Voici donc le champagne effervescent prenant son essor au début du XVIIIe siècle, tout en s’efforçant de surmonter des difficultés de jeunesse. Son succès, il faut bien le dire, est très inégal. En raison d’une production limitée, d’un prix élevé, il n’est accessible qu’aux cours royales et princières et aux milieux fortunés de Paris et de Londres. Le commandeur Descartes parle de ce vin blanc délicieux, / Qui mousse et brille dans le verre, / Dont les mortels ne boivent guerre / Et qu’on ne sert jamais qu’à la table des dieux / Ou des grands, pour en parler mieux, / Qui sont les seuls dieux de la terre. Or, si on trouve de jeunes nobles avides de nouveauté qui lui font fête, on rencontre aussi des gourmets de tradition qui n’apprécient guère ce vin agité qui les déconcerte. Cette mousse, qui est du goût de quelques personnes, paroît aux connoisseurs une chose étrangère à la bonté du vin [1].
Au premier rang de ceux qui manifestent des réticences à son égard, on trouve Saint-Evremond qui restera fidèle jusqu’à sa mort, en 1703, aux vins de Champagne tranquilles. S’il est exact qu’il a beaucoup fait pour les mettre en vogue en Angleterre, il faut préciser que les vins de Champagne effervescents ne lui doivent rien.
À ce sujet, il faut noter que l’on a parfois faussement interprété une lettre qu’il a écrite le 29 août 1701 à Lord Galloway [2] pour lui conseiller de se faire envoyer par le marquis de Puysieulx du vin de Champagne, en obtenant de ce dernier qu’il fasse une petite Cuvée de la façon qu’on les faisoit, il y a quarante ans, avant la dépravation du goût [3]. Certains en ont déduit que Saint-Evremond oppose là les vins tranquilles [4] que l’on faisait en Champagne vers 1660 aux vins mousseux qui les auraient depuis lors supplantés et qu’il n’apprécie pas. C’est ignorer le contexte, qui parle de vins de Champagne devenus des Vins d’Anjou, par la couleur et la verdeur, Saint-Evremond précisant qu’on les boit à la fin de Juillet et que jamais on n’aura d’excellents Vins de Montagne qu’on ne leur donne un peu de corps, quoiqu’en disent les Vignerons modernes.Il ajoute : On a laissé prendre un tel ascendant aux Vins de Bourgogne, malgré tout ce que j’ai dit, et que j’ai écrit des Vins de Champagne, que je n’ose plus les nommer. Vous ne sauriez croire la confusion où j’en suis. Les références aux vins de Montagne, qui ne se faisaient pas encore en mousseux, aux vins d’Anjou et de Bourgogne, ainsi qu’à l’époque de consommation, ne laissent aucun doute ; il s’agit d’une simple querelle vinicole des anciens et des modernes, ayant pour objet des vins tranquilles de Champagne, Saint-Evremond déplorant la manière dont ils avaient évolué.
L’abbé Bignon fait connaître sans ambiguïté ses préférences dans une lettre adressée le 22 janvier 1734 à Philippe- Valentin Bertin du Rocheret : Moins le Vin sera mousseux et étincelant aux yeux de nos coquettes de table, et plus j’en ferai de cas. Quant audit Bertin du Rocheret, bien que lui-même producteur de vin mousseux, il reste farouchement partisan du vin de Champagne tranquille. Il écrit et fait mettre en musique une cantatille de basse taille, boutade bachique contre les amateurs du Vin mousseux, dans laquelle il s’en prend à ce poison verd, apresté pour des cervelles frénétiques, avant de terminer à la gloire des vins non mousseux : Buvons, buvons de ce Vin vieux / De ce nectar délicieux / Qui pétille dans vos beaux yeux. En cela, il ne fait que suivre son père et plusieurs de ses illustres clients, tel le comte d’Artagnan qui lui écrivait le 25 octobre 1713 : je vois combien j’ai eu tort de demander que vous fassiez tirer mes quarteaux de vin, pour qu’il pût mousser [5], ou encore le maréchal de Montesquiou qui dans une lettre du 3 janvier 1714 l’approuvait dans ses préférences pour le vin non mousseux.
On sait que les Champenois sont désormais experts à bien faire le vin, effervescent ou non. L’abbé Pluche précise qu’ils sont capables de le rendre, à volonté, couleur de cérise, œil de perdrix, de la dernière blancheur, ou parfaitement rouge. Que trouve-t-on à l’époque en Champagne en fait de vins tranquilles ? Il y a une énorme production de vins ordinaires, mal définis, sûrement assez médiocres, destinés à la consommation locale et tout juste bons à alimenter les fontaines de vin qu’il est d’usage de dresser sur les places des cités à l’occasion des visites princières ou de toute autre réjouissance publique. Mais les amateurs et gourmets ont le choix entre plusieurs types de vin de meilleure qualité, correspondant au goût d’une époque où les vins qui sont le plus en usage dans les repas sont le blanc, le paillet et le rouge [6].
Dans les bons crus, qui sont souvent aussi producteurs de vin mousseux, on fait à peu près partout des vins rouges. Il ne s’agit plus des vins clairets du XVIe siècle, ni même de ceux du XVIIe dont la couleur était problématique. Voici ce qu’en dit le chanoine Godinot en 1718 : Depuis peu d’années quelques Particuliers ont entrepris de faire en Champagne du Vin aussi rouge que celui de Bourgogne, et ils ont assez bien réussi pour la couleur ; mais à mon sens ces sortes de Vins ne valent pas tout-à-fait ceux de Bourgogne, et il s’en faut qu’ils ne soient aussi moëlleux, ni même si agréables au goût ; Bien des gens cependant en demandent ; quelques-uns même les trouvent meilleurs... ces Vins sont bons pour les Flandres, où on les débite sans peine pour du Bourgogne [7]. Il faut dire que cette belle couleur rouge est rarement tout à fait naturelle. Selon une habitude ancienne, on colore les vins avec des baies de sureau. À partir de 1750, on dispose pour ce faire de la liqueur de Fismes, teinture à base de ces mêmes baies bouillies avec de la crème de tartre, fixée à l’alun. C’est un produit commercialisé couramment, encouragé par une ordonnance royale de 1781, et dont le succès n’est pas limité à la province. La Revue de Champagne et de Brie (XVII, 1884) précisera qu’il était vendu pour clarifier et tonifier le vin et en relever la couleur et qu’une commission de chimistes, parmi lesquels Baumé et Chaptal, avait conclu, après examen du produit, qu’il était un extrait de fruit surchargé d’une matière colorante très prononcée, propre à colorer, dégraisser et fortifier les vins, sans aucune appréhension pour la santé.
