Pendant de longs mois le vigneron a cultivé et protégé sa vigne et il lui faut maintenant préparer et réussir les vendanges, récompense de ses efforts et terme de ses craintes. Qu’elles soient glorieuses ou décevantes, elles constituent l’événement important de l’année et à ce stade apparaît déjà le soin méticuleux que l’on apporte en Champagne à l’élaboration du vin qui en fait le renom. C’est à ce souci que répondaient les règles établies par les vignerons du XVIIIe siècle pour la conduite des vendanges. Elles ont fait leurs preuves et on les retrouve aujourd’hui inchangées.
Si la végétation est trop touffue, il peut être nécessaire, on l’a déjà évoqué, d’effectuer un dernier rognage afin de permettre une maturité convenable du raisin en dépit de la baisse des températures qui peut survenir à l’automne, en particulier dans les années de vendanges tardives. En outre, il sera bon de ne pas être gêné pour la cueillette par un excès de feuillage. Pour éviter cet inconvénient on pratique de plus en plus l’effeuillage, qui consiste à faire passer dans les vignes des tracteurs-enjambeurs spécialement équipés pour enlever rapidement une partie importante des feuilles, par l’action d’un puissant jet d’air intermittent, ou mécaniquement par coupage avec aspiration simultanée, ce qui permettra lors des vendanges un gain de temps de 20 à 40 %. Sous peine de contrarier gravement la maturation, l’effeuillage doit être fait 48 heures au plus tôt avant la cueillette.
Quelques jours avant le début des opérations, on prépare les bacs à vendange et, si nécessaire, on les recomplète. Le bac rectangulaire en matière plastique, aussi appelé comporte ou caisse, est en service depuis le début des années 1960. Il a remplacé progressivement le panier-mannequin en osier, la cagette rectangulaire bois-osier, les comportes en bois, de forme rectangulaire ou pyramidale. Il a en effet des avantages nombreux et importants. Il se nettoie, se sèche et se conserve facilement.Pouvant contenir environ 45 kilos de raisins, il est beaucoup plus maniable que les anciens paniers dont certains pesaient 80 kilos une fois remplis. Le gerbage des bacs et leur chargement sur palettes, impossibles avec les paniers-mannequins, diminuent considérablement l’encom-brement des quais de vendangeoir et accélèrent la pesée, d’autant plus que les bacs ayant tous à vide le même poids il n’est plus nécessaire de faire la tare comme autrefois.Tout cela est de nature à améliorer l’état sanitaire de la vendange, qui reste moins longtemps avant d’être pressurée. Les bacs doivent toutefois comporter dans le fond, éventuellement sur les côtés, un grand nombre de petits orifices, dont la surface totale représente 10% de celle des parois, afin d’éviter l’échauffement néfaste qui serait produit par les calories émises par une vendange privée d’air.
Les bacs sont débarrassés des poussières de l’hiver par lavage au jet ou passage dans une laveuse ; les exploitations importantes sont équipées de laveuses automatiques en ligne, qui faciliteront en cours de vendanges le nettoyage des bacs qui doit être renouvelé fréquemment. On prépare également les petits paniers qui serviront à la cueillette et pour lesquels le plastique a aussi petit à petit remplacé le bois et l’osier, ainsi que les outils qui serviront à couper le raisin, épinettes qui dans les années 1970 étaient déjà en voie de disparition, et sécateurs-ciseaux.
Plusieurs semaines avant les vendanges, on se préoccupe de la main-d’œuvre nécessaire pour la cueillette. Les effectifs et la durée des engagements varient suivant l’importance présumée de la récolte, une grosse vendange impliquant soit un plus grand nombre de personnels, soit davantage de jours de cueillette, soit une combinaison des deux solutions. En année moyenne, il faut compter de 4 à 5 vendangeurs à l’hectare, si bien que l’on peut estimer à 100 000 à 120 000 le nombre total des vendangeurs. Les familles des exploitants y comptent pour un bon tiers, avec leurs amis car, comme l’écrivait Béranger [1],
Tout vigneron à l’ouvrage
Même enfants, amis, voisins,
Tant ses tonnes en veuvage
Ont soif du jus des raisins.
