Le champagne est le fruit des activités conjuguées et complémentaires de deux professions, les vignerons et les négociants, les deux groupes, on peut le rappeler, étant également connus comme le Vignoble et le Négoce, la Propriété et le Commerce. Comme on le sait, si depuis toujours des négociants ont été propriétaires de vignes, dans le domaine de l’élaboration du champagne les champs d’action étaient autrefois distincts ; ils ne le sont plus aujourd’hui puisque de nombreux vignerons sont devenus producteurs. Mais les professions restent bien entendu séparées, chacune avec son originalité, son organisation propre et sa représentation syndicale. Ii faut ajouter que la production du champagne met aussi en jeu des professions annexes, dont le rôle, à divers échelons, est important.
On fait parfois du champagne un usage frivole, mais ceux qui concourent à sa production se distinguent par leur sérieux et méritent tout le respect que l’on doit aux créateurs de ce chef-d’œuvre, dont la Notice historique sur le vin de Champagne disait déjà en 1889 que la réputation a pour origine et pour soutien les efforts et le travail constant d’un grand nombre de générations de viticulteurs et de négociants, qui y ont trouvé et y trouvent encore, pour leur pays et pour eux-mêmes, une source légitime de prospérité.
Pourquoi dire vigneron plutôt que viticulteur ? En réalité, les deux mots sont synonymes et le Dictionnaire de l’Académie, 8e édition, n’établit pas de différence entre l’un et l’autre. Le second date de la fin du XIXe siècle et a une allure technique qui correspond assez bien, il faut le reconnaître, à l’état de la profession dans la seconde moitié du XXe. Le premier a une résonance plus humaine, une noblesse faite de siècles de tradition et d’amour du métier qui a une valeur irremplaçable. Au demeurant, si dans les années quatre-vingt on commence en Champagne à parler de viticulteurs, le syndicat est toujours celui des Vignerons de la Champagne délimitée et la revue de 1’A.v.c. est toujours le Vigneron champenois. Il n’y a donc pas lieu d’être plus royaliste que le roi et vigneron sera préféré ici à viticulteur1.
L’habitant de la Champagne fait souvent preuve d’une certaine froideur qui surprend les étrangers mais à cet égard le vigneron a un comportement qui lui est particulier. Voici ce qu’en disait Mennesson en 1806, et qui est toujours vrai : L’habitant des vignobles est en général d’un caractère franc, ouvert et obligeant. Il a plus d’énergie et de vivacité que les autres Champenois. Naturellement gai, mais brusque et pétillant comme le vin que son sol natal lui fournit, il fermente et s’apaise avec la même promptitude [1]. Le Dictionnaire des aliments de 1826 notait pour sa part que dans les pays de vignobles les hommes sont en général plus gais, plus spirituels ; le vin y est bien pour quelque chose. Un vieux vigneron de Verzenay a l’habitude de dire que le champagne balaie les allées du cerveau et les rend libres à tel point que les idées roulent comme des tonneaux. Et Maurice Hollande écrivait que sceptique et positif à son ordinaire, ne s’en faisant pas accroire, le vigneron champenois possède souvent un tour d’esprit malicieux, prompt à se saisir des ridicules et à s’en gausser ; il descend à cet égard du bonhomme La Fontaine, son compatriote [2]. Dans le vignoble, chaque village a la fierté de son cru. Les dictons en témoignent, comme par exemple Mareuil le bon, Ay le renom, et les vignerons affublent de sobriquets imagés leurs confrères des communes voisines, tels les glorieux de Cumières, les crapiauds de Chouilly, les messieurs de Mareuil ou les ânes de Rilly.
Mais s’il aime plaisanter, le vigneron champenois a dans son comportement ordinaire une réelle noblesse d’attitude et de propos, qui ont fait écrire au grand négociant Bertrand de Mun, dans la préface de Connaissance du Vin de Champagne, de Maurice Hollande, combien il avait été dans ses contacts avec le vignoble frappé par la distinction du vigneron champenois qui se traduit avec tant d’aisance dans son langage et ses gestes et qui révèle chez lui un long passé familial attaché à sa terre et la noble tradition d’un beau travail. Il est vrai qu’en Champagne on est vigneron de père en fils. Quelques apports extérieurs ont eu lieu, notamment des Alsaciens en 1870, mais ils sont déjà anciens et fondus dans la communauté champenoise ; seul en témoigne un nom à consonance d’outre-Vosges, une silhouette blonde plus élancée. L’héritage familial comprend la terre, certes, mais aussi le savoir-faire, si important en face d’une nature souvent tyrannique mais qui peut aussi être généreuse lorsque l’on sait tirer le meilleur parti de ses potentialités.
