,
Comme peuple de Béotie
De raison qui peu se soucie,
Ou comme de grossiers Flamands
Dont la bière abrutit les sens.

Item, après cette sentence
Aux lieux de notre dépendance
Et partout où il nous plaira,
Même à Reims où besoin sera,
Avec colle bien affichée
Sans qu’elle puisse être arrachée,
Si quelqu’un dans tout l’univers
S’avise de faire des vers,
Ou contre Beaune il se déchaîne,
Nous ordonnons que pour sa peine
Sa verve s’enrouille à tel point,
Que le plus détergent vieux-oint
Ne le puisse jamais remettre,
Ou que sa pièce soit si piètre,
Que les écrits de Maevius
Passent auprès pour du Phébus.

Plus, faisant droit sur la demande
Condamnons l’auteur à l’amende,
Voulons aussi qu’il ait le coeur
Toujours noyé dans sa liqueur,
Qu’il s’en empoisonne à plein verre
Sans jamais qu’il se désaltère.

Voulons qu’à confiscation
Soit mise l’ode en question :
Que nos vassaux apothicaires
En ramassent les exemplaires
Pour envelopper leurs onguents,
Si mieux n’aiment à leurs chalands
Après certain petit breuvage,
Les porter pour un autre usage.

Donné dans la ville de Cos,
Publié par la nymphe Echo
De la quatre-vingt-onzième
Olympiade, an quatrième.
Signé par moi greffier en chef
De la Faculté : BEAU RELIEF !

Rien dans cette lutte courtoise n’outrepasse les bornes d’une plaisanterie spirituelle faite pour amuser le public. Et elle réussit à passionner tout le monde : littérateurs, médecins et savants.
abele

Début 1712, deux rhétoriciens du Collège des Bons-Enfants de l’Université de Reims, A.R. Richard et L. Degrigny, font une Imitation de l’ode latine de M. Coffin, sur le vin de Champagne.
« Viens, bouteille délicieuse,
Doux présent des monts fortunés,
Dont Reims justement orgueilleuse,
Voit ses remparts environnés :
Viens par une force nouvelle,
Pour soutenir notre querelle,
M’élever le coeur et la voix :
Mes vers vont réparer ta gloire,
J’ai pour garants de ma victoire
Ton jus et le nom champenois.
Mais quelle douceur séduisante
Tout à coup enchante mes sens ?
Tel est, ô liqueur bienfaisante,
L’effort de tes charmes puissants.
Par une influence secrète
Dans le plus stérile poète
Tu fais naître l’invention.
Tes esprits sont la source heureuse
De la cadence harmonieuse
Et de la riche expression.

« Autant que la vigne se vante
De porter des fruits le plus beau,
Et d’être de la plus noble plante,
Quoiqu’humble et fragile arbrisseau ;
Autant le vin que Reims voit naître,
Peut à bon droit se vanter d’être
Le roi des vins de l’Univers.
Jadis au poète lyrique
Mieux que vous, Falerne et Massique,
Reims eût inspiré les bons vers.
Vois cette liqueur pétillante
Marier sa vive couleur
Avec la fougère riante,
Dont elle imite la blancheur.
L’aimable vapeur qu’elle exhale
D’un doux parfum que rien n’égale,
Saisit l’odorat curieux ;
Marque naturelle et sincère
D’un suc encore plus salutaire
Qu’il ne paraît délicieux.
Vois ce verre, quand on l’arrose ;
Sous les flots de lait, blanchissant,
Soudain il se métamorphose
En un cristal réjouissant.
Jamais la langue n’est blessée
D’une sève fade et glacée,
Ou d’une fougueuse chaleur.
La saveur aisée et flatteuse
Devient pour la langue amoureuse ;
Ce qu’à l’oeil était la couleur.
L’envie a beau crier sans celle
Que sous ces dehors spécieux,
Nature d’une main traîtresse
Renferme un poison odieux :
Tel est son ordre invariable
De joindre un attrait délectable
Aux fruits les plus doux, les plus fins,
Et cette innocence ingénue
Dans les Champenois si connue,
On la trouve aussi dans leurs vins.