Il reste donc à embaucher 60 000 à 75 000 personnes.
Dans les vignobles des maisons de Champagne on a conservé l’habitude de faire appel aux ouvriers mineurs et métallurgistes du Nord et de l’Est de la France. Dans leur localité de résidence ils sont recrutés par un cabaretier ou tout autre personne et ils arrivent en Champagne en famille, par groupes importants comme au XIXe siècle, avec la différence qu’ils ont à leur disposition des autocars pour le voyage et pour les trajets entre le cantonnement et les vignes. Il n’est pas rare de rencontrer des femmes qui viennent vendanger pour la 30e ou 40e année consécutive.
Chez les récoltants et dans quelques petites maisons champagne on trouve des gens de toutes origines. On compte chaque année plusieurs milliers de nomades qui, plusieurs semaines avant les vendanges, installent déjà leurs caravanes aux abords des villages. Les étudiants sont de plus en plus nombreux ; ils sont de tous pays, et ils voyagent, comme certains autres vendangeurs, par les moyens les plus hétéroclites. On a vu ainsi au cours d’une des années 1970 deux couples de Néo-Zélandais, avec trois bébés, mouiller l’ancre sur le canal au port d’Ay. Un des quatre adultes gardait les enfants pendant que les autres allaient vendanger.
L’ancienne louée matinale s’est éteinte avec la deuxième guerre mondiale. Des organisations de Jeunesse et le Centre de documentation et d’information rurale (C.D.I.R.) en ont repris la fonction, ainsi que l’Agence nationale pour l’emploi (A.N.P.E.) qui, dès le mois de juillet, centralise les demandes des exploitants et leur donne satisfaction à titre gratuit, puis, aux vendanges, installe dans certaines localités un bureau dans les locaux de la gare pour faciliter la prise en charge des arrivants et leur trouver si possible de l’embauche.
Les vendangeurs signent un contrat de travail. En application de la convention collective concernant les employeurs du vignoble, leur salaire est fixé pour toute Champagne par la Commission mixte viticole régionale. Il varie selon l’emploi tenu pendant les vendanges. les heures supplémentaires sont payées comme telles et celles du dimanche avec une majoration de 50%. Les frais de transport en France, aller et retour, sont remboursés à tout vendangeur à condition qu’il ait travaillé toute la durée des vendanges ou dû interrompre en raison d’un accident de travail.
Généralement, les vendangeurs des vignobles des maisons de champagne sont logés en dortoirs, le plus souvent dans les vendangeoirs, vastes bâtiments où se trouvent aussi les pressoirs. Les autres sont en chambres de quelques lits, confortables et souvent même coquettes. Dans tous les cas, les vendangeurs bénéficient de tout le confort sanitaire. Ces habitudes de logement sont louables (dans certains vignobles de France les vendangeurs ne sont ni logés ni nourris) mais elles entraînent pour les employeurs un lourd investissement, improductif pendant onze mois et demi sur douze.
Il existe en Champagne des vendangeoirs de grandes maisons qui pourraient cantonner une compagnie d’infanterie, avec des cuisines de collectivité ultra-modernes que ne désavouerait pas une école hôtelière, toutes installations utilisées seulement deux semaines par an. Nombre de vignerons consacrent à l’hébergement des vendangeurs des surfaces couvertes aussi importantes que celles qu’ils utilisent pour leur famille et leur exploitation.
Les vendangeurs sont, par tradition, bien nourris, avec viande ou charcuterie à chaque repas. Comme autrefois la potée champenoise est parfois servie, mais le fromage de maroilles de la Thiérache voisine tend à être remplacé par le camembert national. Habituellement, les repas ont lieu au vendangeoir ou à la maison du vigneron, dans des réfectoires accueillants. Si le déjeuner est pris aux vignes, il est apporté dans des marmites isothermes. Pour les groupes importants, la cuisine est faite par du personnel engagé à cet effet ou par des traiteurs de la région. Chez le vigneron, son épouse qui a ordinairement la charge de trois ou quatre personnes, se trouve brusquement à la tête d’une maisonnée de trente hommes et femmes qu’elle nourrit avec l’aide de voisines ou de cuisinières salariées. Dans toute la Champagne, c’est la mobilisation alimentaire. Des arrêtés préfectoraux autorisent les boulangeries à rester ouvertes le jour de fermeture obligatoire, les supermarchés ont un rayon « spécial vendanges » et vendent le boeuf à la cuisse et les fromages par lots de cent.