Le vigneron de 1980 n’est plus celui qui, au temps de la vigne en foule, se contentait de quelques outils, d’un mulet ou d’un âne. Il est équipé avec les matériels modernes d’un vignoble de plus en plus mécanisé. Comme l’écrivait Marc Brugnon, président du Syndicat général des vignerons, dans la Champagne viticole de novembre 1979, c’est maintenant un chef d’entreprise, de taille artisanale certes, mais avec de nombreuses responsabilités qui demandent autant de compétences. Il faut donc qu’il sache gérer ses affaires, entretenir ses matériels, se tenir au courant des progrès de la viticulture, et également de l’œnologie s’il est récoltant-manipulant. Dans ce dernier cas, il lui est aussi nécessaire de connaître les règles du marché et les techniques commerciales et de savoir se retrouver dans le maquis de la fiscalité. Il doit s’équiper en matériel de bureau, machines à écrire, calculatrices, et le plus souvent faire appel à des organismes comptables. Le temps est même venu pour certains d’utiliser les services de l’informatique. En un mot, le chef d’exploitation a à maîtriser toutes les disciplines d’un métier complexe en constante évolution, en vue de conserver à son produit la valeur à la fois quantitative et qualitative qui est le gage de sa prospérité.
Le vigneron d’aujourd’hui jouit d’une sécurité qui était inconnue à l’époque où les Cahiers de doléances de la paroisse d’Oger se plaignaient de ce que la culture de la vigne est la plus dispendieuse pour le cultivateur, qui ne partage son travail avec aucune bête de somme alors que souvent la gelée, la grêle, les insectes rendent inutiles le travail et les sueurs d’une année entière. Il lutte avec efficacité contre la plupart des fléaux qui menacent la vigne et il bénéficie de protections nombreuses, indemnisations des sinistres, assurances, organismes professionnels et interprofessionnels, Mutualité agricole, Crédit agricole, etc., qui lui permettent d’absorber plus facilement les mauvais coups, qu’ils proviennent de la nature ou des fluctuations économiques.
Comme le note un négociant, la précarité du sort des vignerons d’autrefois mérite d’être saluée et rappelée [3] pour le courage dont ils ont fait preuve, mais aussi pour mesurer le chemin parcouru. Il faut grandement se réjouir en voyant que leurs descendants ont désormais un sort enviable. Leur état varie de l’aisance à la richesse, selon la taille et l’ancienneté de leur exploitation, le classement de leurs vignes dans l’échelle des crus, l’importance d’autres moyens éventuels de subsistance, le fait qu’ils soient ou non récoltants-manipulants. Il est certain qu’interviennent aussi les qualités personnelles de chacun, le succès venant toujours récompenser celui qui sait faire preuve à la fois d’intelligence et de réalisme, de dynamisme et de prudence, avec assez de prévoyance pour ne pas oublier que la période des vaches maigres succède normalement à celle des vaches grasses, la réciproque étant heureusement vraie.
Ce qui prouve indubitablement la réussite de la profession, c’est le désir que manifestent généralement les fils de vigneron de rester à la vigne, contrairement à ce qui se passe en France dans beaucoup de régions agricoles et même viticoles. Alors qu’en 1868, dans son Etude des vignerons de France, Guyot écrivait que les jeunes gens se refusent généralement à cultiver la vigne, et qu’entre les deux guerres, et encore dans les années cinquante, on s’alarmait de voir le vignoble champenois déserté par la jeunesse, il est courant de voir aujourd’hui dans les journaux de la région des annonces telles que celle-ci : Jeune vigneron désirant s’installer cherche vignes ou terres à vignes à acheter ou à louer.
