Les textes réglementaires ou de lois sont comme des fils de fer : même barbelés s’ils sont pénaux, ils ne résistent pas à tout. La fraude de certains marchands de vins et la misère des vignerons vont tendre le décret du 17 décembre 1908, jusqu’à le presque rompre. Il est vrai que du fait d’une conjoncture exceptionnellement difficile, la Fédération des Syndicats de la Champagne qui représente les quelque dix mille viticulteurs marnais, a du mal à trouver à négocier avec le Syndicat des Maisons la fixation de prix raisonnables au raisin.
On leur répond avec un peu de hauteur que le grand "Syndicat du Commerce" a pour objet la défense, en France et à l’étranger, dans l’intérêt de tous, du Champagne, mais qu’il n’entre pas dans sa vocation de peser sur un marché délicat et qui doit être libre pour rester serein... La guérilla du vin d’or et sa politique étrangère captivent manifestement ces Messieurs qui négligent l’intendance et ne voient pas s’armer ces dangereux ressorts que tendent sous eux la faiblesse des vignerons et la roublardise de certains marchands de vins nouveaux venus. Il faut dire que "la fraude", laquelle consiste à faire du Champagne avec des vins non champenois, peut être très profitable à des marchands sans scrupule et à courte vue, parce qu’ils vendent le Champagne, mais qu’elle étrangle les viticulteurs champenois, qui eux n’ont à vendre que leurs raisins fragiles et pas toujours abondants. En janvier 1911, après plusieurs vendanges médiocres et une dernière désastreuse, des vignerons de la Marne, excédés par l’ampleur de la fraude, mettent à sac des caves à Damery et à Hautvillers. La troupe doit intervenir pour rétablir l’ordre.
Quant aux vignerons de la côte des Bar, ils bougent eux aussi, mais pour obtenir l’abolition du décret de Clémenceau, et non bien sûr son renforcement. Le Gouvernement est pris entre deux feux. Il tente d’apaiser les Marnais en leur annonçant les "mesures complémentaires" qui vont faire l’objet de la loi du 10 février 1911, et il cherche à calmer les Aubois en leur offrant, selon une idée bien parlementaire, une sorte de "Champagne Inférieure" par un décret qui sera promulgué le 7 juin 1911. On promet en même temps à ceux qui sont dans le château, de relever le pont-levis, et à ceux qui sont dehors, de leur lancer des échelles. Ce qui devait arriver arrive : les uns et les autres se sentant joués, se soulèvent. Les Aubois qui ont la loi contre eux, se contentent d’atteindre par des grèves massives le département tout entier, où d’impressionnantes manifestations serpentent dans la pénombre de leur colère.
Mais les Marnais ont la loi pour eux et doivent, après les émeutes de janvier, se sentir en jambes : ils sortent au grand jour, en bandes, ou plus exactement par crus, et aux accents de "la Champenoise", ils cassent tout. Un beau jour du mois d’avril 1911, au petit matin, ils déferlent des coteaux avec échalas, paragrêles et clairons : on va "zigouiller les fraudeurs" ! Le 31ème Dragon est surpris et aura besoin du renfort des Chasseurs. Venteuil et Trépail se hérissent de barricades, le drapeau rouge flotte sur Damery, Vertus hésite mais succombe, Dizy et surtout Ay sont saccagés et incendiés, Pierry est touché, Épernay même, bien retranché pourtant, connaît la violence. Pour ramener l’ordre, 31 escadrons de cavalerie et 26 compagnies d’infanterie doivent occuper le vignoble pendant six mois ! Et une "culotte de peau" publiera sur ces événements un ouvrage au titre accrocheur : "Mes campagnes en Champagne" !