UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

Le succès du champagne et les habitudes de consommation

Au XIXe siècle, négociants, vignerons, hommes de science ont tracé la voie de la prospérité du champagne en en faisant un vin de qualité, disponible à un prix de plus en plus raisonnable en tout point du globe. Le champ de sa clientèle s’élargit, la bourgeoisie y rejoignant définitivement l’aristocratie, tandis que la jeunesse dorée et les milieux artistiques et littéraires, comme c’était déjà le cas au XVIIIe siècle, en forment la fraction la plus enthousiaste. Certes, des amateurs apprécient le champagne pour ses qualités intrinsèques, en particulier les gastronomes, et Dieu sait si la race en est prospère à l’époque, mais aux yeux du plus grand nombre, en France comme dans certains pays étrangers, il a un caractère d’obligation sociale ; il faut en faire usage si on veut être reconnu comme appartenant à un certain monde. Ce que l’on appellerait aujourd’hui un phénomène de société en favorise considérablement l’expansion. Son succès est attesté par l’accueil qui lui est fait, dont on trouvera ci-après de nombreux témoignages, mais aussi par la progression de sa production qui tient du prodige, tant par sa rapidité que par son importance.

LE CONSULAT ET LE PREMIER EMPIRE

Les débuts du XIXe siècle sont pourtant difficiles pour le champagne. Les guerres désorganisent les marchés en cours de création, les charges de l’administration napoléonienne sont lourdes. L’empereur lui-même n’est pas un amateur de champagne, auquel il préfère le chambertin et les vins de Bordeaux. Cela ne l’empêche pas de l’apprécier dans les mets cuisinés à son intention. Carême révèle à ce sujet, dans une Notice historique et culinaire sur la manière dont vivait Napoléon à Sainte-Hélène, que parmi les mets que l’empereur aimait par goût se trouvaient des fricassées de poulet, quelquefois au vin de Champagne (qui était très cher dans l’île, vingt-quatre francs la bouteille) [1]. À vrai dire, même lorsqu’il est dans toute sa gloire impériale, en dehors des repas de cérémonie, Napoléon ne passe guère plus d’une demi-heure à table, parfois un quart d’heure seulement, et il boit peu.

Ce n’est pas le cas des soldats du Directoire, du Consulat et de l’Empire. Ils chantent pendant la campagne d’Egypte [2] :

L’eau du Nil n’est pas du champagne !
Pourquoi vouloir faire campagne
Dans un pays sans cabarets ?

Le général Junot, gouverneur de Paris, puis duc d’Abrantès et gouverneur général du Portugal, se signale par son amour du champagne. Son épouse, la tumultueuse femme de lettres, rapporte à ce sujet le dialogue que voici, dans lequel l’interlocuteur du général est Regnault de Saint Jean-d’Angély, procureur général près la haute cour impériale et dont Napoléon fait grand cas. Junot s’adresse à Regnault : "À ta santé, avec ton vin de Champagne ; il est bon au reste, où le prends-tu ? -Chez Ruinart. - C’est bien çà, et moi aussi. - Ah ! tu le trouves bon ! dit Regnault en se radoucissant : donne-m’en un verre. - À condition, dit Junot, que tu diras : Vive l’empereur ! - Quelle condition ! s’écria Regnault, oui, sans doute ; et levant son verre, il cria de sa voix de tempête : À la santé de l’empereur ! ». La duchesse d’Abrantès ajoute, à propos de Regnault : Il but encore trois ou quatre verres de vin de Champagne, mangea du pâté de foie gras, et bientôt il fut tout à fait en gaîté, mais sans être gris ni même attaqué [3]. Junot, pour sa part, était un franc buveur. Il avait été colonel-général des hussards, ces cavaliers légers, saccageant les coeurs et les verres, gais, charmants, heureux de vivre et prêts à mourir [4]. Pour le plus célèbre d’entre eux, le général Lasalle, officier superbe, homme excellent, brillant d’esprit et de vaillance, plein de talents [5], toute occasion était bonne pour boire du champagne, avec ses officiers et avec ses maîtresses.

On a vu qu’à la fin du XVIIIe siècle, malgré une régression certaine, le champagne était toujours apprécié de nombreux amateurs, même pendant la Révolution. À ces fidèles se joignent, dès le Directoire, ceux qui savent tirer profit des temps troublés et qu’enrichissent les guerres. Le luxe des parvenus s’étale sans retenue. Dîners, soupers, bals se multiplient, ainsi que les salons, tel celui de Mme Tallien, qui devient le haut lieu de la galanterie de l’époque. En réaction contre les terreurs de la Révolution, on retrouve la facilité de mœurs de la Régence. La duchesse d’Abrantès l’explique ainsi : Longtemps comprimés, longtemps retenus par une main de fer qui nous empêchait même de crier, nous sortîmes de cette captivité avec une soif de distractions et de plaisirs qui devint même une sorte de délire par la manière dont les plus raisonnables s’y livrèrent. Il est aisé de comprendre que dans toutes ces folies le champagne tient largement sa place. Mais il devient aussi le vin des gourmets, car sous le Directoire, dans la rue, la presse, les clubs, les salles de jeu, court une rumeur gourmande [6], qui s’amplifie sous l’Empire. En outre, si le dîner est l’action la plus importante de chaque jour, celle dont on s’acquitte avec le plus de plaisir, d’empressement et d’appétit [7], le déjeuner est devenu un repas important.