La qualité des vins rouges de Champagne va en croissant et en 1763, dans le Spectacle de la Nature, un des personnages déclare qu’un vin de Champagne tel que celui de Silleri, réunit toute la vigueur du vin de Bourgogne avec un agrément qu’on ne trouve nulle part ailleurs. En fait de vin, comme en fait d’esprit, l’union de la solidité et de la délicatesse est le comble de la perfection. Le chanoine Godinot et l’abbé Pluche sont champenois ; il faut donc faire la part d’une certaine partialité bienveillante à l’égard des vins de leur province. Il n’en est pas de même de Louis-Sébastien , qui écrit dans ses Tableaux de Paris : Le vin rouge Champagne me paroît préférable au Bourgogne. Nicolas Bidet confirme d’ailleurs en 1759 la bonne qualité de ces vins rouges en en comparant les prix à ceux du bourgogne, le résultat de la confrontation étant largement en faveur des vins de Champagne.
À côté de ces vins rouges, on trouve toujours le vin paillé ou œil-de-perdrix, devenu comparable à notre actuel vin rosé [8], élaboré délibérément comme tel puisque Bidet écrit que le vin paillé est beaucoup plus difficile à faire que le Vin-gris et le rouge [9]. Il jouit longtemps d’une estime certaine et Sir Edward Barry se plaît à lui reconnaître une salubrité particulière [10]. Mais sa vogue subit une éclipse à la fin du siècle. Legrand d’Aussy écrit : On veut aujourd’hui une couleur franche et décidée, mais blanche ou rouge ; et la Champagne, elle-même, qui autrefois faisoit beaucoup de vins clairets, n’en fait plus aujourd’hui que des deux dernières couleurs [11].
Quant aux vins tranquilles blancs, ce sont soit des vins gris, soit des vins de raisins blancs, ceux que l’on appellerait aujourd’hui blancs de blancs. Voici ce qu’en dit en 1790 la Nouvelle Maison rustique : En Champagne on entend par vin gris le vin que ceux qui ne sont pas du pays appellent vin blanc de Champagne. Le vin gris se fait avec du raisin noir : sa belle couleur doit être celle de l’eau de roche la plus épurée. À L’égard du vin qu’on appelle vin blanc en Champagne, il ne se fait que de raisin blanc ; mais on ne fait pas grand cas de ce raisin [12]. Seuls sont en fait appréciés ceux provenant de l’actuelle Côte des Blancs, et ceux de Bar-sur-Aube qui ont de la réputation, et peuvent passer pour bons [13].
Les vins tranquilles de Champagne, quelle que soit leur couleur, jouissent en France d’une vogue certaine, comme on l’a vu à l’examen de la correspondance des Bertin du Rocheret et de leurs amis. C’est cette fois à juste titre qu’en 1768 le Traité complet sur la vigne, ouvrage suisse traduit de l’anglais et donc impartial, reprend dans des termes à peu près identiques l’affirmation quelque peu prématurée du chanoine Godinot relative aux vins que l’on sait faire en Champagne plus exquis que dans les autres provinces du roïaume. Tout amphitryon qui se respecte se doit de les servir à sa table. Ainsi fait Turcaret qui, pour le souper qu’il veut donner à sa dulcinée, envoie son valet Frontin ordonner chez Fite, traiteur en renom, toutes sortes de ragoûts, avec vingt-quatre bouteilles de vin de Champagne [14]. L’estime dans laquelle on tient ces vins et leurs prix élevés suscitent d’ailleurs des imitations vendues sous leur nom. Dans son vaudeville On ne voit plus que charlatans, Panard écrit [15] : Diaphoirus au marchand de vin / Vend bien cher un extrait de riviere ; / Le marchand vend au médecin / Du Champagne arrivé de Nanterre.
À l’étranger, le succès n’est pas moins évident. Philippe V, roi d’Espagne, monarque d’un pays producteur d’excellents vins, mais petit-fils de Louis XIV il est vrai, ne buvoit que du vin de Champagne, ainsi que la reine [16]. En Angleterre, malgré des difficultés commerciales qui seront exposées plus loin, on garde une fidélité constante aux vins de Champagne. Les exemples en sont nombreux. Dans la première partie du XVIIIe siècle, Lady Mary Wortley Montagu, célèbre femme de lettres, en parle à plusieurs reprises dans ses œuvres, et en 1786 encore, George Kendall écrit le 17 août au duc de Rutland qu’il a commandé au comte de Genlis 500 bouteilles de ses meilleurs vins [17]. À la fin du XVIIIe siècle, il y a même en Angleterre un regain d’intérêt pour les vins rouges de Champagne qui, si on en juge par les prix courants des marchands de vins [18], ont plus de succès que les vins mousseux. Il en est de même pour les vins blancs tranquilles ; ce sont, par exemple, les seuls vins champenois du catalogue des vins vendus aux enchères chez Christie les 27 et 28 février 1770. Dans Barry Lyndon, de Thackeray, chef-d’œuvre de la littérature picaresque anglaise, paru en 1844 mais dont l’action seLe déjeuner d’huîtres, par J.-F. de Troy (Photo Lauros-Giraudon) Le déjeuner de Jambon. par N. Lancret (Photo Lauros-Giraudon) passe vers 1770, on lit ce qui suit au chapitre III : Sa Grâce le lord-lieutenant nous a envoyé un flacon de Sillery de sa propre cave. Vous connaissez ce vin, ma chère !, et au chapitre XIII : Messieurs, dit-il à plusieurs autres joyeux compagnons avec lesquels il avait coutume de prendre une bouteille de vin de Champagne et une ou deux truites du Rhin après le jeu...
Quoi qu’il en soit, en France, les petits Maîtres, les partisans effrenez du vin mousseux, imposent dans leur cercle le vin de Champagne effervescent dès les premières années du XVIIIe siècle. Il trouve rapidement des laudateurs parmi ceux qui ont l’avantage de pouvoir se l’offrir, ou se le faire offrir comme c’est souvent le cas pour les poètes. Après l’abbé de Chaulieu, mais avant 1710, Alexandre Lainez écrit plusieurs poèmes inspirés par le vin de Champagne, dont le caractère mousseux ne fait aucun doute comme on peut en juger par les extraits que voici de son Eloge du Vin de Champagne [19] :
Quelle odeur passagère
M’annonce un Vin délicieux ?
Coulez, coulez, esprits, Parfumez tous ces lieux ;
Venez jouer, venez lutter dans la fougère
Venez d’un air victorieux,
Au doux frémissement d’une mousse légère,
Triompher à mes yeux.