« Epurés de vapeur grossière,
Amis de l’esprit et du corps,
Ils n’y portent jamais la guerre,
Ils n’en troublent point les accords.
Sans amasser aux reins le sable,
De regrets source inépuisable,
Et le plus douloureux des maux :
Sans fouler les nerfs par la goutte,
Légers ils poursuivent leur route,
Et coulent dans tous les vaisseaux.
Sitôt que l’exquise bouteille
Se montre à la fin d’un repas,
La joie innocente s’éveille,
Et vole partout sur ses pas.
Devant elle fuit la tristesse,
Et la plus austère sagesse
La voit avec un doux souris.
Les jeux, les plaisirs et les grâces
Portent, folâtrant sur ses traces,
L’enjouement dans tous les esprits.

Ma main pour lors officieuse
Vole au Rémois avec ardeur,
Et sait sagement dédaigneuse
Eloigner toute autre liqueur.
Ce n’est pas qu’orgueilleux poète,
Je veuille en ma verve indiscrète
De Beaune rabaisser les vins.
Sa gloire me fait peu d’envie,
Pourvu qu’elle se glorifie
De prendre le pas après Reims.
Je sais que les douces rosées
Raniment un corps languissant.
Les vieillards aux forces usées
Vanteront son suc nourrissant.
Mon coeur plein de reconnaissance
Lui doit le salut de la France,
Avec la santé de son Roi.
Puisse Beaune d’autant d’années
Qu’à Louis Reims en a données,
Remplir son glorieux emploi.

« Mais Grenan, dont la plume habile
Décrit si bien ces qualités,
Nuit aux agréments de son style
Par ses éloges empruntés.
Dire que coulant dans nos veines
Leurs vins assoupissent nos peines,
Qu’au soldat ils rendent le coeur ;
C’est d’une louange assez plate,
Et dont le dernier vin se flatte,
Leur faire un ridicule honneur.
De quel oeil veut-on que je voie
Dans un festin né pour les jeux,
Voltiger l’amour et la joie
Autour d’un Bourguignon fumeux.
L’ivresse à la marche tremblante,
Le sommeil à bouche béante,
Enfants qui lui doivent le jour ;
Devaient, pour peindre la nature
Par cette grotesque figure,
Danser lourdement alentour.

« Mais terminez notre querelle,
Puissants arbitres de la paix,
A vous aujourd’hui j’en appelle,
Parlez, judicieux Anglais.
Est-ce encore le Dieu de la Guerre,
Qui d’une course si légère
Vous fait revenir sur nos bords ?
Notre Bacchus a plus de charmes ;
Vous cherchez ici sans alarmes
La conquête de ses trésors.
Pour vous, partisans de l’envie,
Qui par des traits injurieux
Oser des soutiens de la vie
Attaquer le plus précieux :
Pour punir vos hardis caprices ;
Puissiez-vous faire vos délices
Du jus qui croît chez les Normands.
Ou plutôt puisse la Champagne
Des doux plaisirs de sa Montage
Ne jamais enchanter vos sens. »

Tandis qu’une lettre est envoyée à M. Grenan sur le même sujet, le mardi gras, 9 février 1712 :
« Qu’est-il besoin pour des liqueurs
De mettre en guerre les neuf soeurs ?
Vous savez par expérience
Que leurs armes sont sans défense.
L’un demande dans le festin
Qu’on ait de goût que pour son vin,
Et l’autre entêté comme un diable
Ne veut que le sien sur la table.
Phébus et Bacchus sont deux Dieux
Que les poètes ont pour eux :
Aussi tous les deux ont leur place
Au double sommet du Parnasse.
Le premier préside à la paix,
L’autre ne la souffre jamais,
Il veut toujours qu’on soit en guerre,
Et qu’on la fasse à coups de verre.
Il était donc plus à propos
Que sur le champ parmi les pots
Vous vidassiez votre querelle,
Que de vous user la cervelle.
C’eût été pour lors que Bacchus,
Vous voyant rempli de son jus,
Mieux qu’Apollon par sa présence
Vous eût montré la différence
Qu’on doit faire de ces deux vins :
Et saisi des charmes divins
Que Reims enferme en sa bouteille,
Vous la trouviez sans pareille.
Ainsi, puisqu’à nous humecter
Ce jour semble nous inviter,
Ne différons pas davantage.
Ou de Beaune ou de l’Hermitage
Vous nous fournirez le plus fin,
Puis nous en boirons de Coffin
Si mieux n’aimez par complaisance
Fournir vous seul à la dépense :
Mais avec nous point de Normands,
Sur ce fait ils sont ignorants.
Un franc Bourguignon se fait gloire
D’être avec un Rémois à boire :
Ils sont tous deux bons connaisseurs
Et ne sont pas moins bons buveurs. »