Le champagne accompagne donc tout naturellement déjeuners et dîners, quelquefois de bout en bout, plus généralement dans leur dernière partie seulement. Il est considéré comme un vin d’entremets, l’entremets étant à l’époque le plat qui prend place entre le rôti et le dessert. Mais servi avec lui, il peut aussi être bu jusqu’à la fin du repas. Un ouvrage de 1805 préconise ainsi le vin de Champagne au dessert, en précisant bien qu’il s’agit de champagne mousseux [8].

Les gastronomes sont pour la plupart des laudateurs convaincus du champagne. Le procès-verbal des Dîners des Gourmands, en date du 20 septembre 1806, fait état de deux bouteilles de vin blanc mousseux d’Aï 1802, qui à la dégustation méritaient la mention la plus honorable sur les registres gourmands, et l’insertion la plus profonde dans les estomacs connaisseurs [9].

Les dames, comme c’était le cas au XVIIIe siècle, comme ce l’est encore de nos jours, sont particulièrement sensibles aux agréments du champagne. Elles aiment à le déboucher, ou tout au moins à en remplir les flûtes. Grimod de la Reynière, fidèle observateur, écrit qu’ordinairement ce vin est servi, à défaut de l’Amphitryon, par une Dame, qui se fait un plaisir de le faire mousser en le versant de très haut [10]. C’est probablement à elles que l’on doit la vogue du champagne aux dîners champêtres, au cours desquels il donne de l’esprit aux plus timides et de l’amour aux plus indifférents [11].

Sous l’Empire, tout comme du temps de Louis XV, les poètes, et particulièrement les chansonniers, participent largement à la gloire du champagne.
Desaugiers et Béranger le mettent à l’honneur dans leurs chansons. Le premier est l’auteur du célèbre Panpan bachique. Il écrit aussi dans Ronde de table [12] :

Champagne, ton nom flatteur / À bien plus d’attraits, je pense, /
Sur la carte du traiteur / Que sur la carte de France.

Quant à Béranger, le champagne éclaire une demi-douzaine de ses chansons, dont Voyage au pays de Cocagne [13] où il loue l’effet bénéfique qu’il a sur lui :

Ivre de champagne / je bas la campagne /
Et vois de Cocagne / Le pays charmant.

Apprécié en France, le champagne l’est aussi à l’étranger. Ennemis de la veille ou du lendemain en font venir des quantités impressionnantes, malgré les difficultés d’acheminement. Le 6 germinal an XII, Pierre Failly écrit ce qui suit : Il se fait en ce moment des expéditions immenses de vin mousseux pour l’Allemagne, la Suède, le Danemark, la Russie et tous les pays du.Nord (À 26). Vers l’Angleterre, malgré les obstacles dus à la guerre, les envois, comme on le verra dans la dernière partie de ce chapitre, continuent en contrebande. Si les quantités acheminées sont plus faibles que celles qui l’auraient été dans une situation de paix, elles sont suffisantes pour entretenir outre-Manche le goût du champagne. C’est encore Pierre Failly qui en témoigne, en écrivant le 19 brumaire an X que les Anglais sont les meilleurs gourmets de l’Europe, comme le prouve le choix des types et qualités du champagne qu’ils lui commandent (À 26). En ce qui concerne l’Allemagne, Gœthe, son grand homme de lettres, est amateur de champagne, qui abonde dans son Wilhelm Meister paru au XVIIIe siècle. Dans son premier Faust, publié en 1808, il fait dire à Brender, un des joyeux buveurs de l’Auerbachs Keller de Leipzig : Je désirerais du vin de Champagne, et qu’il fût bien mousseux.

La Russie prenant part aux troisième et quatrième coalitions contre la France, les importations de champagne y sont pratiquement nulles de 1805 à 1807. Mais elles reprennent après les traités de Tilsit, si bien qu’en 1810 M. Bohne écrit à Mme Clicquot : Je suis instruit que l’Impératrice est enceinte. Quelle bénédiction pour nous si c’était d’un Prince qu’elle pût heureusement accoucher ! Des flots de vin de Champagne seraient bus dans cet immense pays. Ne parlez pas de cela chez nous, tous nos concurrents voudraient se jeter sur le Nord [14]. En 1812 cependant, le tzar Alexandre 1er prend la tête de la sixième coalition. La funeste campagne de Russie va sonner le glas de l’Empire, non sans que le champagne y joue un rôle épisodique.