La réussite des vins effervescents de Champagne leur donne désormais le pas, aux yeux de certains, sur les autres vins de France. Les Bourguignons s’inquiètent donc de ce concurrent dangereux, eux dont les vins, si longtemps, avaient été sans conteste les premiers du royaume. L’affaire n’est pas nouvelle ; les premiers succès des vins rouges de Champagne les avaient déjà alertés en 1652 et les médecins de Beaune s’en étaient fait les accusateurs. La faculté de médecine de Reims avait riposté et il s’était ainsi établi un étonnant dialogue, plus littéraire que scientifique, parfois acide, qui devait durer 120 ans ! Cette Querelle des vins rebondit en 1711 par l’intervention des poètes des deux camps. Les Bourguignons publient une ode de Grenan, Le vin de Bourgogne, dans laquelle on trouve d’ailleurs, avant quelques attaques perfides, ce bel hommage au champagne effervescent [20] :
Jusqu’aux cieux la Champagne élève
De son Vin pétillant la riante liqueur
On sçait qu’il brille aux yeux, qu’il chatouille le cœur,
Qu’il pique l’odorat d’une agréable sève.
Coffin lui répond par La Champagne vangée. Il reçoit de la ville de Reims un présent considérable de vin par reconnoissance pour son ode [21] et, en remerciement, écrit cet amusant quatrain :
Par un si beau présent on vide la querelle,
Mettez les armes bas, Bourguignons envieux !
Et confessez que l’ode la plus belle
Est celle que l’on paye le mieux.
Grenan riposte en adressant à Fagon, médecin du roi, une Requeste où apparaît nettement la crainte des Bourguignons de voir leurs vins supplantés par ce nouveau type de vin de Champagne. Il écrit en effet :
On voit de toute part sa liqueur effrenée,
De bijoux éclatants superbement ornée,
Aller de table en table étalant ses appas,
S’insinuer ainsi dans les meilleurs Repas.
On ne peut trouver meilleure preuve du succès que remporte le champagne effervescent dans certains milieux dès les premières années du XVIIIe siècle. Quant à la Querelle, elle va durer encore une cinquantaine d’années, mais il serait trop long d’en conter ici toutes les péripéties.
Antony Réal, dans un livre intitulé Ce qu’il y a dans une bouteille de Vin, raconte qu’au début du XVIIIe siècle, au cours d’un festin du duc de Vendôme au château d’Anet, on vit apparaître douze jeunes bacchantes qui, sur un signal du marquis de Sillery, sortirent de corbeilles de fleurs des bouteilles de champagne à ses armes. L’histoire est jolie, mais elle est inventée de toutes pièces. Réal, écrivant en 1867, se réfère à La Fare ; celui-ci, dans ses Mémoires, ne donne de détails que sur une seule des fêtes d’Anet, qu’il situe d’ailleurs en 1697, et où ne figurent ni Sillery, ni bacchantes, ni champagne. Rien dans Saint-Simon, auquel se réfèrent certains auteurs, rien dans Dangeau et autres mémorialistes de l’époque, rien non plus dans Cours galantes de Desnoireterre, ni dans les archives du château d’Anet. Il est dommage que certains auteurs aient accordé crédit à cette anecdote et l’aient associée à l’introduction du vin de Champagne effervescent dans la société aristocratique du début du XVIIIe siècle. Ce vin léger, orné de la gaieté de la mousse, n’avait pas besoin de parrainage pour y réussir dans une époque où, dès 1715, la noblesse avait remis la fête à l’honneur par réaction contre l’austérité des dernières années du règne du Roi-Soleil.
Le champagne devient immédiatement le favori des roués de la cour du Régent, le roué étant défini par Louis-Sébastien comme un homme du monde, qui n’a ni vertus ni principes, mais qui donne à ses vices des dehors séduisants, qui les ennoblit à force de grâces et d’esprits [22]. Philippe d’Orléans lui-même, dans la journée, ne prend généralement que du chocolat. Mais quand il boit un peu trop, écrit sa mère, la Princesse Palatine, il ne fait pas usage de fortes liqueurs, mais de vin de Champagne [23]. Déplorant sa faiblesse, la Gazette de la Régence constate que le vin de Pomard et celui de Champagne rangent assez bien le prince à trouver bon tout ce qu’on désire. Aux petits soupers qui animent presque chaque soir les petits salons du Palais-Royal, on consomme sans aucun doute beaucoup de champagne. Voici ce qu’en dit le duc de Richelieu : La vie ordinaire du régent étoit de donner une partie du jour aux affaires, mais le soir, il se retiroit avec ses maîtresses et ses roués, pour souper, jouer, boire, etc. Tous ces débauchés quittoient la partie le lendemain matin, et plusieurs, qui étoient pris encore du meilleur vin de Champagne, alloient se reposer chez eux des fatigues de la veille, et reprendre des forces pour recommencer le lendemain [24]. Quant à la Chronique de l’oeil-de-boeuf, elle assure que le premier soupir amoureux de Son Altesse Royale fait explosion avec la première bouteille de vin de Champagne, ajoutant que quelquefois la tendresse de Philippe est épuisée avec le nectar pétillant du flacon [25].
La Palatine écrit que les dames boivent encore plus que les hommes et que le jour de l’enterrement de la duchesse de Berry la Mouchy a bu du champagne aussi goulûment que si de rien n’était. Parmi les nombreuses maîtresses du Régent, Marie-Madeleine de la Vieuville, comtesse de Parabère, se distingue par son amour des plaisirs et de la boisson. Mon fils, écrit encore la Palatine, dit qu’il s’étoit attaché à la Parabère parce qu’elle ne songe à rien si ce n’est à se divertir et qu’elle ne se mêle d’aucune affaire. Ce seroit très bien si elle n’étoit pas aussi ivrognesse, et si elle ne faisoit pas que mon fils bût et mangeât autant. Mme de Parabère est longtemps la sultane régnante et elle préside les soupers du Palais-Royal. Elle laisse à l’ambitieuse Mme de Tencin l’organisation des lupercales du château de Saint-Cloud dont le duc de Richelieu dit que jamais les orgies ne commençoient que tout le monde ne fût dans cet état de joie que donne le vin de Champagne. On lit, toujours dans la Chronique de l’oeil-de-boeuf, que chez le prince de Soubise on enivra la ravissante comtesse de Gacé. Elle aime beaucoup le vin de Champagne, mais elle le supporte mal et l’ivresse de cette belle, aussi passionnée qu’amie du nectar mousseux, fut un tendre délire [26].
On ne se contente pas de boire le champagne, dès 1715 on le chante dans le Recueil d’airs sérieux et à boire :
Le Champagne paroit,
Buveurs éveillez-vous,
Versez, remplissez mon verre,
Que Bacchus nous anime tous.
Quelques années plus tard, on trouve dans le Nouveau Recueil de chansons choisies :
Le Champagne est mon Favori,
Sa mousse me plaît dans mon verre.
Le champagne est le vin dont il est séant de parler entre gens du monde et les anecdotes dont il fait l’objet sont fort nombreuses.
