Et pourquoi, cet art vigneron unique des rives de la Marne dont la science de Pasteur s’apprête justement à expliciter l’empirisme, pourquoi ne pas l’appliquer à d’autres vins que ceux de Champagne ? La France ne manque ni d’entrepreneurs, ni de vignobles après tout.
Le Positivisme régnant à cette époque célèbre les noces radieuses du Commerce et de la Science, des noces auxquelles la Tradition n’est pas conviée, et dont l’absence précisément marque la fête vigoureuse et brillante d’une sorte irréparable de platitude.
Le c minuscule que Littré met au nom du Champagne nous révèle qu’au sens grammatical, celui-ci n’est déjà plus un nom propre : il est devenu commun. C’est un signe : ce qui est connu de tous tend à devenir la chose de tous. Le savant des mots dit bien que le vin tient son nom de la province de sa naissance, mais seulement après avoir défini la province elle-même comme le lieu sans passé de la production du vin.
Dans la France positiviste, l’aventure marchande du vin a retourné la situation : inconnu, il avait dû dérober le nom de son terroir ; devenu célèbre, c’est lui qui donne son identité au terroir. La gloire du Champagne, en somme, éclipse l’histoire millénaire de la Champagne. Et Littré s’exprime de façon ambiguë sur le lien de fruit qui attache le vin à sa terre : "Le vin de la Champagne, écrit-il, serait plus propre en raison de sa légèreté" à devenir Champagne, ce qui est une reconnaissance de sa racine champenoise.
Mais l’érudit positiviste coupe pour ainsi dire cette racine en la mettant entre deux sérieuses parenthèses : "Le Champagne, écrit-il pour commencer, s’est fait d’abord avec le vin de la Champagne", et il poursuit : "il a été imité en Bourgogne et ailleurs ".
Ce passé composé soudain et répété a un sens. On l’a compris : le Champagne serait une invention technique d’origine champenoise. L’auteur du "Dictionnaire de la langue française" n’est pas juriste, mais il nous livre la jurisprudence de l’entendement de la majorité qui règne, celle que le langage entre dans la tête des juges, avant qu’ils aient à trancher un quelconque litige.
Il faut se rendre à l’évidence : au milieu du XIXème siècle, au moment même où s’ouvrent les hostilités complexes de la guerre des bouchons, la cause du Champagne est mal partie. Dom Pérignon, Frère Oudart et les autres peuvent se retourner dans leur tombe : le Champagne n’est plus un vin que pour l’Histoire ; le commerce et la science sont en train de le réduire à n’être qu’une technique de vinification.