On a vu au chapitre des professions que le C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne) est chargé de l’organisation des vendanges et qu’il répartit le produit de la récolte, tout en tenant compte des règles de l’appellation concernant le degré alcoolique et le rendement limite à l’hectare. Afin d’être en mesure de prendre à bon escient les décisions nécessaires, et en particulier de fixer en temps utile les dates des vendanges, il est indispensable qu’il puisse évaluer les prévisions de récolte aussitôt que possible et avec une précision suffisante.
Sur le plan quantitatif, fin juillet - début août, une fois passées la période des gelées et la nouaison, on recueille les premiers renseignements en procédant à une enquête auprès des responsables locaux du Syndicat général des vignerons. Un mois avant la date présumée du début de la cueillette, des commissions prévendanges, formées de techniciens du C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne) et de professionnels, se déplacent dans le vignoble et pour chaque commune établissent avec les vignerons un bilan qui permettra de déterminer le volume escompté de la récolte, avec l’appoint des renseignements donnés par des comptages effectués sur place, portant sur le poids moyen des grappes, et sur leur nombre par cep, pour un ensemble de 30 ceps choisis en trois endroits d’une même vigne. Ces évaluations servent de base à l’organisation quantitative des vendanges. Elles sont en général exactes à 2 à 5% près mais, une fois les décisions prises, elles sont parfois totalement contredites par les événements dans les derniers jours précédant les vendanges , et même au cours de la cueillette. Des accidents climatiques ou parasitaires de dernière heure, orage dévastateur, grêle, brutale attaque de pourriture, peuvent diminuer la récolte : on décuide, comme on dit en Champagne. Au contraire, des pluies tièdes et bienfaisantes peuvent l’augmenter : on cuide. En 1970, la récolte, qui a débuté le 27 septembre, a été de 45% supérieure à l’évaluation qui en avait été faite au début du mois. En 1980, encore, on a cuidé de 40% sur certaines estimations.
Danger de grêle
Sur le plan qualitatif, il faut suivre avec précision la maturation du raisin afin de pouvoir déterminer à temps le titre minimum de l’année en cause et les dates de vendanges. Comme l’écrivait déjà le frère Pierre, il faut être attentif à trouver le point de maturité des raisins [2], c’est-à-dire le moment où est réalisé le meilleur équilibre entre les sucres et les acides, compte tenu du type de vin que l’on se propose d’élaborer. On détermine donc un indice de maturité, exprimé par une fraction dont le dividende est le poids des sucres et le diviseur la teneur en acidité. Pour obtenir des vins de type champagne d’excellente constitution le poids de sucre doit être élevé mais l’acidité doit rester suffisante car elle joue un rôle important dans le caractère spécifique du champagne dont elle exalte les composants aromatiques et facilite la conservation. On considère que l’indice de maturité est optimum quand il est de l’ordre de 24, avec environ 8 grammes d’acidité et un titre alcoométrique en puissance de 11 %, soit la valeur de 190 grammes de sucre par litre de moût. S’il peut être dépassé certaines années exceptionnelles, comme ce fut le cas par exemple en 1947 et 1976, ce titre alcoométrique est cependant rarement atteint, mais les vins de Champagne ne sont pas vins d’Algérie et on l’estime encore satisfaisant lorsqu’il se situe entre 9 et 10%.