Cela n’est pas sans poser de sérieux problèmes, encore aggravés si dans la famille il y a plusieurs fils, ce qui est d’ailleurs assez rare car en 1982 le nombre moyen d’enfants par vigneron, garçons et filles réunis, s’établissait à 1,7 (contre 1,9 en 1952). Les techniques nouvelles permettent aujourd’hui aux anciens de travailler plus longtemps leur vigne. Beaucoup de vignerons âgés ne songent pas à quitter la profession, malgré les indemnités de départ qui leur sont proposées pour les inciter à faire place aux jeunes ; en 1983, 6 % des exploitants dont la vigne est l’activité exclusive ou principale étaient âgés de plus de 60 ans. Le fils est donc aide familial, travaillant chez ses parents. Il peut aussi s’associer avec eux s’ils consentent à lui céder une partie de l’exploitation. Certains jeunes vignerons prennent des terres en métayage ou à bail, dans la mesure où ils en trouvent. Il y a bien sûr aussi la solution qui consiste à monter sa propre exploitation, mais cela suppose qu’il y ait des terres disponibles, et on verra plus loin qu’elles sont rares et toujours dispendieuses. Ceux qui peuvent s’installer bénéficient de dotations, de prêts et de dégrèvements fiscaux, mais avec des conditions restrictives, la plus importante étant que l’exploitation créée doit atteindre la superficie minimum d’installation qui, variable selon les régions, était en 1980 de l’ordre de I ha dans la Marne, 1 ha 20 dans l’Aube et I ha 28 dans l’Aisne.
Les femmes de vigneron ont toujours eu un rôle important dans l’exploitation familiale. Dans les siècles passés, elles participaient activement aux travaux de la vigne. Beaucoup le font encore aujourd’hui, se limitant généralement au greffage, à la taille, à l’attachage, à l’ébourgeonnement et au palissage. Elles éprouvent une grande satisfaction à partager ainsi ce qui fait l’essentiel de la vie de la communauté vigneronne ; c’est à elles, en outre, que revient traditionnellement, comme on le verra au chapitre 10, la charge de l’hébergement et de la nourriture des vendangeurs. Elles ont une parfaite connaissance de la vigne, se classant toujours fort bien dans les concours de greffage, et elles font preuve de la même compétence que leurs devancières, saluées en ces termes il y a cent ans par le Vigneron champenois :
L’épouse vigneronne, et vigneronne née,
Participe et s’allie aux travaux de l’année ;
Déjà depuis longtemps, elle sait travailler.
Et comme à son époux, l’art lui est familier,
De bonne heure elle apprit, sous les yeux de son père,
A remuer le sol, à cultiver la terre.
Courageuse compagne, elle est là, près de lui,
Fidèle à son devoir, étrangère à l’ennui.
Il arrive que le vigneron épouse une jeune fille de la ville ; l’expérience prouve que celle-ci devient très vite une excellente vigneronne, ne regrettant généralement pas sa condition précédente. L’une d’elle ne disait-elle pas : « Je me suis attachée à nos vignes d’une façon sentimentale. Elles me tiennent à cœur comme mes propres enfants. Tout ce qui risque de leur nuire m’affecte. »
Dans les ménages de récoltants-manipulants, c’est généralement la femme qui s’occupe de la partie commerciale, et qui reçoit les clients lorsque son mari est à la vigne. Cela ne l’empêche pas, très souvent, de participer aux besognes de production, comme l’habillage et l’emballage des bouteilles. A l’épouse d’un récoltant-manipulant qui était en train de coller à la main des étiquettes, un journaliste de la télévision française demandait un jour si elle ne trouvait pas ce travail fastidieux. La réponse a été immédiate : « J’aime mieux faire ça que du tricot ! »
Des veuves, des jeunes femmes célibataires, sont exploitantes à part entière, menant à bien, elles-mêmes, presque tous les travaux de la vigne et plus rarement, mais cela se voit, l’élaboration du champagne. Certaines d’entre elles travaillent encore leur vigne à l’âge de 70 ou 75 ans. En 1983, les femmes représentaient 16 % des exploitants à temps complet, mais avec 9 % seulement des surfaces de la catégorie.
Une des particularités du vignoble champenois est l’habitude, sinon générale tout au moins fréquente, d’ajouter au nom du chef de famille celui de son épouse sur la marque sous laquelle est vendu le champagne. C’est une reconnaissance de la part que la femme prend à l’exploitation mais c’est aussi une commodité, dans des localités où plusieurs récoltants-manipulants portent le même nom, ce qui est souvent le cas en Champagne, région où la population se renouvelle assez peu.
La fille de l’exploitant est souvent désireuse de s’établir au vignoble. Célibataire, elle peut être aide familiale, ou cultiver ses propres vignes si elle en possède. Le plus souvent, elle épouse un jeune vigneron, et si ses parents en ont les moyens elle lui apporte en dot de la vigne qui permettra à celui-ci de s’installer ou, s’il est déjà exploitant, d’agrandir son patrimoine.
La fille du vigneron est de son temps. Lorsqu’elle travaille à la vigne, elle écoute souvent la musique d’un transistor et elle porte des vêtements pratiques et de saison, qui ne rappellent en rien les amples jupes et le bagnolet de la vigneronne du début du siècle.
