Le Champagne est comme on sait un vin à la double fermentation, un vin difficile, un vin savant. Il naît à la fin du XVIIè siècle, un peu dans le mystère, au fond du chai d’une abbaye bénédictine de la vallée de la Marne. Les monastères sont alors des lieux de prière bien sûr, mais ils sont encore des lieux de savoir, de richesse aussi.
Les vies qu’enserrent leurs murailles puissantes ne se déroulent pas en marge de la société, comme nous sommes portés à le penser, mais au contraire en son coeur. Loin d’exclure du monde ceux qui y entrent, la clôture monastique les y garde en présence de l’essentiel. L’idée de prison pieuse est à la fois rétrospective et sottement adversaire. En fait, la clôture est conçue pour retenir la lumière dans un monde que les misères font ténébreux comme un ciel de nuit.
Les hommes tonsurés et vêtus de bure chargés de l’intendance de ces communautés peuvent être les chercheurs de pointe d’une société ordonnée par la piété et régentée par un pouvoir patriarcal, une société agreste encore, et déjà marchande.
Le moine ou les moines ingénieux à qui la tradition attribue la première mise au point de l’élaboration du vin neuf savent dompter la nature des raisins imprévisibles que donnent les vignes des coteaux d’Épernay et de Reims, très septentrionales en France. Vendangés à l’aube de leur maturité, dans la fraîcheur du matin de préférence, ces raisins volés à l’automne frileux de la Champagne donnent des vins légers qui, Dieu seul sait alors pourquoi, sont naturellement portés à pétiller.
Comme si le jus de ces raisins devenu vin, conservait en lui une ressource de verdeur et poursuivait ou reprenait en bouteille l’alchimie de sa maturation.
Cette singularité, qui se retrouve ailleurs, doit surprendre les Champenois plus que les autres, et leur plaire particulièrement. Les très fins vinificateurs de ces communautés monastiques où plaisir et commerce ont un droit réglé de citer, trouvent à apprivoiser ce gentil mystère de la nature et réussissent, avant les autres semble-t-il, à élever en bouteille un vin blanc à la mousse légère : le Champagne.
Les noms de Dom Pierre Pérignon d’abord, puis de Frère Jean Oudart nous parviendront : ces Bénédictins ne sont probablement pas seuls et ils ne font peut-être pas tout, mais peu de choses de leur vie et de leur art filtre des murailles des celliers monastiques. Les moines du vin que l’on peut imaginer recueillis, têtus et gourmands, emportent dans la tombe l’essentiel de leur savoir-faire empirique. Leur mise en terre par leurs frères - règle oblige - ne fut sûrement pas bavarde et dut en plus, à cause de la perte, être d’une tristesse particulière ; à moins que la réserve en cave ait aidé à faire de l’âpre deuil un joyeux désespoir...
On retient tout juste de ce bref âge d’or cloîtré que le secret fameux consiste pour une part en des assemblages infiniment savants des vins de vignes que la distance d’un ou deux jets de pierre, parfois, suffit à rendre différentes, et pour une autre part en manipulations sans fin de bouteilles.