On se contentera d’en relater deux tirées du Journal de la Régence. On y lit qu’en 1716, M. Rouillé du Coudray étant arrivé un peu tard au Conseil des finances, M. le duc de Noailles lui dit en plaisantant : « Le vin de Champagne vous a peut-être trop arrêté ?... » À quoi M. du Coudray réplique sur le même ton : « Il est vrai que j’aime un peu le vin de Champagne, mais ce n’a jamais été jusqu’au pot-de-vin. » Ce qui fit un peu rougir le premier. Dans le même ouvrage, on trouve à la date du 1er juin 1717 le récit de la visite en France du czar Pierre-le-Grand : Le lendemain il fut à Fontainebleau, où il trouva le vin si bon qu’il s’enivra... Etant sorti de table et retiré dans la chambre où il coucha, il se fit encore apporter quatre bouteilles de vin de Champagne qu’il but avec son vice-chambellan et avec le prince Kourakin, avant de se mettre au lit [27]. Ce qui aurait fait dire à Frédéric-Guillaume 1er de Prusse : « Pierre-le-Grand ! qu’a-t-il rapporté de ses courses ?... l’habitude de s’enivrer avec du vin de Champagne au lieu de s’enivrer avec de l’eau-de-vie. ».
La Régence révolue, l’esprit des poètes continue à pétiller de concert avec le champagne. Si, contrairement à ce qu’a prétendu Antony Réal [28], il n’inspire pas particulièrement Fontenelle, l’abbé de l’Attaignant, chanoine de la cathédrale de Reims de 1740 à 1776, bel esprit, familier de la cour de Versailles, dédie un impromptu grivois à Mme de Blagny sur une bouteille de vin de Champagne, dont le bouchon avoit sauté entre ses mains [29] :
Vois ce nectar charmant
Sauter sous ces beaux doigts, et partir à l’instant ;
Je crois bien que l’Amour en feroit tout autant.
Quant à l’aimable Panard, il loue le champagne en rimant des chansons qu’il fait imprimer en forme de verre à boire, et en le portant sur la scène dans Le Charme du vaudeville à table [30] :
C’est alors qu’un joyeux convive
Saisissant un flacon scellé
Qui de Reims et d’Aï
Tient la liqueur captive
Fait sauter jusqu’à la solive
Le liège déficelé.
De leur côté, les roués qui avaient fait les beaux jours de la Régence continuent à donner le ton et à boire du vin de Champagne, bientôt suivis, et même dépassés, par Louis XV et ses favorites. Des petits soupers sont régulièrement organisés dans les petits appartements du palais de Versailles par Mme de Mailly, la comtesse de Toulouse et Mlle de Charolais.
Un ouvrage de l’époque, non signé, Les Fastes de Louis XV, précise que ces lieux étoient également destinés aux plaisirs de l’amour et à ceux de la table. Quand, ajoute-t-il, les Princesses étoient retirées, ou en leur absence, les orgies devenoient vraiment bacchiques ; Madame de Mailly... qui aimoit le Champagne, en avoit inspiré le goût au Roi. On y renouvelloit les défis des anciens buveurs : c’étoit à qui mettroit son adversaire sous la table, et après une longue résistance, il falloit que des serviteurs affidés vinssent enlever également tous les convives, et les vaincus et les vainqueurs.
Les soupers du roi sont moins débridés sous le règne de Mme de Pompadour que du temps de Mme de Mailly, mais on sait que la marquise y boit du vin de Champagne dont l’effervescence est certaine. Voici en effet une chanson composée par l’abbé de Bernis en son honneur, au cours d’un dîner où le roi l’avait convié [31] :
Ce Champagne est prêt à partir ;
Dans sa prison il fume,
Impatient de te couvrir
De sa brillante écume.
Sais-tu pourquoi ce Vin charmant,
Lorsque ta main l’agite,
Comme un éclair étincelant
Vole et se précipite ?
Bacchus en vain dans son flacon
Retient l’Amour rebelle ;
L’Amour sort toujours de prison
Sous la main d’une Belle.
On a affirmé, que la marquise avait mis le champagne à la mode par dépit de n’avoir pu acquérir en Bourgogne la Romanée qui lui avait été soufflée par le prince de Conti. On n’en a aucune preuve, et de toute façon on sait déjà que le vin des rois ne l’avait pas attendue pour être en faveur. On a aussi prétendu qu’elle aurait dit que le champagne est le seul vin qui laisse la femme belle après boire et, comme l’écrit plaisamment Patrick Forbes, toute dame en visite en Champagne est certaine qu’un Champenois lui citera cette remarque dans les cinq minutes de son arrivée [32].
Il est peu probable, cependant, qu’elle ait jamais prononcé cet aphorisme car on ne le trouve pas dans les innombrables mémoires de l’époque. C’est dommage car, si elle l’avait fait, il aurait pris toute sa valeur dans la bouche d’une femme dont le duc de Richelieu, qui ne l’aimait guère, disait qu’elle avoit une belle peau blanche, et ce qu’on appelle une très jolie figure.
Dans sa jeunesse, le roi chasse plus qu’il ne boit ; il lui arrive cependant de calmer sa fièvre cynégétique avec du vin de Champagne, ainsi que le raconte l’abbé Bignon à Philippe-Valentin Bertin du Rocheret (B 31). Mais après la mort de Mme de Pompadour, lorsque les soupers lui deviennent indispensables, en compagnie de quelques gentilshommes et de Mmes de Mirepoix, de Flavacourt, de Lauraguais, ses soupeuses, selon le duc de Richelieu il boit beaucoup de vin de Champagne, effervescent sans aucun doute, et il se livre aux passe-temps à la mode. L’un de ceux-ci consistant à rimer des impromptus sur un thème donné, le duc d’Ayen propose un soir Adam et s’en acquitte par un poème intitulé Les plaisirs de Choisy dont voici le quatrain illustrant le champagne [33] :
Il buvoit de l’eau tristement
Auprès de sa compagne.
Nous autres, nous chantons gaîment
En sablant le champagne.
Les grands écrivains, Voltaire et Diderot en particulier, apprécient le champagne et lui font place dans leurs écrits ; on en trouvera des témoignages au dernier chapitre, qui traite du champagne dans les arts et dans les lettres. D’autres hommes de plume font de même. Marmontel décrit dans ses Mémoires ses vendanges champenoises à Avenay, avec Mlle de Navarre, comédienne de l’Opéra-Comique et l’une des maîtresses du maréchal de Saxe. Les jours d’orage, écrit-il, comme elle avait peur du tonnerre, il fallait ou dîner, ou souper dans ses caves : et au milieu de cinquante mille bouteilles de champagne, il était difficile de ne pas se monter la tête. Grimm raconte que dans Le Souper, comédie d’un auteur inconnu donnée le 8 juillet 1754, l’héroïne, Célie, doit choisir entre trois amants dans la fumée du champagne et la fureur des épigrammes [34]. Quant à Dupuy-Demportes, bien oublié mais qui fut un des plus féconds littérateurs du XVIIIe siècle, voici son conseil : Aussi brillant, mais plus sensuel que l’astre du jour, qui se précipite dans le sein de l’Onde, au bout de sa course journalière, choisissez mieux votre élément ; donnez la préférence au Champagne le plus pétillant [35].