Voici ce que raconte la comtesse Potocka, témoin des faits, à propos de la remise au prince Poniatowski des aigles des soldats polonais de Napoléon, regagnant Varsovie en décembre 1812, au cours de la terrible retraite : Les soldats n’avaient pas perdu de vue ces insignes un seul instant ; au moment où d’autres ne songeaient qu’à sauver leur vie, ils avaient eux, songé à l’honneur du régiment. Ces gens n’avaient pas un vêtement chaud, pas de chaussures ! Nous leur versâmes du vin de Champagne ; ils portèrent avec enthousiasme la santé de leur chef, seuls ils semblaient surpris qu’on les fêtat de la sorte ; ils pensaient n’avoir fait que leur devoir [15].

Et voici que la guerre vient frapper directement la Champagne, où Napoléon écrit avec des noms champenois les dernières pages de son prodigieux poème, Arcis-sur-Aube, Châlons, Reims, Champaubert, Sézanne, Vertus, Méry, La Fère, Montmirail. Autant de combats, autant de triomphes [16], mais victoires d’un jour, sans effet décisif sur l’avance irrésistible des coalisés. Cela se passe en février et mars 1814. Dans ses Cahiers le capitaine Coignet écrit : Le 13 mars, nous arrivâmes aux portes de Reims à la nuit ; une armée russe occupait la ville, retranchée par des redoutes faites avec du fumier et des tonneaux bien remplis. Le même jour, Napoléon vient en personne à Reims, d’où il chasse les Alliés ; il est pendant trois jours l’hôte de Jean-Baptiste Ponsardin, frère de Mme Clicquot. Il passe ensuite à Épernay le 17 mars, et s’arrête, comme on l’a vu, chez Jean-Rémy Moët ; il est alors en route pour Paris, où il abdiquera le 6 avril. Pendant cette campagne de France, Reims et Épernay ont été prises et reprises. Reims a été relativement épargnée par les occupants russes grâce à la mansuétude du prince Wolkonski. Mais Épernay est saccagée par les Prussiens le 7 février, perdue par eux, puis réoccupée le 12, reperdue, puis reprise le 17 mars, le jour même du passage de Napoléon, par les Russes qui la mettent au pillage pendant deux jours. Elle ne doit qu’à la souple fermeté de son maire, Jean-Rémy Moët, de ne pas avoir été entièrement détruite.

Dès la première occupation d’Épernay, les Prussiens volent, violent et, comme les cosaques à Reims, vident les celliers et font des ponctions dans les caves qui n’ont pu être murées à temps. Avec une prescience qui fait honneur à leur jugement commercial, les grands négociants ne s’en alarment pas outre mesure, estimant que beaucoup de ces étrangers font ainsi connaissance avec un produit dont ils seront plus tard les acheteurs. Mme Clicquot s’exclame : « Qu’on les laisse donc boire ! Ils boivent ? Ils paieront » [17], et le journaliste Lallemand, dans l’Illustration du 23 août 1862 prête des paroles analogues à Jean-Rémy Moët : « Je souris à la spoliation dont je suis l’objet, et je me fais de tous ceux qui boivent mon vin autant de commis voyageurs qui, en rentrant dans leurs patries lointaines, feront l’article pour ma maison ». Lallemand ajoute : Les officiers alliés vidèrent à M. Moët plusieurs centaines de mille de bouteilles : mais M. Moët eut une clientèle européenne sans mettre un seul voyageur de commerce sur les grandes routes.
Après la désastreuse campagne de Russie, Prussiens, Cosaques et autres coalisés envahissent en 1814 Champagne et Brie avec 300.000 hommes auxquels Napoléon fait face avec 65.000 de ses fidèles soldats. Il éliminera le général prussien Blücher.

Le Congrès de Vienne, qui se déroule de novembre 1814 à juin 1815, fait également beaucoup pour la publicité du champagne. Cent quarante-trois négociateurs et les importantes délégations qui les accompagnent, représentant l’élite européenne, boivent du champagne aux festivités qui sont multiples car, comme le dit le prince de Ligne, le congrès ne marche pas, il danse.

Il faut lire à ce sujet les souvenirs du comte de Lagarde-Chambonas. Il écrit qu’il alla s’asseoir au milieu d’une vingtaine de convives pour aller achever ensemble cette joyeuse soirée... dans l’effervescence de la gaieté du vin de Champagne, et il ajoute qu’il soupa en compagnie des deux princes de Bavière, aux tables voisines de celles du comte Potocki et du prince Esterhazy, et qu’ensemble on se porta des santés, on fit assaut de bons mots : l’esprit pétillait comme le vin de Champagne [18]. Ainsi, Russes, Français, Polonais, Anglais, Suisses, Rhénans, Autrichiens, Bavarois, Hollandais, Suédois, Piémontais, Siciliens, Danois, Saxons, Norvégiens, etc., aux intérêts souvent divergents, en butte aux difficultés des tractations politiques dont dépend l’avenir des nations européennes, s’accordent sur un point : le champagne.