Dans la pratique, pour évaluer les teneurs en sucre et en acidité les services techniques du C.I.V.C. et leurs correspondants effectuent deux fois par semaine des prélèvements de grains de raisin dans 40 à 70 parcelles, réparties dans tout le vignoble, en les prenant sur des grappes de grosseurs et expositions différentes. En outre, on mesure sur les lieux mêmes la richesse en sucre à l’aide d’un réfractomètre. Les raisins passent ensuite dans de petits pressoirs conçus pour la microvinification et après analyse des moûts on établit des courbes de maturation. On profite de ces opérations pour pronostiquer la constitution des moûts, ce qui permet au C.I.V.C. de diffuser en temps utile des conseils de vinification. Les prévisions sont en général d’une précision satisfaisante mais, comme pour l’évaluation des quantités, des événements climatiques peuvent les fausser à la dernière minute : les fortes pluies sont susceptibles de faire baisser rapidement l’acidité, tandis qu’un temps sec et chaud d’arrière-saison est de nature à augmenter de manière inattendue le titre alcoométrique.
La fixation des dates des vendanges revêt une grande importance. Elle détermine la période de mise en œuvre de la réglementation particulière et doit intervenir suffisamment tôt pour que le C.I.V.C. et les administrations intéressées puissent mettre en place leur dispositif de vendanges et pour que les exploitants soient en état d’assurer dans de bonnes conditions la préparation matérielle de la cueillette, notamment le recrutement du personnel. Les dates d’ouverture et de clôture sont fixées chaque année par arrêté préfectoral sur propositions du Service régional de l’ I.N.A.O., suivant généralement celles de la Commission consultative du C.I.V.C. . Celle-ci se prononce une ou deux semaines à l’avance, après avoir recueilli les avis des organisations professionnelles et des services techniques du C.I.V.C. . Les dates des vendanges sont proclamées à la Réunion des prix.
Les critères du choix sont le plus souvent contradictoires car il faut s’efforcer d’obtenir la meilleure qualité possible, non seulement lors du début de la cueillette mais aussi pendant toute la période des vendanges. Les raisins ne doivent être récoltés que s’ils sont suffisamment mûrs, mais il convient de ne pas les exposer inconsidérément aux intempéries d’arrière-saison qui entraîneraient pertes de quantité et de qualité. En 1860, le docteur Guyot écrivait que les pluies de septembre, les gelées d’octobre, apparaissent comme des fléaux irrésistibles auxquels il faut avant tout soustraire le raisin, fût-il à demi mûr [3]. La tentation est donc grande de commencer de bonne heure, mais contrairement à ce qui se passait souvent au XIXe siècle, la concertation interprofessionnelle, dans le cadre du C.I.V.C. , parvient à trouver une formule raisonnable.
Dégorgement dosage bouchage ficelage => caves => atelier d’emballage-expédition.
Actuel process d’élaboration du champagne en 15 étapes.
Il faut dire qu’autrefois la décision ne pouvait s’appuyer sur les données techniques dont on dispose maintenant. On estimait que la maturité physiologique était normalement atteinte cent jours après la pleine fleur de la vigne. D’où l’adage (tenant compte de ce que la floraison a lieu en général dans la seconde quinzaine de juin) Pleine fleur à la Saint-Jean / Vendange à la Saint-Rémi. L’observation était assez juste, et elle sert toujours aux prévisions à long terme, mais la difficulté est de déterminer la pleine fleur, par exemple dans une floraison qui s’éternise. Et, de plus, il y a des anomalies. Statistiquement, on compte entre 93 et 107 jours, mais en 1976 l’écart n’a été que de 83 jours. On prenait aussi en considération les phases de la lune. Pour le chanoine Godinot, il fallait vendanger entre le 5 et le 20 de la lune, et surtout avec la planeur (pleine lune) et s’en abstenir les six derniers jours de la lune et les trois ou quatre premiers de la nouvelle [4]. Aujourd’hui encore, des vignerons estiment que la cueillette devrait débuter le 2e ou le 3e jour suivant la 9e pleine lune.