Aux soupers de Versailles répondent ceux de la capitale. La conversation, les jeux durent jusqu’à deux et trois heures du matin, et même davantage, et le champagne effervescent y fait une heureuse concurrence à d’autres boissons à la mode, le thé, le café et le chocolat. Le comte de Cheverny écrit dans ses Mémoires : Tout le monde se rassemble ; on avait couvert la table d’huîtres et de vin de Champagne et nous recommençons à souper. Au temps de Choiseul, les soupers priés passent de mode. Toutes les maisons riches se font une gloire de tenir table ouverte ; les nobles peuvent de moins en moins se le permettre, mais les financiers et les grands administrateurs prennent la relève. Trudaine donne deux grands dîners par semaine et un souper chaque soir, et Dutens raconte que les maisons La Reynière et La Borde étaient ouvertes à tous ceux qui y étoyent présentés [36], M. de la Popelinière nous apprenant par ses Tableaux des Moeurs du Tems que dans les soupers de l’époque le champagne est de rigueur. La province imite, dans ses grandes villes, la vie joyeuse de la capitale. À Châlons-sur-Marne, dans les années 1770, après la danse on passe le reste de la nuit à jouer ; on s’arrête à sept heures du matin pour prendre une collation, puis on continue [37]. Bien entendu, le champagne pétille sans cesse au cours de ces interminables parties.
Dans le courant du siècle, le vin de Champagne effervescent avait cependant failli être victime de son succès, certains producteurs cherchant à produire davantage sans se soucier de la qualité, parfois déplorable en raison de la rigueur du climat, comme on le verra plus loin.
C’est ainsi qu’en 1740 Malavois de la Ganne écrit ce qui suit : Le vin a été d’une verdeur dont il n’y avoit pas d’exemple, et le vin d’après celui de cuvée a été très difficile à eclaircir, ce qui n’a été qu’à force de drogues qu’on est venu à bout, lesquelles je n’ay pas voulu employer. Et à la lecture d’un mémoire de 1747, on apprend que si autrefois on ne mettoit en bouteilles que les plus Vins fins... depuis huit ou dix ans, plusieurs particuliers se sont mis dans le goût de tirer une partie des Vins médiocres en bouteilles, espérant les vendre plus favorablement qu’en cercle si le Vin venoit à mousser.
Ces pratiques sont exceptionnelles et, de ce fait, n’entachent pas la réputation du vin mousseux de Champagne qui est bientôt telle qu’elle suscite des imitations, ainsi que le rapporte le poète Delille [38], vers 1760 :
Plus d’un contrefacteur du vin le plus parfait
Sait assez bien imiter le fumet ;
Même d’un faux Aï la mousse mensongere
En pétillant dans la fougere
Trompe souvent plus d’un gourmet.
Contre vents et marées, le vin de Champagne effervescent va son chemin, faisant de nouveaux adeptes. En témoigne une lettre de 1764 conservée par la maison Ruinart, dans laquelle un de ses clients écrit : J’ai été si content des deux premiers paniers que j’ai reçus de votre part que je me fais un plaisir de vous en commettre deux autres mais en vous priant instamment que ce soit du plus mousseux. Je n’ignore pas, Messieurs, que les fins gourmets préfèrent le non mousseux, mais le nombre en étant très petit, il faut contenter la multitude qui est pour le mousseux. Voilà qui est parfaitement clair, le terme multitude ne pouvant cependant s’appliquer encore qu’à la majorité des buveurs d’un cercle très restreint.
À l’étranger aussi, sans pour autant détrôner les vins tranquilles de Champagne, la mousse est en vogue dans les milieux dans lesquels il est de bon ton de suivre les modes françaises. Qu’il soit à Bruxelles ou à Vienne, le prince de Ligne donne vaillamment l’exemple, lui qui condamne le libertin mais a toutes les indulgences pour le débauché dont il écrit qu’il sera galant ou gai, fera des madrigaux le matin pour les femmes qu’il veut avoir, des chansons sur celles qu’il a eues, et le soir des épigrammes sur les unes et les autres, avec ses amis qui les arroseront de vin de Champagne [39]. Dans ses Mémoires, Casanova raconte comment il est invité à souper à Venise par une de ses maîtresses, en permission de couvent pour la circonstance. Une simple robe de mousseline des Indes, dit-il, transforma mon aimable nonne en une nymphe toute ravissante... nous ne bûmes que du bourgogne et du champagne.
En Angleterre, au début du siècle, les vins de Champagne luttent difficilement contre le porto. Or, Prior écrit que rien n’est plus désolant que de boire un épais porto au lieu d’un fin champagne [40]. Mais George II est amateur de vin de Champagne ; à Londres comme à Paris, la cour donne le ton. Grâce à la faveur royale et quel que soit son prix, ou peut-être même à cause de son prix, le champagne effervescent revient à la mode à partir de 1730. En 1735, sur la troisième planche du Rake’s progress de Hogarth, La Taverne, on boit du vin blanc qui, compte tenu de l’ambiance de la scène, doit être du champagne. Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, cette vogue est relancée par Lord Chesterfield et ses amis, et entretenue par les intellectuels et les dandys, dans le sillage de Sheridan, de Brummell et du prince de Galles, futur George IV. En 1772, le comte de Chesterfield écrit : Donne-moi du champagne, remplis le verre jusqu’au bord [41]. En 1777, Sheridan, dans The School for Scandal, se plaint des buveurs d’eau dont la conversation ressemble à l’eau de Spa dont ils s’abreuvent, qui a le pétillement et la flatuosité du champagne sans son esprit et sa saveur.
On boit les vins mousseux de Champagne à Londres, où en 1762 ils coûtent 8 livres la bouteille au Vauxhall contre 6 pour le bourgogne, 5 pour le bordeaux et 2 pour le porto et le sherry [42]. Mais on les boit aussi à Bath, où ils font pratiquement partie de la cure thermale, apparaissant dès la première scène de The Fair Maid of Bath de Samuel Foote ! S’ils sont surtout appréciés dans les milieux riches et extravagants, auxquels ils sont presque exclusivement réservés, cela n’empêche pas le très sérieux économiste Arthur Young de s’arrêter à Mareuil le 5 juillet 1789 pour voir les fameux vignobles d’Épernay qui produisent l’excellent champagne [43].