L’habitat est dense et groupé. Si dans la Champagne pouilleuse la densité de la population est voisine de 30 habitants au km2, dans les grands crus du vignoble elle s’élève à 150. Les villages sont donc rapprochés, avec de longues rues étroites, souvent sinueuses, parfois en forte pente. Le vigneron, qui a besoin de moins de place que l’agriculteur de la plaine, n’a pas sa résidence ni ses bâtiments d’exploitation dans les vignes. Il y entretient seulement, et rarement (sauf dans la Côte des Blancs et, dans l’Aube, dans la région des Riceys), des cabanes à outils. Certaines, de construction soignée, étaient autrefois aménagées pour que la toiture recueille les eaux de pluie destinées à la préparation des bouillies de traitement ; elles étaient alors connues sous le nom de loges-citernes.
Chaque famille possède dans la localité une maison où sont réunies sous le même toit son habitation et sa cave. Les celliers et locaux divers y sont le plus souvent contigus. Les propriétés sont jointives et les jardins sont rares. Il en résulte que le vigneron qui manque de place pour loger ses bouteilles est parfois obligé d’acheter une autre maison, qui ne lui sert à rien, pour pouvoir en utiliser la cave.
Le vigneron aime à se sentir chez lui. Généralement, il se soustrait aux regards indiscrets par de hauts murs de clôture. Les fenêtres donnent sur la cour intérieure et on tient fermé le portail (parfois appelé chartil) qui, s’il est surmonté d’une pièce à usage d’habitation ou de resserre, devient un porte-rue.
L’importance des maisons anciennes dépendait de la fortune du vigneron ; celles qui subsistent encore aujourd’hui sont donc de tailles très différentes, les petites voisinant démocratiquement avec les grandes. Certaines de ces dernières s’apparentent, par leur volume, leurs dépendances et les vastes espaces clos, aux maisons bourgeoises d’un autre siècle. D’autres sont exigus, avec sur la rue seulement les quelques mètres de la façade, ou d’un mur abritant une cour minuscule ; elles sont alors mal adaptées aux exigences des techniques modernes et si le vigneron ne peut les transformer, il s’efforce de trouver en bordure du village un terrain disponible sur lequel il fait construire.
Du fait de l’aisance générale d’une part, du goût que le vigneron a pour son foyer d’autre part, l’aspect général est prospère, les maisons sont coquettes, propres et fleuries, parfois cossues, et généralement meublées avec un grand confort.
Satisfaite de son sort, la population viticole champenoise n’est pas affectée par le mouvement d’exode rural constaté ailleurs. Entre 1960 et 1980 elle est restée stable et a même légèrement augmenté, alors qu’en France, dans la même période, le nombre des agriculteurs diminuait de 75 % ; l’accroissement raisonnable des surfaces plantées et des rendements a pu assurer l’amélioration du niveau de vie sans réduction des effectifs.
En 1983, on comptait en Champagne 15000 vignerons (pour plus de 1 million pour la France entière), dont 14000 exploitaient directement et 3 800 donnaient toutes leurs vignes en métayage. La superficie moyenne par exploitant était de l’ordre de un hectare et demi, ce qui est très peu et fait de la Champagne la région viticole où la propriété est la plus morcelée. C’est peut-être la modestie des surfaces qui veut que l’on y emploie encore parfois dans les conversations la verge, qui vaut 50 m2, ou l’arpent, qui varie de 40 à 50 ares selon les endroits. Il faut savoir, cependant, que pour plus de la moitié des propriétaires, 6400 en 1983 soit 54 % de tous les exploitants, la culture de leur vigne n’est qu’une activité secondaire. Ce sont des salariés du champagne, ou bien ils sont ouvriers, cheminots, employés, enseignants et, s’ils exploitent eux-mêmes leur vigne, ils s’en occupent le samedi et le dimanche et font généralement appel à des prestataires de service pour les travaux importants. Il y a aussi des rentiers, de nombreux retraités et, surtout dans l’Aube et dans l’Aisne, des cultivateurs. Tous ces vignerons à temps partiel ont en général moins d’un hectare, et souvent même moins d’un demi-hectare. Il en résulte que pour les exploitants pleinement vignerons, à peine un sur deux, la superficie moyenne de leur propriété est plus élevée ; elle s’établissait à 2 hectares 32 ares en 1983, ce qui est le minimum nécessaire pour qu’une famille de vigneron puisse être dans l’aisance. Sur l’ensemble des exploitations viticoles, 57,7 % avaient alors moins de 1 hectare, 32,8 % de 1 à 3 hectares et 9,5 % plus de 3 hectares. Dans ce dernier groupe, un tiers des vignerons possédaient plus de 5 hectares ; certains dépassaient même les 50 hectares, mais ils n’étaient guère plus d’une vingtaine.