Quoi qu’il en soit, le temps le plus convenable pour vendanger est fixé par l’inspection de la grappe, écrivait fort justement l’abbé Rozier [5]. Et c’est bien ce que fait le C.I.V.C. avec les prélèvement de raisins. C’est donc sur eux que l’on s’appuie essentiellement pour déterminer la date du début des vendanges, tout en tenant compte des facteurs climatiques et de diverses circonstances pouvant rendre souhaitable un décalage d’un ou deux jours, dans un sens comme dans l’autre, pour autant que les intéressés aient pu se mettre d’accord. C’est ainsi que peut entrer en ligne de compte le désir de débuter un lundi ou un mardi pour les vignerons employant des vendangeurs de l’extérieur, tandis que les personnes pour qui la vigne est une activité secondaire préfèrent souvent commencer un samedi. Certaines années, deux ou parfois même trois dates de début sont fixées, selon les différentes régions de la Champagne viticole ou selon les cépages, ou encore avec une combinaison de ces deux critères, ce qui permet de prendre en compte les écarts de maturité. On peut citer à titre d’exemple l’année 1977 où, malgré l’époque déjà tardive, les vendanges ont commencé le 6 octobre pour les raisins noirs mais n’ont été autorisées que le 10 octobre pour les raisins blancs. De toute façon, si la maturité est précoce dans une commune au point de nécessiter d’avancer localement les vendanges, des dérogations peuvent être accordées par le Service régional de l’ I.N.A.O. C’est ainsi qu’en raison de son microclimat particulier la commune de Cumières fait presque chaque année l’objet d’une dérogation. Enfin, des autorisations individuelles peuvent être délivrées pour des raisons sociales.
II faut noter que la date de l’ouverture des vendanges signifie pour chacun autorisation de cueillir mais non obligation ; sauf dérogation, personne ne peut commencer avant, mais comme le précisait déjà La Nouvelle maison rustique, le ban n’impose pas la nécessité de vendanger le jour marqué, et on peut impunément retarder les vendanges [6]. Il n’est pas rare de voir des exploitants n’entreprendre la cueillette que trois ou quatre jours après l’ouverture et partout la règle est de toujours commencer par les parcelles les plus mûres.
C’est en général fin septembre, début octobre, que débutent les vendanges en Champagne. Les plus favorables sont habituellement celles dont la date d’ouverture se situe en septembre, comme ce fut le cas en 1811, la fameuse Année de la Comète, avec une cueillette commencée à Avize le 18 septembre et terminée le 4 octobre, donnant un titre alcoolique de 13°.
On a connu des années très précoces ou très tardives. Entre 1850 et 1980 on a ainsi noté des vendanges débutant avant le 10 septembre en 1854 (1er septembre), en 1865 (2 septembre), en 1868 (9 septembre), en 1893 (24 août), en 1945 (8 septembre), en 1947 (2 septembre), en 1952 (8 septembre) et en 1976 (1er septembre). Dans la même période, on a connu des vendanges débutant après le 10 octobre en 1852 (26 octobre), en 1853 (11 octobre), en 1860 (17 octobre), en 1869 (24 octobre) et en 1972 (12 octobre), les vendanges de 1869 n’ayant même commencé à Cramant que le 7 novembre.
La date de clôture des vendanges se situe entre 30 et 40 jours après celle de l’ouverture afin de laisser le temps de ramasser les raisins de maturité tardive.
La cueillette des raisins se fait en Champagne avec les mêmes précautions qu’au XVIIe siècle et les modalités n’en ont à peu près pas varié. Depuis que les raisins servent à faire du vin gris on s’emploie à les conserver jusqu’au pressoir indemnes de toute meurtrissure.
