Ce n’est pas tout. La liberté économique n’est pas seulement déroutante, elle est aussi cruelle. Riches marchands et vignerons pauvres vivent les uns près des autres, sur les mêmes terres et dans les mêmes bourgades. Ils sont ensemble attachés au sort du vin, mais le labeur de ceux qui cultivent durement le raisin au plein vent des coteaux ne les met pas toujours à l’abri des aléas des récoltes. Qu’elles soient surabondantes ou insuffisantes, un problème majeur se pose : la misère.
Viticulteur et viniculteur sont le même mot à une lettre près, mais dans la Champagne de la Monarchie de Juillet, cette lettre qui change cache un abîme. L’éloignement réel qui s’établit entre riches et pauvres, et sa conséquence imaginaire, l’incompréhension, sont alors les composantes de ce qu’on appelle aujourd’hui la différence. Celle-ci peut donner de la vigueur à une société en ordre fermé, mais dans une société que déforme alors l’innovation de la liberté (comme à présent d’ailleurs dans une société rendue lâche par l’usure et l’avachissement de la liberté) la différence peut devenir une mèche lente de la violence. En écartant les hommes les uns des autres, en les rendant mutuellement sourds et sans regard, en les regroupant en ensembles distincts qui s’affrontent sourdement au sein d’une même communauté, le travail de la différence ravine et fissure le corps social. La mine plus ou moins enfouie de luttes essentielles, et le grisou plus ou moins concentré de la haine que ces luttes exhalent, sont à la longue un danger mortel pour l’édifice de la société, imprévisiblement menacé de s’embraser et de s’effondrer. Dans une Champagne dont la profondeur en 1830, n’en doutons pas, vit encore à l’heure de l’Ancien Régime, la logique efficace d’un libéralisme sans frein précipite brutalement les uns contre les autres, sur le champ clos du marché du raisin, les vignerons qui le vendent et les négociants qui l’achètent. Cette logique terrible offre pour ainsi dire les petits à la charge sans pitié des gros. Quant au précieux raisin, au raisin fragile, il n’est plus depuis longtemps ce don de Dieu que dans l’obéissance le frère convers confiait à son père cellérier, mais désormais il cesse d’être le fruit du plaisir du Roi et des Grands que le vigneron porte au négociant avec une sorte de respect. Il devient l’enjeu d’un duel inégal où les faibles jouent leur survie et les forts leur enrichissement. La faux coupante et aveugle de la dure logique dont le marché est le fil s’apprête à trancher la vivante société champenoise. L’harmonie dans laquelle les Maisons de Champagne ont su s’enraciner dans le vignoble est en danger. Il n’est plus tout à fait inconcevable de voir un jour des bandes de vignerons en colère dévaster à coups d’échalas la demeure d’un négociant, ou répandre par tombereaux sur les marches d’une sous-préfecture, des raisins sans prix... mais n’anticipons pas.