Le vigneron qui exploite moins de 3 ou 4 hectares travaille seul, aidé à temps partiel par son épouse et un de ses enfants ou ascendants. A partir de 4 à 5 hectares, il faut faire appel à un ou plusieurs ouvriers agricoles, éventuellement au travail à façon. Les petits vignerons, mais aussi parfois des exploitants importants, complètent souvent les revenus de leur propriété en prenant des vignes en location, en viager, à la tâche, ou en métayage. Cette dernière forme de contrat est en honneur en Champagne depuis la seconde guerre mondiale, tout spécialement dans l’Aisne, alors que c’est une formule qui tend à disparaître en France, sauf toutefois dans le vignoble de la Loire, et surtout dans celui du Beaujolais où 7 % de la surface du vignoble est en fermage et 47,5 % en métayage. En Champagne viticole, le métayage prend le plus souvent la forme du tiers franc, le propriétaire conservant le tiers de la récolte et le métayer disposant du reste. La moitié des vignerons sont à la fois propriétaires-exploitants et métayers. En 1982, les modes d’exploitation se répartissaient comme suit : en propriété 62,5 %, en fermage 18 %, en métayage 19,5 %.
Le propriétaire-récoltant peut conserver l’habitude, vieille de plus d’un siècle, de vendre aux vendanges tous ses raisins au Négoce, qui en assure généralement le pressurage. Il est alors connu comme vendeur au kilo. Certains des vignerons de cette catégorie conservent néanmoins une partie de leur récolte pour faire du vin qu’ils vendent en cercles lors de la campagne des vins clairs, avec l’espoir, parfois déçu, d’en tirer un meilleur prix.
Le propriétaire-récoltant peut aussi être le récoltant-manipulant déjà rencontré dans les chapitres précédents. Il produit alors lui-même du champagne avec les raisins de son exploitation. Faire son vin en Champagne, même s’il est effervescent, n’est après tout que le prolongement normal de l’activité viticole du vigneron ; c’est ce qui se pratique dans les autres vignobles de France et d’ailleurs.
La manipulation présente de nombreux avantages. Elle apporte l’émancipation économique et accroît le revenu en permettant d’y incorporer la valeur ajoutée du travail du vin mousseux, avec des immunités fiscales dont ne bénéficie pas le négociant ; pour certains, elle est de plus un moyen de rentabiliser une exploitation d’une importance insuffisante. Elle fournit une activité permettant de combler les temps morts de la viticulture, dont la durée s’allonge avec les progrès de la technique. Elle permet d’établir des contacts humains qui donnent une ouverture sur un monde souvent étranger à la société vigneronne. Elle constitue une promotion sociale, sensible en particulier pour les jeunes vignerons, qui se concrétise par l’apposition sur les étiquettes, le papier à en-tête, les dépliants de propagande, du nom du vigneron, qui en retire un surcroît de considération et une légitime fierté. Comme l’écrivait dans le Guide d’or de Champagne de 1977 le maire du Mesnil-sur-Oger : On reçoit le client, on lui fait l’honneur de la maison, on se frotte à tout et à chacun ; il faut tenir conversation, s’évader de son univers quotidien.
Pour toutes ces raisons, la manipulation est considérée par beaucoup de vignerons comme un phénomène irréversible et même susceptible de se développer encore. Le mouvement a cependant ses limites car pour certains il est difficile, voire impossible, de manipuler. Cela suppose le savoir-faire, la disposition de locaux suffisamment vastes pour la conservation des vins de réserve et l’élaboration du champagne, l’achat de matériels onéreux, une surface de vignes suffisante pour justifier ces investissements et garantir un courant régulier de commercialisation, des avances de trésorerie pour permettre d’attendre la vente des vins. Il faut ajouter que franchir le pas présente un risque que l’on ne souhaite pas toujours prendre.