Dans d’autres vignobles de France, dont certains produisent des vins à appellation d’origine, on a vu apparaître la machine à vendanger. Une énorme sauterelle bleue de six tonnes avance à 3 km/h, écrivait Colomer dans le Figaro du 27 octobre 1980. Elle est équipée de batteurs et d’une chaîne de paniers en plastique pour récupérer les grappes de raisins qui tombent. Battre les raisins, laisser tomber des grappes, voilà de quoi faire frémir les vignerons champenois qui, comme on l’a vu en étudiant la réglementation de l’appellation, sont décidés à interdire à la machine à vendanger l’entrée de leur vignoble aussi longtemps qu’elle n’aura pu être adaptée aux impératifs de la cueillette des raisins destinés à l’élaboration du champagne. Ils lui reprochent de brutaliser les raisins : leur jus coule prématurément et on les retrouve au pressoir mélangés avec des fragments de feuilles ou même, selon certains procédés, égrappés. On constate de ce fait une augmentation excessive des teneurs en potasse, en fer et en matière azotées, nuisible à l’équilibre des moûts. Tout cela est donc contraire aux usages locaux, loyaux et constants et se traduirait par une atteinte grave aux qualités organoleptiques des vins de Champagne. C’est pourquoi dès les vendanges de 1978 le C.I.V.C. a décidé que les raisins dont la cueillette aurait été effectuée à l’aide d’engins mécaniques ne pourraient être déclarés ni avec l’appellation Champagne ni avec l’appellation Coteaux champenois, ce qui a été confirmé par décret l’année suivante.
C’est donc armés de sécateurs que les vendangeurs entrent dans les vignes où on a déposé la veille en bordure de chemin les caisses dont les vives couleurs égaient le paysage. Selon le dispositif et la terminologie déjà en usage il y a deux siècles, ils sont groupés en hordons comprenant les cueilleurs, qui coupent les grappes mûres et en bon état et en garnissent les petits paniers, les porteurs de petits paniers qui enlèvent ceux qui sont pleins et les rendent aux cueilleurs après les avoir déversés en bout de rang dans les caisses, les débardeurs ou coltineurs qui gerbent ces dernières sur des camionnettes ou sur des remorques tirées par les tracteurs-enjambeurs ou parfois, pour les très petits exploitants, les déposent dans la 2 CV familiale. Le chargement se fait à bras, avec éventuellement l’aide d’une brouette spéciale appelée gaillotte, ou avec un débardeur à vendanges actionné par un tracteur et qui peut enlever les raisins directement dans les interlignes. Les caisses sont ensuite transportées au vendangeoir.
On n’effectue plus guère l’épluchage qui, s’il s’était généralisé, semble-t-il, au début du siècle, n’était déjà plus systématique à la veille de la dernière guerre puisque l’on pouvait lire dans le Vigneron champenois de juin 1930 que l’épluchage à la clayette n’est utilisé régulièrement que dans la région de Bouzy et de la Montagne de Reims, alors qu’il n’est pratiqué qu’exceptionnellement dans la Vallée de la Marne et la Côte des Blancs, comme cela se faisait d’ailleurs au XIXe siècle. La dernière grande maison qui y était restée fidèle a cessé en 1980. Certes, les années de pourriture l’épluchage se faisait au cep lorsqu’il n’était pas effectué à la clayette. Mais aujourd’hui la pourriture s’est raréfiée et les techniques de vinification permettent d’en atténuer considérablement les effets.
On reste de toute façon fidèle au triage des grappes, préféré à l’épluchage des grains, car en épluchant on peut blesser les raisins sains ce qui augmente les risques de tache et d’oxydation. Le triage est effectué par le cueilleur qui laisse sur place les grappes insuffisamment mûres ou trop abîmées, qui sont parfois recueillies à part pour faire des vins de consommation familiale appelés vins de détours. Le triage peut se faire à nouveau en bout de rang si l’état des raisins le nécessite. Le vendeur livre, au choix, des raisins sains, mûrs et marchands, épluchés s’il y a lieu, ou des raisins triés dont le prix subit un abattement par rapport à celui des raisins sains.
En dehors de quelques pauses et du repas de midi les vendangeurs travaillent sans désemparer, coupant chacun de 300 à 400 kilos de raisins par jour, soit environ 3 000 grappes. Certaines années, lorsque les vignes sont sèches, bien aérées et que les grappes sont très grosses et facilement accessibles, avec une vigne effeuillée le rendement de la cueillette peut monter à 550 kilos par jour. Néanmoins, si la vendange est très importante, comme ce fut le cas en 1970, en 1982 et en 1983, le rythme reste fonction des possibilités de pressurage. Les caractéristiques de l’année influent donc sur la durée de la cueillette. Une fois commencée, celle-ci se poursuit sans arrêt. Elle dure normalement une dizaine de jours, mais parfois davantage, exceptionnellement même dix-huit jours comme ce fut le cas pour la grosse récolte de 1970 en certains points du vignoble.