Dans toute l’Europe cosmopolite du XVIIIe siècle le champagne est l’ornement des fêtes et soupers de la haute société qui le retrouve de capitale en capitale. Melesina Trench raconte, pour en avoir été témoin, qu’avant un dîner, à Dresde, Lady Hamilton déclara qu’elle aimait passionnément le champagne, et qu’elle en prit une quantité étonnante, Lord Nelson n’étant pas en reste et leur hôte, Mr. Elliot, ayant la plus grande difficulté à arrêter l’effusion du champagne [44]. En Allemagne, Schiller chante le vin mousseux de Champagne dans son Ode à la joie :
Frères, d’un bond levez-vous de vos sièges,
Quand circule la haute coupe pleine de vin,
Et que la mousse jaillisse jusqu’au ciel ! 8
Goethe écrit dans Wilhelm Meister que la jeune Philine empruntait un nouveau charme à ce qu’elle vivait de l’air, pour ainsi dire, mangeait fort peu, et sablait seulement, avec une grâce parfaite, l’écume d’un verre de champagne.
Frédéric II, roi de Prusse, avec l’esprit curieux qui est le sien s’intéresse à la technicité du vin de Champagne effervescent. À son Académie des sciences, rapporte son biographe Jean-Charles La Veaux, il donna un jour la question suivante à résoudre : « Quelle est la raison physique pour laquelle deux verres pleins de vin de Champagne, choqués l’un contre l’autre, ne rendent pas un son si clair et si fort que lorsqu’ils sont plein de tout autre vin ; et pourquoi ce son est-il tout-à-fait sourd et étouffé 9 ? » Les académiciens répondirent que comme ils n’étaient pas assez riches pour acheter du vin de Champagne, ils ne pouvaient ni observer, ni expliquer ce phénomène. Alors le roi leur envoya une douzaine de bouteilles de vin de Champagne ; mais ils les burent, et ne répondirent point [45]. Et pourtant Frédéric II avait vu juste, le fait constaté étant la conséquence d’un changement de résonance induit par les bulles de gaz carbonique qui se dégagent brisant la continuité des ondes à travers le liquide.
Néanmoins, dans la dernière partie du XVIIIe siècle hormis dans certains cercles de la haute société, la vogue du champagne effervescent subit une éclipse. En 1775, Sir Edward Barry écrit que si les Français et les Anglais en ont été dans le passé particulièrement amateurs, les premiers ont presque totalement abandonné ce goût dépravé qui, même en Angleterre n’est plus tellement prédominant [46]. On en trouve la confirmation en France dans un ouvrage de 1788 : Il n’y a pas plus de cent ans qu’a commencé la mode de faire mousser le vin de Champagne, il n’y en a pas vingt qu’elle a cessé. Il n’en reste de traces que dans quelques chansons bachiques où la mousse du Champagne est célébrée. Seulement quelques vieux Buveurs se souviennent encore de s’être extasiés à la vue d’un bouchon qui frappoit le plancher [47]. Il y a probablement là quelque exagération mais il est de fait que si la mousse a toujours du succès auprès des viveurs, c’est le vin de Champagne tranquille qui est généralement en faveur dans la bonne société.
Il est vrai que la cour de Louis XVI n’a rien de commun avec celle du Régent. Le roi est de moeurs paisibles et n’a peut-être jamais bu d’autre champagne effervescent que celui qui lui a été offert à Reims, lors de son sacre, le 11 juin 1775. En 1782, selon un document établi par la maison Gosset d’après le manuscrit original, l’inventaire de sa cave fait état de bouteilles de Verzy et Bouzy rouges ; on y relève aussi des bouteilles de vin de Champagne, mais rien n’indique qu’il soit mousseux. Il est cependant certain que le vin de Champagne tranquille est du goût de Louis XVI.
André Castelot cite deux anecdotes à ce sujet. Il écrit que s’éveillant un matin à 6 heures le roi s’enquit de son en-cas composé de poulet et de côtelettes. « C’est bien peu, remarqua-t-il, qu’on me fasse des oeufs au jus et qu’on m’apporte une bouteille de champagne. » Il raconte aussi que dans la fuite à Varenne de la famille royale, une bouteille de champagne non mousseux et six bouteilles d’eau furent leur seule boisson [48].
Les vins de Champagne, effervescents ou non, continuent à couler à Paris après la prise de la Bastille. On commence à les boire au cours des déjeuners à la fourchette qui remplacent l’ancienne collation matinale et Louvet de Couvray écrit : Cependant nous déjeunions comme on dîne ; le vin de Champagne n’étoit pas épargné, et l’on sait que Bacchus est père de la gaîté [49]. On vend les vins de l’année 1779 chez Lemoine, au Palais-Royal, et le restaurateur Théron affiche à son menu une crème de fleur d’oranger grillée au vin de Champagne [50]. Dans les cachots où se retrouvent nobles et financiers, on demande au geôlier de faire monter du vin de Champagne [51], et à la prison du Temple, celui-ci sera à chaque repas sur la table de l’infortunée famille royale [52].
Le dessin ci-dessus, L’Accord fraternel, reflète le statut aristocratique du champagne. Les représentants des trois ordres aux Etats généraux y figurent le verre à la main, gros verre à vin ordinaire pour le Tiers Etat, verre à bordeaux pour le Clergé et flûte à champagne pour la Noblesse. Mais la maréchale Junot, duchesse d’Abrantès, nous apprend que, quelle que soit leur origine sociale, il y avait souvent des réunions, des dîners, des soupers chez les hommes de la Révolution [53]. Le lendemain de l’exécution de la reine Marie-Antoinette, le menu des membres du tribunal révolutionnaire est le suivant : béchamelle d’ailerons et de foie gras ; poularde fine rôtie ; douze mauviettes par personne ; champagne. Le mémorialiste Antoine Caillot écrit que les amis du peuple sablaient le champagne avant d’aller jouer le rôle de législateur [54], Restif de la Bretonne déclare que le champagne est responsable de la génération de la fille d’Elise, une des héroïnes des Nuits révolutionnaires et, sur une caricature parue en mai 1790 dans le Journal de la mode et du goût, on voit Mirabeau-Tonneau tenant à la main une flûte mousseuse.
On a prétendu que Danton, juste avant d’être guillotiné sur la place de la Révolution, aurait bu un verre de champagne en criant : Vive l’Ay et la liberté !, mais on ne trouve rien de tel dans les récits historiques dont certains relatent pourtant, dans tous les détails, les derniers moments de Danton, Camille Desmoulins et Hérault de Séchelles, qui furent conduits à la mort dans la même charrette.
On peut se demander dans quelles conditions le champagne effervescent est bu au XVIIIe siècle.