Talleyrand tient table ouverte et fastueuse. S’il est vrai qu’il était moins buveur que joueur, il était suffisamment gourmet pour apprécier les vins, et, si on en croit Victor Fiévet, il aurait qualifié le champagne de vin civilisateur, un jour que M. Moët dînait à Paris à son hôtel [19]. C’est un beau compliment, venant de la bouche du prince de Bénévent, dont le cynisme souvent révoltant ne pouvait faire oublier la maîtrise du diplomate et qui excellait dans l’emploi des relations sociales.

En 1815, dans la période des Cent jours qui sépare le retour de Napoléon de son abdication définitive, les combats n’intéressent pas directement la Champagne. Elle va cependant subir une seconde occupation alliée, limitée, mais accompagnée de passages de troupes, et les caves sont pillées comme en 1814. Un témoin ayant assisté au départ de Châlons de l’armée bavaroise se portant en juillet 1815 sur Montmirail écrit qu’ensuite les Châlonnais allèrent visiter ses bivouacs, et on put voir que les soldats avaient trouvé le chemin des caves de M. Jacquesson, la plaine était jonchée de bouteilles de champagne qu’ils n’avaient pas su déboucher et dont ils avaient cassé le col [20].

Les plaintes sont générales, mais on déplore moins les exactions d’occupants, qui se veulent accommodants, que la disparition du champagne. D’où le couplet ci-après d’une Chanson champenoise [21] :

Buveurs de la Moscovie
Quand partirez-vous enfin !
Avez-vous encore envie
D’avaler tout notre vin ?

C’est, je crois, l’unique affaire
Qui vous retient parmi nous ;
Mais, soit dit sans vous déplaire,
Nous le boirons bien sans vous.

Avant de quitter la France, le tzar veut frapper les esprits par une grandiose manifestation de prestige, et cela en accord avec Louis XVIII, qui a repris le 8 juillet 1815 le trône sur lequel il s’était assis le 3 mai 1814 pour la première Restauration, et qu’il avait quitté précipitamment le 19 mars 1815. Le but recherché est d’en imposer aux Alliés, qui veulent démembrer la France, ce qu’Alexandre Ier désapprouve. Il invite donc les souverains coalisés à une grand revue, démonstration militaire et pacifique, destinée à donner un avertissement à l’Europe et flatter l’amour-propre des armées russes en campagne.

La parade est prévue à la limite de la Champagne viticole et de la Champagne pouilleuse, dans la plaine crayeuse qui s’étend sous le Mont Aimé, sur lequel se tiendront les personnalités. Les effectifs se monteront à 200 000 hommes, auxquels s’ajouteront les invités et le personnel de servitude. C’est dire l’immensité de la tâche des organisateurs, chargés de pourvoir à la subsistance de cette multitude rassemblée à Vertus et dans les localités avoisinantes. On saigne la région à blanc, jusqu’à Épernay, Châlons, et même Reims. Les réquisitions sont écrasantes ; elles portent sur les biens, mais aussi sur les hommes, dont 300 sont chargés de niveler la plate-forme de la butte témoin et d’y établir une balustrade. Cinquante généraux et leur suite logent à Avize. Le tzar, le roi de Prusse, l’empereur d’Autriche, le prince royal de Bavière, le duc de Wellington sont à Vertus, ainsi qu’une foule considérable venue de Paris, parmi laquelle on compte beaucoup d’Anglais. La table d’Alexandre Ier, ouverte du 8 au 12 septembre, comporte jusqu’à 300 couverts, servis à la russe ; elle est confiée à l’illustre Carême, cuisinier en chef de la maison du tzar, qui doit surmonter des difficultés sans nombre pour qu’elle soit digne de sa réputation. Le pays par lui-même n’a aucune ressource, écrit-il dans Le Maître d’hôtel français, les provisions que nous en tirâmes n’ont pas suffi, aussi fûmes-nous obligés de tirer tout notre matériel de la capitale. Le champagne est fourni par la maison Moët, à raison de 1900 bouteilles à 3 francs et 300 bouteilles de qualité supérieure à 4 francs.

La cérémonie a lieu le 10 septembre 1815. Elle débute à l’aube par diverses évolutions des troupes massées dans la plaine. Puis les souverains et les officiers généraux et supérieurs descendent à cheval du Mont Aimé pour en passer la revue. Le spectacle est impressionnant ; l’histoire a rarement connu une telle concentration de troupes présentée à une assistance d’une qualité si éminente, dans un site aussi approprié. La manifestation a eu à l’époque un grand retentissement. Elle a encore alourdi les charges des Champenois, si éprouvés, mais en revanche elle a sans aucun doute contribué à accroître en France et en Europe l’audience du champagne qui, sous la Restauration, va prendre une ampleur considérable.