M. de Bellechaume compose également une ode à Messieurs Coffin et Grenan, professeurs des belles-lettres sur leurs combats poétiques au sujet des vins de Bourgogne et de Champagne :

« Vivez en paix sur le Parnasse,
Amis, à quoi bon vos combats ?
Voulez-vous imiter Horace ?
Parmi les ris suivez ses pas

« Plein du Falerne et du Massique,
De ces vins il chanta le nom,
Animez votre voix lyrique
Du Champagne et du Bourguignon.

« Pour connaître la différence
Du nectar de Beaune et de Reims,
Il faut mettre votre science
A bien goûter de ces deux vins.

« Joignez ces liqueurs ravissantes,
Vous ferez des vers plus charmants,
Laissez aux Muses languissantes
Boire la liqueur des Normands.

« En même temps épris des charmes
Et d’Apollon, et de Bacchus,
A tous les deux rendez les armes :
Quel plaisir d’en être vaincus !

« Ces Dieux, juges de votre cause,
Ont leur siège parmi les pots,
Venez : des vers et de la prose
Ils vont vous faire les héros. »

Quelques années plus tard, Bernard Le Bovier de Fontenelle, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, prend le vin de Champagne sous sa protection spéciale contre les partisans du vin de Bourgogne. Selon lui, dit le Journal des Savants, « un verre de Champa-gne vaut mieux qu’une bouteille de Bourgogne ».
En 1742, Panard, plus impartial, écrit, dans son opéra La Critique : « Vieux Bourgogne et jeune Champagne font l’agrément de nos festins. »
En 1830, paraît à Dijon une imitation de l’ode de Coffin : La Champagne vengée, ode anacréontique, dédiée à tous les gourmets amis de leur pays, par un Bourguignon resté Champenois.

« De Rousseau la pompeuse lyre
Chanta la fortune et les grands,
Je ris de son grave délire,
Et plains ses pénates errants
Epris d’un sujet moins frivole,
J’encense une plus ferme idole,
Et brave les traits du destin ;
Près d’une famille chérie,
Tranquille au sein de ma patrie,
Je chante son nectar divin.

« Toi que la montagne vermeille
Produit sur ses riants coteaux,
Je t’invoque, noble bouteille
Viens m’embraser de feux nouveaux :
Verse en mon âme impatiente
La vive ardeur qui te tourmente,
Prête-moi tes bouillants transports ;
Accours, il y va de ta gloire,
Et qu’une éclatante victoire,
Signale mes premiers accords !

« Où suis-je ? est-ce une erreur légère
Qui trompent mes sens agités,
D’une illusion passagère
M’offre les rapides clartés ?
Ou bien, de ta sève puissante
Est-ce la chaleur agissante
Qui rend mes esprits furieux
Et qui courant de veine en veine,
Par une explosion soudaine,
S’échappe en vers harmonieux ?

« Horace ivre, en sa vaine extase,
Coecube, a prôné ta vigueur !
Repousse une menteuse emphase,
Et tombe aux pieds de ton vainqueur !
Cessez, dans votre folle audace,
D’usurper la plus noble place,
Chio, falerne, trop vantés !
Cédez à la liqueur divine
Qu’Aÿ, de sa riche colline,
Fait couler à flots argentés !
Voyez dans ces flacons limpides,
Comme leur diaphane azur
Etincelle des feux liquides
Qui roule en perles ce vin pur !
Comme son bouquet infidèle,
Trahissant le suc qu’il recèle,
Exhale un parfum délicat,
Et de sa pointe pénétrante,
Aux heureux Gourmets qu’il enchante,
Chatouille l’avide odorat !

« Bientôt, dans les coupes lancée
A flots d’un lait délicieux,
Comme sa mousse courroucée
Surgit par bonds séditieux !
Puis, de son volage caprice
Brisant le fragile édifice
Par un contraire emportement,
Comme sa perle fugitive
Recouvre sa beauté native
Avec un doux frémissement !