Après avoir augmenté de 30 % depuis 1975, les récoltants-manipulants étaient en 1980 au nombre de 4926, représentant 70 % des exploitants à temps complet et 29% de l’ensemble des vignerons, et faisant presque tous partie de la catégorie des vignerons moyens ou importants. Plus de la moitié (54,6 %) produisaient moins de 10000 bouteilles ; touchant une clientèle de relations personnelles et vendant une partie de leur récolte au Négoce, ils appartenaient généralement à une coopérative. Un peu moins d’un tiers (31,8 %) produisaient entre 10000 et 50000 bouteilles ; c’est parmi eux que se situait le récoltant-manipulant moyen, exploitant en famille un vignoble de 3 à 5 hectares. Ceux, en petit nombre (2,6 %, soit environ 130), qui faisaient plus de 50000 bouteilles vinifiaient la plupart du temps toute leur récolte et commençaient à aborder de nouveaux circuits commerciaux.
Il y avait enfin un dixième des récoltants-manipulants inscrits qui étaient sans activité réelle. En ce qui concerne la répartition géographique, la manipulation est particulièrement développée dans la moyenne vallée de la Marne, le secteur sud d’Epernay et quelques îlots situés sur le versant nord de la Montagne de Reims ; dans l’Aisne et dans l’Aube elle est en augmentation, mais en 1982 on ne comptait encore, parmi les récoltants ayant effectivement réalisé des expéditions, que 245 manipulants dans l’Aisne et 299 dans l’Aube.
Le récoltant-manipulant peut travailler seul, avec sa femme et ses enfants à charge et aides familiaux, ou se grouper avec des membres de sa famille en collective de champagnisation, solution adoptée par 12 % d’entre eux, ou faire faire son champagne par une coopérative. Dans ce dernier cas, il reçoit des bouteilles qui sont parfois en cours d’élaboration. Mais le plus souvent elles sont terminées et il ne lui reste plus qu’à apposer son étiquette. En opérant ainsi, il ne tire toutefois pas parti de tous les avantages de sa position et il perd la personnalité de son vin car celui-ci a été assemblé avec celui des autres membres de la coopérative. C’est pourtant la formule la plus répandue puisque, en 1980, 46 % seulement élaboraient leur champagne individuellement ou en collective, tandis que 54 % faisaient manipuler par la coopérative, dont 19 % partiellement et 35 % en totalité. Dans le dernier groupe on rencontre beaucoup de jeunes à qui la coopération permet de prendre la position de récoltant-manipulant alors qu’ils n’ont pas encore eu la possibilité de s’équiper.
Les récoltants-manipulants n’appartenant pas à une coopérative ont le choix entre deux possibilités : se partager entre la manipulation et la vente au kilo, en bénéficiant de la sécurité que leur apporte le contrat interprofessionnel, ou transformer toute leur récolte, ce que font les trois quarts d’entre eux.
De par leur statut, les récoltants-manipulants ne doivent commercialiser que le produit exclusif de leur récolte ; ils ne peuvent donc acheter des raisins ou des vins clairs à d’autres vignerons. Par dérogation à cette règle générale, le récoltant-manipulant est autorisé, sans pour autant devenir négociant, à acheter raisins, moûts ou vins clairs, à l’exclusion des bouteilles sur lattes, jusqu’à concurrence de 5 % de la quantité en appellation Champagne qu’il a conservée de la récolte de l’année en cours. C’est la suite logique d’une tolérance de l’administration fiscale, qui maintient le bénéfice des immunités fiscales aux récoltants qui, pour améliorer la qualité des vins de leur cru, utilisent des raisins, moûts ou vins clairs d’achat, dans ladite limite de 5 %. Les possibilités ainsi offertes sont donc minimes. Les récoltants-manipulants qui veulent élargir le champ de leur activité ont toutefois la ressource, comme on le verra plus loin, de prendre la position de négociant-manipulant tout en gardant celle de récoltant-manipulant.
La coopération est un des éléments majeurs de l’organisation viticole champenoise et on en connaît déjà l’origine et l’histoire. Tout en étant la continuation de l’exploitation, la coopérative est en même temps une personne morale avec un patrimoine propre. Sur le plan du droit civil, elle vend pour le compte de ses adhérents, mais elle ne peut pas acheter pour revendre. Le coopérateur paie sa part du capital social et des frais de gestion ; il s’engage à livrer tout ou partie de sa récolte. Les coopératives donnent à leurs membres une sécurité appréciable et au Vignoble tout entier une certaine indépendance à l’égard du Négoce. Elles représentent pour la Champagne viticole un gage de stabilité économique, qui pourrait cependant se transformer en risque de déséquilibre si un gonflement de la coopération en arrivait à réduire exagérément la liberté d’action du Négoce.