LA RESTAURATION ET LA MONARCHIE DE JUILLET

En novembre 1818, les troupes alliées d’occupation libèrent le territoire français95. À la mort de Louis XVIII, en 1824, Charles X monte sur le trône de France d’où il sera chassé en 1830 par les Trois Glorieuses, les journées révolutionnaires de juillet, au profit de Louis-Philippe Ier.

Vive l’Aï ! vive la liberté !, ont écrit Lurine et Bouvier, avec l’explication suivante de ce qui se serait passé aux Tuileries : Un courageux ouvrier, un héros des trois jours, monta sans hésiter sur le siège fleurdelisé de Charles X, et se mit à trôner en ingurgitant du vin de Champagne. Ce fut là le triomphe définitif de la démocratie ; ce fut là l’avènement populaire du vin de Champagne [22]. L’anecdote est séduisante. Hélas ! on ne la trouve dans aucune des relations historiques de la Révolution de juillet. Peut-être doit-on donner davantage crédit à Eugène Briffault qui écrit ce qui suit dans Les Français peints par eux-mêmes : En juillet 1830, un viveur fit frapper une bouteille de vin de Champagne à la porte d’un marchand de vins, devant le Louvre, sous le feu des soldats suisses ; il la but avec quelques combattants et il se rua à l’attaque.

Le calme est revenu en Champagne et le gendre de Mme Clicquot peut écrire, dans son conte Les cinq layettes [23] :

L’heureux pays que celui de Champagne !
Des vins exquis parfument la montagne,
Le peuple est bon, les maris point jaloux,
Et le beau sexe a le cœur aussi doux
Que les moutons qui peuplent la campagne.

La France se remet au travail et le champagne, malgré les difficultés auxquelles se heurte son commerce, reprend sa progression, momentanément interrompue par les soubresauts de l’agonie de l’Empire. Les gourmets qui, eux, ne l’avaient jamais abandonné, lui font fête, à commencer par le plus illustre d’entre eux, Brillat-Savarin, qui écrit dans une fresque historique : Paladins invincibles jamais hélas ! jamais une captive aux yeux noirs ne vous présenta le champagne mousseux. Tous en étiez réduits à la cervoise ou au surêne herbé. Que je vous plains [24] !

Les dîners et soupers gourmands se multiplient, en général entre hommes. Le champagne y est de rigueur. Il s’élève en gerbes jusqu’au plafond, et c’est avec les idées riantes qu’il inspire que chacun regagnera sa demeure [25]. Ces repas se tiennent dans ces restaurants qui font la gloire de Paris et dans leurs homologues de province. La chère y est raffinée et l’usage se généralise de faire figurer au menu des mets cuisinés au champagne, à commencer par les potages, tortue à la parisienne ou de poisson de Seine à la française, dans la confection desquels entre une demi-bouteille de bon vin de Champagne. Ces établissements accueillent aussi mondains et demi-mondaines pour ces agapes où on fait sauter jeune fille et champagne [26] et qui peuvent se dérouler dans les cabinets particuliers 96 qui deviennent à la mode et où le roi des vins est chez lui. Pour ces parties fines, gardez-vous, dit Raisson en 1829 dans son Code gourmand, à moins d’une demande expresse, de mettre sur la table un autre vin que le champagne ! C’est celui des dames et surtout des amans. Il donne plus d’élan à la gaîté, plus de vivacité à l’esprit ; il excite même la tendresse.97

Le cabinet particulier abrite parfois la lorette98, accompagnée de son Arthur, que Gavarni a dessiné dans sa série Masques et visages, et qui est l’être fortuné, dans tous les sens du mot. Alhoy écrit qu’après le souper il débouche sept bouteilles de champagne pour exécuter ce qu’il nomme la valse d’amour et il raconte l’histoire d’un Arthur de 24 ans qui baptise force lorettes à grands flots de champagne et qui calcule qu’en six mois cinq mille bouteilles de champagne dont il a fait son onde lustrale lui ont coûté 25 000 francs [27]. La lorette est si friande de champagne que les rues de Bréda, Neuve-Saint-Georges et Notre-Dame-de-Lorette, consomment du matin jusqu’au soir, et du soir jusqu’au matin, des quantités démesurées de vin d’Aï. Dans cet amoureux quartier qui gazouille, qui ingurgite et qui roucoule, l’amour n’a plus de flèches ni de carquois : il porte un verre, voilà tout !