« De Véri (fameux restaurant parisien) l’adresse magique,
S’épuisant en mets onctueux,
Bâtit d’un festin magnifique
L’étalage voluptueux :
Qu’importe que sa main savante,
Des meilleurs ragoûts qu’il invente,
Travaille la molle saveur,
Si, de ce pénible artifice,
Le Pierry généreux complice,
N’en vient relever la fadeur ?

« Privé d’un repos salutaire,
Qu’interrompt un fréquent réveil,
Plaintif, sur mon lit solitaire,
J’invoque à grands cris le sommeil,
De ce Dieu que mon oeil rappelle
Pour charmer l’absence cruelle,
De Bouzy j’abreuve mes sens
Il revient d’une aile rapide,
Et couvre ma paupière humide
De ses pavots rafraîchissants.

« Béranger dont la noble verve
Déborde en faciles accords,
Sent-il de sa libre Minerve
S’amortir les bouillants transports ?
Plus actif que l’eau d’Hyppocrène,
Le Verzy, de sa lente veine,
Ranime les sons languissants,
Et, dans sa fougue pathétique,
Au dieu du chant patriotique
Inspire de plus fiers accents.

« L’Airain, par cent bouches résonne,
Pour enflammer nos bataillons ;
L’Aÿ bien mieux les aiguillonne ;
Que le bruit rauque des clairons ;
Sous le poids de sa lourde armure
Le guerrier altéré murmure,
Et va se traînant sans vigueur ;
Recréé par sa mâle sève,
Il se ranime, il se relève,
Et vole aux combats plein de coeur.

« Qu’un détracteur au teint livide
Insinue en malins couplets,
Que sous cette amorce perfide
Se cachent des poisons secrets ;
Vain blasphème ! glace fidèle
Par une image naturelle,
Ce nectar, frais et pétillant,
Reproduit la grâce légère,
L’air gai, l’ingénu caractère
Du Français vif et sémillant.

« Ces fils chéris que la victoire,
Couronne d’immortels lauriers,
Revolent des champs de la gloire
Au sein des maternels foyers ;
Là, saisis d’une sainte ivresse,
Du Roi-Peuple qui les caresse,
Chantant les sublimes travaux,
Ils endorment au fond du verre
Le Démon affreux de la guerre,
Et boivent l’oubli de leurs maux.

« De cet élixir efficace,
Pour peindre les nombreuses succès,
A quoi bon du dieu de la Thrace,
Evoquer les sombres excès ?
Descends de la voûte azurée
Paix si vivement désirée,
Reviens consoler les mortels !
Reviens, que la liqueur chérie
Dont s’enorgueillit ma patrie,
N’arrose plus que tes autels.

« Cède de sa puissance bénigne,
Calcul au tranchant dangereux :
En vain ta silice maligne,
Menace nos reins douloureux !
Cède aussi, goutte incendiaire,
De nos Crésus, hôtesse amère,
Boiteuse fille des plaisirs !
Du Champenois l’orteil agile
Se rit de ta crise mobile,
Source de cuisants repentirs !

« D’aucun retour aigre ni fade,
Dans son repos ou sa ferveur,
Ce vin n’attriste la rasade
Que sable le joyeux buveur ;
Autant sa vive pétulance,
Des éclairs rapides qu’il lance,
Enchante mes yeux satisfaits,
Autant son parfum agréable,
D’une volupté délectable,
Enivre nos friands palais.

« Que cette magnifique influence,
Qui rend jaloux les autres vins,
Du chef qui s’est choisi la France,
Prolonge les heureux destins !
Tant que, de cette mousse exquise,
Son sang, que la patrie épuise,
Boira les sucs réparateurs
Le trône, à l’abri des intrigues,
Verra se dissiper les ligues
Qu’aiment nos voisins corrupteurs.

« L’aspect de ce nectar propice
Que verse une discrète main,
Réveille, au deuxième service,
Les langueurs d’un goût incertain ;
Paraît-il ? l’innocente joie
En rayons brillants se déploie
Sur tous les fronts, dans tous les yeux ;
Signal constant de la tendresse,
De la plus austère sagesse
Il déride l’air sérieux.

« Libre d’une importune chaîne,
Bientôt le pétulant bouchon,
Cédant au captif qui l’entraîne,
Résonne et bondit au plafond ;
Soudain, de sa prison qui fume,
Jaillit la frémissante écume
Dardée à flots précipités ;
Qu’un doigt provocateur la guide ;
Elle inonde d’un jet rapide
Tous les convives enchantés.