En 1982, il existait 145 coopératives vinicoles, se répartissant en deux catégories, les coopératives de pressurage et de vinification, au nombre de 130, et les coopératives de manipulation, au nombre de 15, l’ensemble groupant environ 10000 adhérents et représentant plus de 10000 hectares. On comptait en outre 2 coopératives d’approvisionnement.
Parmi les coopératives de pressurage et de vinification, plus des deux tiers se consacrent seulement au pressurage, mais d’autres vont jusqu’au stade de la vinification et, parfois, de la conservation en cuves. Il arrive que certaines coopératives interviennent dans la culture de la vigne par des prestations de services ou le prêt de matériels. Les coopératives de pressurage et de vinification sont locales et couvrent toute la Champagne viticole avec une densité qui peut être considérée comme satisfaisante. Chaque commune viticole importante a la sienne et il en existe parfois deux, et même davantage, dans la même localité. L’ensemble groupe 9400 adhérents, ce qui représente
55 % des exploitants. La coopérative type, dans cette catégorie, regroupe de 60 à 90 sociétaires, totalisant à peu près le même nombre d’hectares, et en majorité, dans beaucoup de communes, vignerons à temps partiel.
Les 130 coopératives de pressurage et de vinification disposent de 500 pressoirs, à raison de 1 pressoir en moyenne pour 18 hectares. Leur capacité de stockage en cuves s’élève à 580 000 hl. Le produit des récoltes traitées par ces coopératives a des destinations diverses. En 1979, les moûts ont été répartis comme suit : 44 % en vente au Négoce, 3 % en retour aux sociétaires, 17 % en livraison aux coopératives de manipulation, 36 % en vinification dans les coopératives locales.
Les coopératives de la deuxième catégorie, que l’on englobe sous le vocable de coopératives de manipulation, ou encore de champagnisation, ont en réalité des activités diverses, prestations de services, vinification (parfois pressurage), élaboration du champagne et commercialisation. Elles peuvent être locales, et il s’agit alors en général de coopératives de vinification qui ont franchi un degré de plus dans la transformation de la récolte. Elles sont le plus souvent régionales, prenant alors le nom d’union de coopératives ou même, dans le jargon professionnel, de super-coopératives. Elles ont alors pour vocation le stockage des vins et l’élaboration en bouteilles pour le compte des coopératives locales adhérentes et parfois de sociétaires individuels.
L’éventail des participations peut être limité à une région déterminée, comme c’est le cas, par exemple, pour l’Union des coopératives auboises de vin de Champagne (U.C.A.V.I.C.), ou au contraire s’ouvrir à la totalité de la Champagne viticole.
Certaines de ces unions de coopératives ont une production annuelle de plusieurs millions de bouteilles, et peuvent être assimilées à des maisons de négoce en ce qui concerne l’importance de leur commercialisation. Les coopératives de manipulation groupent au total 1200 adhérents, soit 7 % des exploitants. Leur capacité de stockage est de 320 000 hl. Celle de l’ensemble de la coopération champenoise se monte à 900 000 hl, permettant de loger une récolte entière dans une année d’abondance, ce qui peut être considéré comme un facteur d’équilibre pour la Champagne viticole.
Pour les coopératives de manipulation, il y a trois débouchés possibles. Elles peuvent vendre sur lattes au Négoce. Elles peuvent faire retour aux sociétaires des bouteilles terminées sans habillage, rendre les bouteilles sur lattes ou sur pointes aux vignerons qui le souhaitent, ou encore se charger d’expédier le champagne pour leur compte en l’habillant à leur marque. Elles peuvent enfin expédier à la clientèle sous la marque (ou les marques) de la coopérative, ce qui était le cas, en 1982, pour 32 d’entre elles. Cette dernière option est parfois critiquée aussi bien par les négociants que par les récoltants-manipulants, les uns et les autres y voyant une concurrence qui peut leur porter préjudice.
Dans un domaine différent, celui de l’approvisionnement, le Vignoble dispose de deux importantes coopératives, la Coopérative du Syndicat général des Vignerons (C.S.G.V.), qui a pris la suite en 1945 du service de l’approvisionnement du syndicat créé en 1919, et la Coopérative agricole et viticole (C.A.V.E.), qui a succédé en 1947 au Syndicat agricole et viticole d’Epernay. Les deux coopératives, complètement rénovées en 1970 pour la première et en 1981 pour la seconde, ont leur siège social et leur magasin principal dans la banlieue ouest d’Epernay mais sont décentralisées dans tout le vignoble. Elles comptent chacune environ 10000 adhérents. Les vignerons y trouvent dans des locaux fonctionnels, aux meilleures conditions, tout ce qui est nécessaire à leurs activités professionnelles, depuis les engrais, bois à greffer, pressoirs, cuves et machines à vins, bouteilles, etc., jusqu’aux verres à champagne et autres objets vendus en libre-service.