La cueillette peut se terminer par le ramassage des raisins qui étaient les moins mûrs à l’ouverture ; s’il est nécessaire d’attendre quelques jours, après le départ des personnels venus de l’extérieur le vigneron et sa famille repassent alors dans les vignes pour les cueillir. Ils feront de même avant la clôture officielle des vendanges, si les étourneaux le permettent, pour prendre les raisins qui auraient eu la possibilité de venir à maturité depuis la cueillette, c’est ce que l’on appelle le regrappage. Celui-ci ne doit pas être confondu avec le grappillage que pratiquent les indigents en cueillant les derniers raisins, rarement mûrs pourtant ; le droit de grapiller est réglementé par le maire de la commune qui en fixe la durée et il ne peut être exercé qu’après la clôture des vendanges.
Les vendanges sont-elles toujours, comme du temps de Jean-Jacques Rousseau, l’aimable et touchant tableau d’une allégresse générale [7] ? En tout cas, ce n’est pas un jeu, c’est un travail, dont l’agrément dépend beaucoup des conditions atmosphériques. Cueillir les raisins du petit matin à la tombée de la nuit est fatigant et ne se fait pas sans courbatures, et celles-ci peuvent être très douloureuses les premiers jours car les grappes sont basses dans les vignes champenoises et les vendangeurs sont constamment penchés ou accroupis. S’il arrive de surcroît qu’une pluie froide fasse du sol un bourbier et, sous les cirés de vendange, glace à longueur de journée les mains des cueilleurs cherchant les grappes qui se cachent sous les feuilles mouillées, le travail devient alors réellement pénible.
Mais, heureusement, les automnes sont souvent beaux en Champagne. Lorsque le brouillard matinal s’est levé et ne laisse plus dans les fonds qu’une brume bleutée, le soleil sèche la vigne dont il fait miroiter les verts et les ors, les corps se dénudent, la fatigue disparaît. Les quolibets jaillissent, les rires fusent au milieu des cris « paniers ! paniers ! » jetés par les cueilleurs à l’adresse des porteurs qu’ils ont pris de vitesse. Comme l’écrivaient les frères Goncourt vendangeant chez leurs cousins à Bar-sur-Seine : Tout parle, bruit, chantonne et rit. La parole, le refrain, l’attaque et la riposte sonnent dans l’air comme les voix de l’ivresse [8]. Entre deux coups de sécateur, on mange rapidement quelques raisins, tièdes et sucrés, en se défendant des guêpes qu’ils attirent. La joie est là, communicative dans cette société provisoire et fermée, dont les membres d’âges et de milieux divers s’enrichissent de leurs mutuelles différences, comme disait Paul Valéry, et ont en commun le goût de la nature et d’une tâche à accomplir librement choisie.
Pendant toutes les vendanges l’animation est grande autour des vendangeoirs et sur les routes du vignoble où se croisent les véhicules transportant les raisins, les camions-citernes remplis de moût, les bennes pleines de marc, les autocars amenant les vendangeurs à la vigne ou en revenant, auxquels s’ajoutent ceux des touristes arrivant de Paris et d’ailleurs. Ce n’est d’ailleurs pas sans poser des problèmes dans les rues étroites et sinueuses de certaines localités et il n’est donc pas étonnant que la sécurité des transports soit un des objectifs de la campagne annuelle Sécurité vendanges de la Mutualité agricole. La gendarmerie, dont les effectifs sont renforcés, s’emploie à les résoudre, comme elle veille à ce que l’ordre ne soit pas troublé par l’invasion, pourtant pacifique, des vendangeurs. Si on ne trouve plus parmi eux les criminels rencontrés au XIXe siècle, il s’y glisse toujours quelques voleurs à la tire et autres indésirables.