On doit noter en passant qu’avec ou sans bulles, depuis les années 1660 en Angleterre, depuis le début du siècle en France, on écrit indifféremment vin de Champagne ou champagne, la deuxième version étant surtout employée en littérature et dans le style familier. Le Dictionnaire de l’Académie de 1798 donne comme exemple : Ils ont bu du champagne mousseux et Restif de la Bretonne écrit dans ses Tableaux de la vie : On but du champagne. Mais la bonne éducation exige qu’on ne se serve que de l’expression vin de Champagne, comme le rappelle Grimod de la Reynière dans le Manuel des amphitryons, ainsi que la duchesse d’Abrantès, relatant les reproches que l’abbé Delille fit à son ami le provincial, lorsqu’il lui dit : « Mon Ami, ne demandez jamais du champagne, mais bien du Vin de Champagne... sans quoi les mauvais plaisants diront que vous dinez au cabaret. » [55].
Il a déjà été établi que le vin mousseux de Champagne est le vin des classes privilégiées, qu’il accompagne les plaisirs, qu’il a sa place attitrée dans les soupers. Mais il est intéressant de noter l’heureuse conjonction qui s’opère très vite entre le beau sexe et lui, et cela n’est pas vrai seulement pour les compagnes du Régent, de Louis XV et de l’abbé de Chaulieu. Philippe-Valentin Bertin du Rocheret, toujours hostile à la mousse, s’étonne que les dames qui sont à table avec lui soient volontiers du goust général, leur appétit réveillé par les effets prodigieux des vins de l’année faisant sauter leurs bouchons avec un bruit et une impétuosité étonnante (B 21). La femme d’alors veut du joli dans tout ce qui l’entoure et quoi de plus séduisant que le pétillant champagne, qui rend son esprit plus vif, ses yeux plus brillants ; c’est le seul vin qu’une dame de la société s’autorise à boire entre les repas. Elle y prend ouvertement plaisir, en sorte que son compagnon trouve là une bonne raison, sinon un prétexte, de déficeler un flacon. Il peut même lui arriver d’en boire dans la solitude de ses appartements : Je me cache comme je ferais, si je m’enivrais dans ma chambre avec du vin de Champagne [56], dit une dame de la fin du siècle.
Le champagne, vin de fête, est aussi un vin de dessert servi dans les dîners, aussi bien chez les nobles et les bourgeois que dans les restaurants, apparus à Paris vers 1770 et dont les plus célèbres seront bientôt Beauvilliers et Véry. On lit dans l’Histoire des Français des divers états ce qui suit : Paris n’affectionne plus les mêmes provinces qu’il affectionnait autrefois. La Champagne lui fournit ses nouveaux vins de dessert. Maintenant le champagne est à la mode [57]. Et ce qui se fait à Paris vaut, avec un peu de retard, pour la province.
Pour connaître en détail la manière dont on sert le champagne à cette époque, il faut se reporter au document particulièrement explicite que constitue le Déjeuner d’huîtres de Jean-François De Troy10. Il a été peint en 1737. On y voit des gentilshommes dégustant des huîtres en buvant du champagne, incontestablement mousseux car dans la partie gauche du tableau un bouchon s’élève vers le plafond. Les flacons, bouchés et ficelés, sont dans des rafraîchissoirs, ainsi qu’il est d’usage pour le champagne qui se boit frappé de glace. Pour obtenir le même résultat, on utilise aussi bien le seau, en argent ou en faïence, que le carafon à rafraîchir, connu en Angleterre à partir de 1775 comme decanter destiné particulièrement au champagne [58]. On met dans le récipient un mélange d’eau et de glace. Cette dernière provient généralement d’une glacière, où elle a été recueillie pendant l’hiver, mais on utilise aussi de la glace artificielle pour laquelle on donne des recettes à base de salpêtre, de sel de nitre ou d’alun.
On fait sauter le bouchon, selon l’habitude de l’époque. Ce sont souvent les Dames qui ont le talent de faire sauter un bouchon de bonne grâce [59], mais ici on est entre hommes. Un des personnages vient de libérer le bouchon d’une bouteille et a encore à la main le couteau qui lui a servi à couper la ficelle ; on peut penser que le vin est un grand mousseux puisque le bouchon a sauté vaillamment, mais, comme il est versé de haut, sa pression doit être relativement modeste.
Les verres sont coniques et de faible hauteur11 : ce sont les verres à boire utilisés couramment au XVIIIe siècle pour tous les vins fins. Ils sont parfois cloqués, ce qui offre l’avantage, pour le champagne effervescent, de dissimuler le dépôt. Généralement, dans les repas de l’époque, les verres sont disposés sur une desserte, le valet personnel du convive les lui apportant à sa demande après les avoir remplis. Pour ce déjeuner d’huîtres, les verres restent à la disposition des invités qui se servent eux-mêmes ; il en résulte une ambiance de gaieté dans une atmosphère détendue. On constate que ceux qui ne sont pas dans les mains des buveurs sont déposés, renversés, dans des bols en porcelaine, peut-être pour permettre l’écoulement du vin trouble resté au fond du verre. Tel n’est pas le cas dans le Déjeuner de jambon, de Lancret12, qui fait pendant au Déjeuner d’huîtres. On y voit aussi de joyeux compagnons buvant du champagne, mais comme le repas est en plein air, il leur suffit de vider d’un coup de poignet leur verre sur le sol.
À partir de 1755, on fabrique en Angleterre des verres coniques d’une hauteur plus importante, désignés sur les factures comme verres à champagne puis, dès 1773, comme flûtes à champagne, et comportant une jambe plus ou moins allongée et parfois creuse [60]. Le verre peut être taillé à facettes pour mieux voiler la nébulosité du vin. C’est plus tardivement que l’usage s’en répand en France ; Grimod de la Reynière écrit en effet en 1808 que l’on a adopté depuis quelques années pour le Vin de Champagne mousseux des verres étroits et très profonds, d’une forme particulière [61], et il faudra attendre le XIXe siècle pour que le mot flûte figure dans les dictionnaires français pour désigner un verre à boire.
[1] PLUCHE, (Abbé). Le Spectacle de la nature ou Entretiens sur les particularités de l’histoire naturelle qui ont paru les plus propres à rendre les jeunes gens curieux et à leur former l’esprit. Paris, 1763.
[2] Henri de Massue, marquis de Ruvigny, comte de Gallway (orthographié aussi Galway et Galloway), était comme Saint-Evremond exilé français à la cour de Guillaume III d’Angleterre, qui lui avait donné le commandent d’un régiment à cheval de gardes hollandaises.
[3] Saint-Evremond. œuvres de Monsieur de Saint-Evremond, avec la vie de l’auteur, éd.. Des Maizeaux. Amsterdam, 1726.
[4] On appelle vin tranquille celui obtenu délibérément sans effervescence, par opposition au vin mousseux.
[5] Citée par Bourgeois, cette lettre a disparu des manuscrits de la bibliothèque d’Épernay où elle figurait.
[6] LEMERY (Louis). Traité des Aliments. Paris, 1705.