On a suivi la naissance et la rapide évolution, au début du XXe siècle, d’un syndicalisme vigneron, qui a joué un rôle de premier plan dans la lutte contre la fraude et la mise en place de l’appellation Champagne d’une part, dans la recherche d’un équilibre entre les marchés des raisins et des vins d’autre part. Présidé et dirigé depuis sa création par des hommes remarquables2, le Syndicat général des vignerons de la Champagne viticole délimitée, connu sous le sigle S.G.V., est aujourd’hui une organisation puissante et bien structurée, ayant son siège à Epernay.
Outre sa vocation de gardien de l’appellation, le syndicat a pour mission de défendre les intérêts généraux de ses membres. Il est leur porte-parole auprès de l’Administration, des autres professions, et de l’organisation interprofessionnelle, dont son président, on le verra plus loin, est l’un des responsables. Il a un rôle revendicatif lorsque le besoin s’en fait sentir, notamment en matière fiscale. Il a enfin une mission d’information et d’assistance de ses membres dans la conduite de leur exploitation.
Un des atouts majeurs du Syndicat général des vignerons est le fait qu’il groupe la quasi-totalité des 17000 vignerons champenois de toutes catégories, avec une masse de cotisants représentant 96,7 % de leur production, et qu’il est le seul porte-parole du Vignoble dans l’organisation interprofessionnelle3.
Le syndicat est dirigé par un président, élu par l’assemblée générale pour une durée de deux ans, renouvelable, assisté d’un bureau et du Conseil syndical d’administration. Il dispose d’une importante structure administrative, avec un directeur et une trentaine de cadres et employés, travaillant dans des locaux vastes et fonctionnels, comportant en particulier des salles de dégustation.
L’organisation syndicale comporte dans le vignoble neuf régions, dont la représentation est assurée par les membres du conseil d’administration, et qui sont les suivantes : Grande Montagne de Reims, Secteur ouest de la Montagne de Reims, Grande Vallée de la Marne, Vallée de la Marne, Côtes d’Epernay, Côte des Blancs, Congy-Sézanne, Aisne, Aube. La région comprend un certain nombre de crus ou groupe de crus, formant les sections locales du syndicat, au nombre de 250, chacune élisant son président et son bureau. Dans les communes sans section, le syndicat a des correspondants. Cette ramification très poussée facilite la consultation de la base et permet une exécution rapide des décisions.
Les activités du syndicat sont multiples. A l’échelon du conseil d’administration, des commissions se partagent l’étude des différents problèmes qui se posent dans les affaires syndicales : structure du vignoble, législation et relations extérieures, fiscalité, affaires sociales, manipulation, interprofession, affaires intérieures.
Au stade de l’exécution, le syndicat participe à la mise en œuvre des décisions de l’organisation interprofessionnelle, en particulier en ce qui concerne le prix du raisin et de l’organisation du marché. Il informe ses membres sur tout ce qui concerne leur profession et il les assiste en matière réglementaire, juridique, foncière, économique et comptable, fiscale et sociale. Deux lourdes tâches lui sont assignées, la distribution des capsules représentatives de droits et la dégustation obligatoire. Il est enfin l’éditeur du journal mensuel La Champagne viticole.
L’organisation professionnelle du Vignoble est complétée par un certain nombre de groupements correspondant à des secteurs d’activité particuliers. Il faut mentionner : la Fédération des coopératives viticoles de la Champagne, fondée en 1939 sous l’impulsion de Marcel Berthelot, président de la coopérative de Festigny ; le Groupe des jeunes viticulteurs, émanation du syndicat, créé en 1947 et ouvert aux vignerons âgés de moins de 36 ans, dont le but est d’assurer la défense des intérêts spécifiques des jeunes vignerons et, dans le cadre de l’action syndicale, de prendre position sur toutes les décisions engageant l’avenir de la Champagne ; le Groupement des employeurs viticulteurs de la Champagne, créé en 1968, également émanation du syndicat mais disposant de sa propre structure syndicale et comptant 1500 adhérents en 19813 ; la section champenoise de l’A.N.A. V.LR. (Association nationale des vignerons récoltants), créée en 1978.