« Heureux instant ! l’amour folâtre
Qui guette un aimable larcin,
Sur la beauté qu’il idolâtre
Pousse en riant un jet malin ;
Tandis que la douce rosée,
En perles humides versée,
Rafraîchit ses jeunes attraits,
Sous cette mousse officieuse
Cachant sa ruse insidieuse,
Le Dieu la perce de ses traits.

« Le feu des brûlantes rasades,
Echauffant les moites cerveaux,
S’exhale en galantes boutades,
En ris bruyants, en doux propos :
Ivre du charme qui l’attire,
La folle troupe, en son délire,
Loin de son oeil fastidieux,
De l’autre vin, qu’elle déteste,
Fait emporter l’ignoble reste
Chargé d’ironiques adieux.

« Toi qui poursuit le Moscovite,
Intrépide appui du Coran,
Du noble courroux qui t’irrite,
Tourne l’essor vers le Balkan !
Au cri plaintif de nos Hellènes,
Brise les fers pesants d’Athènes,
Et, dans le coeur de tes spahis
Versant l’élixir du courage,
Avec eux, du dernier outrage,
Venge ton trône et ton pays !

« Haineux enfants de la Tamise,
Reprenez d’autres sentiments ;
Dans l’Océan qui nous divise
Noyez vos vieux ressentiments :
De la paix la douce assurance,
Parmi nous, vous rappelle en France,
Et finit nos sanglants débats ;
Faut-il, provoquant la fortune,
Au Trident usé de Neptune,
Immoler deux riches Etats ?

« Ah ! bien plutôt de la Champagne
Abordent les joyeux caveaux,
Du Dieu riant de la montagne,
Lestez vos superbes vaisseaux !
Et, de cette conquête utile
Préférant le butin facile
Au vil butin des écumeurs,
Au lieu de fer, armés d’un verre,
Volez d’une plus douce guerre,
Egayez vos sombres humeurs !

« Jouis cependant de ta gloire,
Pommard que Grenan à chanté ;
L’Aÿ, modeste en sa victoire,
Aime à vanter ta qualité :
Mais, sur la foi d’un tel arbitre,
N’affecte plus le premier titre
Avec un mépris arrogant ;
A ton orgueil il doit suffire
D’occuper au bacchique empire,
Près de lui le deuxième rang.

« Et toi, dont la verve caustique,
Dans un accès calomnieux,
Osa fonder d’un vers inique
Le nectar de nos demi-dieux ;
Pour te punir de ta malice,
Je te dévoue au long supplice
De sabler, au lieu de l’Aÿ,
L’âpre poiré de la Neustrie,
L’aigre bourbier, l’épaisse lie
Du verjus que produit Ivry. »

Ce sont là les derniers échos de cette Querelle des poètes.

La confrontation se termine grâce à de puissantes interventions par cette déclaration, acceptée par les deux partis : « que si le vin de Beaune inspirait plus de couplets d’amour, celui de Reims, faisait chanter en meilleure musique, que pour se porter d’ore et demeurer joyeux, il fallait à un homme ces deux vins-là, comme il lui faut ses deux jambes. »
Le chanoine François de Maucroy, de l’église de Reims, ami de Boileau et de La Fontaine, traducteur de Cicéron et de Démosthène, devait avoir le mot de la fin en ménageant « la chèvre et le chou » :
« Dans le vin de Bourgogne, écrit-il, il y a plus de force et de vigueur, il ne ménage pas tant son homme, il le renvoie brusquement. Voilà Démosthène.
« Le vin de Champagne est plus fin, plus délicat, il amuse, davantage et plus long-temps, mais il ne fait pas moins d’effet. Voilà Cicéron. »
A la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe siècle, les vins de Bourgogne n’auront plus en ceux de Champagne que des concurrents peu redoutables. C’est que, pendant ce temps, le vin mousseux, né vers le milieu du XVIIe siècle, prend en Champagne la prépon-dérance, héritant des droits séculaires et de la réputation des anciens vins champenois.
Relatant cette stupide querelle, un médecin ami du vin, le docteur Malachowski, a fort justement noté :
« Nous nous garderons bien de vouloir trancher le différend - car il n’y a pas de diffé-rend - mais deux vins admirables qui ont droit tous deux à notre dévotion, et qu’il est absurde de vouloir opposer l’un à l’autre. »
On ne saurait mieux dire.