[7] GODINOT (Attribué au chanoine jean). Manière de cultiver la vigne et déjoue le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces pour perfectionner les Vins. Avignon, 1719. - Seconde édition augmentée de quelques secrets pour rectifier les Vins et des planches des divers pressoirs gravées. Reims, 1722.
[8] A l’époque, on ne qualifie généralement pas de rosé le vin paillé. Cependant, le 30 octobre 1742, on trouve sur le journal de P.V. Bertin du Rocheret : à M. Matheux, rosez 300
[9] Né à Reims Nicolas Bidet (1709-1782) publie en 1752 une somme des connaissances sur la viticulture au XVIIIe siècle.
Elle s’est ensuite enrichie d’une série de planches finement dessinées par Maugein et gravées par Choffart qui montrent des pressoirs, cuves et divers instruments de vinification. Il fut officier de la Maison du roi et sommelier de la reine Marie-Antoinette.
[10] BARRY (Sir Edward). Observations, historical, critical, and medical on the wines of the Ancients and the analogy between them and modem vines. Londres, 1775.
[11] LEGRAND d’Aussy (Pierre Jean-Baptiste). Histoire de la vie privée des François depuis l’origine de la nation jusqu’à nos jours. Paris, 1782.
[12] LIGNE (Charles Joseph, prince de). Mélanges militaires, littéraires, sentimentaires. Dresde-Vienne, 1795-1811.
[13] SAVARY des BRULONS (Jacques). Dictionnaire universel de commerce, d’histoire naturelle, d’arts et métiers. Amsterdam, 1726.
[14] LE SAGE. Turcaret.
[15] PANARD (ou PANNARD). Théâtre et œuvres diverses. Paris, 1763.
[16] SAINT-SIMON. Mémoires complets et authentiques du duc de Saint-Simon, éd.. M. Chéruel, Paris, 1858.
[17] RUTLAND (Duc de). The Manuscrits of his Grace the Duke of Rutland. Londres, 1888-1905.
[18] SIMON (André). The History of champagne. Londres, 1962.
[19] LAINEZ (Alexandre). Poésies. La Haye, 1753.
[20] Recueil de poésies latines et françaises sur les Vins de Champagne et de Bourgogne. Paris, 1712.
[21] Querelle (La) des vins de Bourgogne et de Champagne : Beaune el Bibracte, dans Cabinet Historique, t. 1, 1855-1856.
[22] (Louis-Sébastien). Tableaux de Paris. Amsterdam, 1783.
[23] PALATINE (Princesse Elizabeth-Charlotte, la). Correspondance complète de Madame, duchesse d’Orléans, par M.G. Brunet. Paris, 1857.
[24] RICHELIEU (Louis-François-Armand Du PLESSIS, duc de). Mémoires du maréchal de Richelieu, publiés par Soulavie. Paris, 1791.
[25] TOUCHARD-LAFOSSE ( G.). Chroniques de l’oeil de boeuf Paris, 1829-1833.
[26] TOEPFFER (Rodolphe). Histoire de AI. Jabot. Genève, 1833.
[27] BUVAT (Jean). ,journal de la Régence (17151723), publié par Emile Compardon. Paris, 1865.
[28] RÉAI. (Antony). Ce qu’il y a dans une bouteille de vin. Paris, 1867.
[29] L’ATTAIGNANT (Abbé de). Poésies. Londres, 1757.
[30] PANARD (ou PANNARD). Théâtre et oeuvres diverses. Paris, 1763.
[31] BERNIS (Cardinal de). Œuvres complètes de M. le C. de B*** de l’Académie Française. Londres, 1771.
[32] FORBES (Patrick). Champagne. The usine, thé land and thé people. Londres, 1967.
[33] Recueil Clairambault-Maurepas. Chansonnier historique du XVIII e siècle. Paris, 1879.
[34] GRIMM. Nouvelles littéraires.
[35] DUPUY-DEMPORTES (Jean-Baptiste). Histoire générale (lu Pont-.Neuf. Londres, 1750.
[36] DUTENS (Louis). Mémoires d’un voyageur qui se repose. Paris, 1806.
[37] POINSIGNON (Maurice). Histoire générale de la Champagne el de la Brie. Châlons-sur-Marne, 1886.
[38] DELILLE (Abbé Jacques). Œuvres. Paris, 1836.
[39] LIGNE (Charles Joseph, prince de). Mélanges militaires, littéraires, sentimentaires. Dresde-Vienne, 1795-1811.
[40] PRIOR (Matthew). The Poetical Works of Matthew Prior, publiées par Reginald Brimbley Johnson. Londres, 1892.
[41] CHESTERFIELD (Comte de). Lord Chesterfield’s lVitticisms or the Grand Pantheon of Genius, Sentiments and Tasle. Londres, 1772.
[42] SIMON (André). History of the champagne trade in England. Londres, 1905.
[43] WEINMANN (J.). Manuel du travail des vins mousseux. Épernay, 1929.
[44] TRENCH (Mrs Melesina). A Visit to Germany. 1799, 1800. Londres, s.d.
[45] LA VEAUX (Jean-Charles THIBAULT de). Vie de Frédéric Il, Roi de Prusse. Strasbourg, 1788.
[46] BARRY (Sir Edward). Observations, historical, critical, and medical on the wines of the Ancients and the analogy between them and modem vines. Londres, 1775.
[47] PAULMY (Marquis M.-A. René de). Mélanges tirés d’une grande bibliothèque. Paris, 1788.
[48] CASTELOT (André). L’Histoire à table. Paris, 1972.
[49] LOUVET de COUVRAY (Jean-Baptiste). Une Année de la vie du chevalier de Faublas. Paris, 17871790.
[50] GONCOURT (Edmond et jules de). Histoire de la Société française pendant la Révolution.
[51] CRÉQUY (Marquise de). Souvenirs de la marquise (le Créquy. Paris, 1867.
[52] FRANKLIN (Alfred). La Vie privée d’autrefois. Paris, 1898.
[53] ABRANTÈS (Duchesse d’). Histoire de Paris. Paris, s.d.
[54] CAILLOT (Antoine). Mémoires pour servir à l’histoire des murs el usages des Français. Paris, 1827. 498
[55] ABRANTÈS (Duchesse d’). Histoire de Paris. Paris, s.d.
[56] TILLY (Comte Alexandre de). Mémoires du comte Alexandre de Tilly Paris, 1929.
[57] MONTEIL (Amans-Alexis). Histoire des Français des divers états ou Histoire de France aux cinq derniers siècles. Paris, 1847.
[58] ASH (Douglas). Dictionary of British Antiques Glass. Londres, 1974.
[59] PAULMY (Marquis M.-A. René de). Mélanges tirés d’une grande bibliothèque. Paris, 1788.
[60] HUCHES (Bernard). English Glass for the collector. Londres, 1958.
[61] GRIMOD de la REYNIÈRE (Laurent). Manuel des amphitryons. Paris, 1808.