Les actrices des théâtres parisiens raffolent du vin de Champagne, pourvu que le vin de Champagne ne leur coûte rien... en argent, bien entendu ! Les rats de l’Opéra, surtout, se plaisent à passer des nuits entières au fond d’une bouteille champenoise : on les appelle les rats de cave [28] ! Cet engouement pour le champagne s’étend aux jeunes poètes et artistes impécunieux de la bohème romantique. Bien qu’il s’agisse pour eux d’une boisson d’un luxe peu abordable, ils en boivent avec leurs compagnes, au restaurant si c’est un jour faste, mais le plus souvent dans leur mansarde. Dans Mademoiselle Mimi Pinson, Alfred de Musset écrit : Avec la galette parut, dans sa gloire, l’unique bouteille de vin de Champagne qui devait composer le dessert.

C’est un phénomène intéressant car il démontre que dans ce cas le champagne est apprécié pour lui-même, pour le plaisir qu’il donne à cette société juvénile qui ne se soucie pas de paraître. On le constate aussi dans les Scènes de la vie de bohème, de Murger. Lorsque Musette décide de faire une fin en épousant un maître de poste, elle lui dit : Mon cher monsieur, avant de vous donner définitivement ma main, je veux boire mon dernier verre de champagne. Murger répare ainsi le crime de lèse-majesté dont il s’est rendu coupable envers le champagne en le qualifiant de coco épileptique, d’après ce que rapporte Thimothée Trimm dans la Physiologie du vin de Champagne 99.

Les dessinateurs de l’époque, Gavarni, Daumier, Edouard de Beaumont et tant d’autres, ne peuvent évoquer la vie de plaisir parisienne, les bals, les parties de campagne, sans parsemer leurs oeuvres de flûtes et de bouteilles de champagne. Dans Le Diable à Paris, Gavarni représente deux débardeurs 100 et une flûte de champagne, sous le titre : Après le débardeur, la fin du monde ! Et lorsque le champagne ne figure pas sur l’image, on le trouve dans la légende, comme celle que l’on peut lire sous un dessin d’Edouard de Beaumont, représentant un adolescent endormi sur une banquette de la salle de bal : V’là un gueux de petit pékin qui se divertit au bal comme un grain de plomb dans du champagne !
Il reste que si le champagne est le vin des gourmets, s’il est aussi celui des noctambules, il est également celui des convives des tables de la bonne société. On le sert assez rarement au déjeuner [29] mais le faire n’a rien d’anormal, si on en croit Prosper Mérimée qui, décrivant dans sa nouvelle Le Vase étrusque un déjeuner de garçons, écrit : On venait de déboucher une autre bouteille de vin de Champagne, je laisse au lecteur à en déterminer le numéro. Le champagne est surtout bu au dîner, où il est désormais considéré comme la boisson obligée de la fin du repas, ce vin délicieux qui pour arriver le dernier sur nos tables, n’est pas le moins fêté, écrit Verdot, qui ajoute : une cave sans champagne est une montre sans aiguilles [30]. Certes, il peut être versé plus tôt et A.B. de Périgord écrit dans le Nouvel Almanach des Gourmands que le rôti fait toujours son entrée escorté d’une députation des vins de Bordeaux, de la tête de Bourgogne et même de la mousseuse Champagne. Mais c’est toujours sur lui que l’on compte pour faire naître, à l’entremets ou au dessert, une animation joyeuse, car c’est avec le premier bouchon de champagne que doit partir la première chanson [31] C’est en effet l’habitude de faire sauter le bouchon. On lit dans l’Almanach des gourmands de 1804 : Avant que le pétillant Aï ait fait sauter le bouchon qui le retenait captif. Dans le Code Gourmand on parle du bouchon d’Aï frappant au plafond.