C’est cependant l’exception. Les vendangeurs sont en général des gens de bonne compagnie. Dans les groupes restreints logés chez le vigneron les barrières sociales tombent immédiatement et en peu de temps chacun devient l’ami de tous et tous sont les amis des patrons. Le soir, on se détend, on bavarde après le dîner autour d’une bouteille de champagne ou de marc, on écoute des disques ou le chant d’un vendangeur s’accompagnant à guitare, ou on déambule bras dessus, bras dessous, dans les rues du village dont les cafés, pendant les vendanges, quadruplent leurs recettes. Des idylles se nouent il arrive même que s’ébauchent des projets de mariage.
Tout a une fin, et les amis d’une semaine doivent se séparer. Auparavant, dans chaque exploitation, on célèbre le dernier jour des vendanges, dans la Marne par le cochelet, dans l’Aube par le chien.
Cochelet, en vieux français, signifie petit coq. C’est ainsi qu’au Moyen-Age on désignait le coq du clocher de l’église. À la fin des vendanges, dans toute la France d’ailleurs, il était souvent de règle autrefois d’offrir au vigneron un bouquet arrangé au sommet d’un bâton ou d’en orner le pressoir. L’origine du mot cochelet vient-elle de l’analogie de situation entre ce bouquet et le coq du clocher ? ou de coqs cuits au vin pour le dîner d’adieu ? ou de la tradition, établie Champagne méridionale, de faire boire à un coq du vin nouveau au cours de ce repas et de l’enivrer pour le lâcher ensuite dans la cour sous les rires des convives ? Toujours est-il qu’avant de se séparer on fleurit ou l’on décore de feuillage le dernier véhicule revenant du vignoble, le dîner est amélioré et arrosé de champagne et on danse ensuite jusqu’à une heure avancée de la nuit, en buvant les bouteilles du vigneron. Au XIXe siècle, dans quelques villages, on organisait des processions burlesques. C’était le cas par exemple à Ludes, où pendant le défilé on chantait la Marche de la Vendange : Magnific-un ; magnific-deux ; magnific-trois ; magnificat. Magnificat anima mea Dominum desultavit spiritus meus. On n’sait pas quel homm’ vous êtes. On n’saurait vivr’ avec vous. Vous n’allez jamais à la mess’. On ne vous y voit pas du tout [9].
Quoi qu’il en soit, en Champagne la fin des vendanges s’est toujours fêtée essentiellement à la maison, avec la famille agrandie des vendangeurs. Avec de beaux souvenirs ceux-ci rentrent chez eux. Beaucoup reviendront l’année suivante et, dans l’intervalle, dans certains communes, notamment dans l’Aube, on les conviera à fêter la Saint-Vincent avec les vignerons qui, en attendant, profitent des journées clémentes d’octobre et de novembre pour laver les bacs dans les rivières et les étangs, dernier tableau pittoresque des vendanges.
[1] BÉRANGER (Pierre Jean de). Chansons de P.,7. de Béranger. Paris, 1866.
[2] PIARD (Paul). L’Organisation de la Champagne viticole. Des syndicats vers la corporation. Paris, 1937.
[3] GUYOT (Dr jules). Culture de la vigne et vinification. Paris, 1860.
[4] GODINOT (Attribué au chanoine jean). Manière de cultiver la vigne et déjoue le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces pour perfectionner les Vins. Avignon, 1719. - Seconde édition augmentée de quelques secrets pour rectifier les Vins et des planches des divers pressoirs gravées. Reims, 1722.
[5] ROZIER (Abbé). Mémoire sur la meilleure manière de faire et de gouverner les vins. Paris, 1772.
[6] LIGER (Louis). La Nouvelle Maison rustique. Paris, 1790.
[7] ROUSSEAU. La Nouvelle Héloïse.
[8] GONCOURT (Edmond et Jules de). Journal. Mémoires de la Vie littéraire.
[9] TARBÉ (Prosper). Romancero de Champagne. Reims, 1863.