Les Aubois devront attendre 1919 pour que la promesse soit tenue, et ils n’auront pourtant pas un instant le sentiment d’être joués.
C’est qu’au milieu du jeu charmant de la guerre des bouchons, la Grande Guerre fait passer toute la puissance de son hallucinante dévoration. Les querelles d’étiquettes, passionnées mais aimables au bout du compte, sont chassées comme poussières dansantes par la guerre, la vraie, celle d’où l’on ne revient pas, ou alors pas le même, la guerre de fin d’un monde, dont l’inimaginable grenade, en plus, explose au coeur de la Champagne. La bataille de la Marne fixe pour quatre ans au plein travers du vignoble, la balafre obsédante et cruelle du front qui se met à boire le sang des gars. L’incroyable n’est pas que cette monstruosité s’installe soudain, ni qu’elle coûte tous ces morts. Il n’est pas illogique au fond, que le désordre social puissant et constructif, mais féroce, qui s’est mis en marche en Europe depuis plus d’un siècle, fasse un bouquet brutal de ses manques, de ses destructions, de ses méchancetés, et le jette à la gueule de l’Histoire comme une alarme hurlante destinée à tous, parce que tous, pris dans la sèche machinerie blindée des états nationaux, depuis trop longtemps font les imbéciles ! L’histoire heureuse du Champagne suit, elle aussi, à sa manière dorée, le fil tentant mais diabolique de Faust. Et avec le recul, il y a de quoi songer devant le spectacle qu’offrent en 1911, dans des vignes que les Bénédictins aimèrent jusqu’à apprendre à en recevoir le Champagne, les milliers de soldats d’occupation en pantalon garance venus contenir la colère de vignerons pauvres soulevée par quelques marchands tricheurs.
Cela donne une image nette du chemin socialement dégringolé et préfigure clairement les champs de mort du gouffre de la guerre qui approche. Non, décidément, l’incroyable, c’est bien plutôt qu’après la parenthèse terrifiante de la "Der des Der", la gentille guerre des bouchons puisse reprendre, comme si un accès de folie furieuse de quatre années n’empêchait pas sa victime de recouvrer intacte l’adorable fantaisie de son caractère.