Toutefois, comme le liquide fuse plus ou moins bien entre des mains inexpertes, qu’il risque d’asperger nappe et convives, on vend une cannelle, qui est un petit appareil que l’on insère dans le bouchon et qui, muni d’un robinet, permet de verser le vin de Champagne mousseux d’un bout de la table à l’autre. André Jullien, qui en est l’inventeur, précise que le vin jaillit avec assez de force pour être reçu dans un verre à 2 mètres ou 3 mètres de distance, et même plus loin si le champagne est grand mousseux. Il ajoute ce conseil étonnant : Lorsque le vin ne jaillit plus avec assez de force, fermez le robinet de la cannelle, et secouez la bouteille, afin de provoquer la dilatation du gaz [32]. Il mentionne également le Siphon de Lebrun, pouvant servir aussi bien à soutirer le champagne, pour le boire, qu’à le conserver dans la bouteille ouverte, et le Vide-bouteille champenois de Deleuze, avec un piston à bascule analogue à celui dont sont équipées les bouteilles d’eau de Seltz.
Néanmoins, les bouchons continuent à sauter à la table d’hôte, où l’illustre et rabelaisien Gaudissart tape de grands coups de couteau sur les verres à vin de Champagne [33], et dans les banquets politiques où, dans des toasts enflammés, dès 1831, mais surtout lors des banquets réformistes de 1847, le champagne sert à fustiger la monarchie de Juillet et à préparer le retour de la république. Dans son livre Mes Mémoires du passé, Alexandre Dumas raconte que lors d’un banquet républicain aux vendanges de Bourgogne, les choses marchèrent assez convenablement pendant les deux tiers du dîner, mais aux détonations des bouteilles de vin de Champagne qui commençaient à simuler une fusillade assez bien nourrie, les esprits s’exaltèrent... et au milieu des toasts officiels se glissèrent peu à peu des toasts particulièrement illicites. Les bouchons sautent aussi à la prison pour dettes de Clichy qui, écrivent Lurine et Bouvier, est la maison où l’on boit le plus de vin d’Aï et d’Épernay ; aussi ne dit-on plus aller à Clichy, mais aller en Champagne ! , ce qui est corroboré par un dessin de Traviès, la Barrière de Clichy, le champagne étant bu cette fois à la sortie de la prison.
Les bouchons sautent toujours, à la grande joie de tous, dans les fêtes familiales de la bourgeoisie, dont le champagne est devenu l’auxiliaire obligé. Voici comment Antoine Caillot décrit en 1827 la réception annuelle chez les grands-parents : Bientôt après circulent les petits verres, pleins de ce vin pétillant que produisent les coteaux d’Aï qui, en augmentant la gaîté des convives, procurent au grand-papa la jouissance la plus délicieuse qu’il ait éprouvée depuis douze mois. Quand on a goûté de cette aimable liqueur, on éprouve naturellement le besoin de chanter [34]. Les bouchons sautent surtout à Paris, mais en province on boit de plus en plus de champagne, en raison de la multiplication des banquets officiels, mais aussi pour faire ce qui se fait à Paris. C’est ainsi qu’Eugène Briffault parle, dans Les Français peints par eux-mêmes, d’un jeune gentilhomme périgourdin qui prétendait savoir boire le vin de Champagne.
En fait de verre, la flûte est encore utilisée pour boire le champagne, et cela tout au long du XIXe siècle. Mais elle est aussi fragile que la vertu d’une danseuse de l’Opéra, d’autant plus qu’elle s’est exagérément allongée. Sur le catalogue des cristalleries belges du Val Saint-Lambert, de l’année 1831, est représentée une longue flûte au fond très pointu, appelée Impossible, peut-être parce qu’elle semble impossible à vider ou... à nettoyer. Sur le même catalogue, on voit des Verres à vin de Champagne en trompette qui sont des flûtes dont l’orifice est évasé comme les instruments de musique dont elles portent le nom.
Les buffets augmentant en importance, on a l’idée de se servir pour le champagne d’un nouveau verre, la coupe, que le traiteur trouve plus facile à mettre en place et le serveur plus aisée à faire circuler dans la foule des invités. En Angleterre, la coupe est adoptée pour les mêmes raisons, mais aussi parce que la flûte y étant utilisée pour diverses boissons, on trouve élégant d’avoir pour les repas un verre servant uniquement au champagne. Cela fait d’ailleurs l’affaire des verriers qui peuvent ainsi ajouter une pièce au service de table, en France comme en Angleterre. En Russie, la coupe, de bonne taille, correspond bien à la soif de champagne des buveurs, si on en croit le marquis de Custine qui, ayant assisté à Moscou à une fête impériale, en note la gaieté, toujours plus exaltée par le vin d’Aï qui coulait à flots dans des coupes évasées et plus capables de satisfaire l’intempérance moscovite que nos anciens cornets à vin de Champagne [35].
La coupe n’est rien d’autre que le hanap du Moyen-Âge, qui n’avait jamais disparu entièrement car on l’a constamment utilisé pour servir des crèmes ou des fruits dans les repas. Certains verres à vin en avaient même pris la forme dès le XVIIe siècle et on peut voir dans les musées, de cette époque, des coupes de Spessart et des verres catalans et vénitiens de forme identique à la coupe à champagne moderne, dont certains, au British Museum notamment, donnés comme verres à vin [36]. Vizetelly, qui vit et écrit au XIXe siècle, situe l’apparition de la coupe à champagne au début de l’ère victorienne en Angleterre et sous la Monarchie de Juillet en France, c’est-à-dire autour de 1840 pour l’un et l’autre pays, ce qui est tout à fait vraisemblable [37]. On peut cependant préciser qu’elle figure sur le catalogue de 1831 des cristalleries du Val Saint-Lambert et qu’en Angleterre elle était utilisée un peu avant l’avènement de la reine Victoria, car Disraeli en parle dès 1832, en précisant d’ailleurs qu’il s’agit d’une nouveauté [38]. Bien que l’on y rencontre surtout la flûte, l’imagerie de l’époque permet de vérifier qu’à la fin de la première moitié du XIXe siècle on utilise bien la coupe. Celle-ci se trouve en effet dans des caricatures du Punch des années 1840. Et dans le Charivari du 12 octobre 1848 figurent, en compagnie de bouteilles de champagne, quatre coupes dues au crayon de Daumier, sur sa gravure Toast porté à l’émancipation des femmes par des femmes déjà furieusement émancipées. Les verres ainsi représentés ont un pied encore très court, mais il va rapidement s’allonger ; sous le second Empire il aura la longueur de celui de la coupe d’aujourd’hui.
La mode est de boire le champagne frappé, c’est-à-dire très froid, à 2, 3 ou 4 degrés au-dessus de zéro, parfois moins. Pour amener la bouteille à ces températures, on la met dans un seau rempli de glace, sans eau, parfois même on la plonge jusqu’à la naissance du col dans un mélange de glace pilée et de nitrate de potasse et elle est, dans ce cas, congelée à sa périphérie. Les restaurants augmentent d’un cinquième le prix du champagne lorsqu’il est servi frappé.
Sous la monarchie retrouvée, comme au temps de Napoléon, le champagne inspire poètes et chansonniers.

