Par bonheur, le vin doré aux saintes bulles connaît des convives moins discrets que les moines sur leur plaisir : il a droit à la bruyante consécration de la table royale. L’agrément du Roi étant l’agrément de tous, cet honneur insigne vaut de l’or. Le succès marchand voulu par les Bénédictins est atteint, et l’oubli en tous cas exclu.
Au lendemain de la disparition des viniculteurs de Dieu, (le discret Dom Pérignon rendit définitivement son tablier l’année même où le Roi-Soleil pour toujours se coucha) pendant la Régence, des hommes nouveaux s’établissent à Reims. Certains viennent du pays : Nicolas Ruinart, Jacques Fourneaux, Claude Moët et Memmie Jacquesson par exemple.
D’autres viennent des bords du Rhin, comme Florens-Louis Heidsieck, de Suisse ou de Belgique, comme Henri-Marc de Venoge et Théodore Van der Vecken.
D’autres les rejoindront plus tard : Henri-Guillaume Piper, Christian Walbaum, Charles-Henri Heidsieck, Peter-Arnold de Mumm, Josef Jacob Placide Bollinger, William Deutz, Pierre-Joseph Herbert Geldermann, Johan-Josef Krug ou Charles Koch... Ils ont de l’argent, du courage et une certaine maîtrise de l’art de vinifier. Ils viennent "faire du vin de Champagne" mais ils ne sont pas vignerons ou ne le sont qu’accessoirement.
Des fonctionnaires beaucoup plus tard les appelleront "négociants-manipulants", nom sans grâce mais irréprochable qui évoque et le soin et le prix des bouteilles sacrées élaborées à partir des raisins. On ne sait comment, ceux-ci peuvent recueillir ou reconstituer le savoir-faire secret des moines, et à leur tour, ils parviennent à élaborer avec les raisins fragiles des vignes champenoises l’insaisissable vin d’or pâle, pétillant et sauvage.
Au prix de trente à cinquante pour cent de casse, ils réussissent aussi à l’emprisonner dans le verre, et ils le commercialisent en France et hors de France. On mesure là l’énormité du prix à payer pour un vin d’exception et l’importance des efforts des premiers négociants qui ont fait la notoriété du Champagne.
Tout cela pourtant est modeste à côté du commerce régional de la laine qui constitue alors le fondement de l’économie du pays champenois. A la veille de la prise de la Bastille, la Champagne expédie à peine trois cent mille de ces bouteilles qui pour un oui ou un non, se brisent toutes seules.