Desaugiers en est toujours le chantre, comme en témoigne cet extrait de son célèbre Délire bachique, dont l’air est celui de Pomme de reinette et pomm’ d’api :

Des joyeux sons / De nos chansons / Étourdissons / La ville et la campagne / Et que, moussant, / À notre accent, / Le gai champagne / Répète en jaillissant / Quand on est mort c’est pour long-temps.
On a vu qu’Alfred de Musset cite le champagne, dont il est un amateur déclaré et auquel il fait souvent allusion, moins toutefois dans ses poèmes que dans ses lettres, en particulier dans celles adressées à George Sand. Celle-ci aurait dit : Le champagne aide à l’émerveillement. A-t-elle réellement prononcé ces paroles ? Elles sont en tout cas l’expression d’une indiscutable vérité.

Quant à Alfred de Vigny, le champagne lui a inspiré une pièce d’anthologie, La bouteille à la mer, bouteille dont le cachet porte encore le blason de Champagne et de la mousse de Reims le col vert est jauni. On y trouve ces vers chers aux Champenois :
Après le cri de tous, chacun rêve en silence.
Dans la mousse d’Aï luit l’éclair d’un bonheur,
Tout au fond de son verre il aperçoit la France.

Le champagne s’insère moins bien dans les poèmes élégiaques de Lamartine qui, vigneron à Milly, était davantage attiré par les vins de Mâcon et de Condrieu. Il a toutefois expliqué dans une lettre de jeunesse le résultat que l’on peut en attendre lorsqu’il est employé à apaiser l’irritation d’un soi-disant philosophe [39] :
À calmer ses regrets tandis qu’on s’empressait,
D’un champagne mousseux son voisin l’abreuvait.
D’un vermillon plus vif son teint frais se colore :
Il chante, il boit, il cause et puis il boit encore.

Seul des grands poètes romantiques, Victor Hugo semble avoir ignoré le champagne et Arsène Houssaye se plaint de n’avoir jamais pu le décider à égayer sa table par les coupes de vin de Champagne [40]. Encore peut-on noter qu’il s’est trouvé indirectement mêlé à une histoire de champagne. La voici telle que l’a racontée en 1893 Raphaël Bonnedame], directeur du Vigneron champenois, qui la tenait d’un de ses amis, attaché à l’administration des Postes [41].

Sous le règne de Louis-Philippe arriva de Russie à Paris une grande lettre avec suscription : « Au plus grand Poète de France, à Paris. » À qui remettre cette lettre ? On convint d’envoyer la missive rue de l’Université, chez Lamartine. Quand le facteur remit l’envoi au grand poète, ce dernier la prit, lut, et dit sans emphase : « Mon ami, vous vous trompez, cette lettre n’est pas pour moi. Portez-la chez M. Victor Hugo. » Le lendemain, Victor Hugo la refusa à son tour en disant : « Cette lettre, c’est à M. de Lamartine qu’elle revient. » Si bien que M. Comte, alors directeur des Postes, se décida à faire ouvrir l’enveloppe. Voici ce qu’il y trouva : « Au plus grand poète de France, à Monsieur Moët, fabricant de vin de Champagne, tous mes hommages. »

« Z* * *, Prince russe. »

Dans la littérature de l’époque, on relève de belles pages sur le champagne, notamment chez Balzac, qui décrit dans La Peau de chagrin le comportement de ces hommes, fouettés par les piquantes flèches du vin de Champagne, et chez Prosper Mérimée, déjà cité pour Le Vase étrusque et qui en est amateur, comme un de ses héros de roman, le mari de Julie de Chaverny qui, dans La Double Méprise, de 1833, se piquait de boire plus de vin de Champagne qu’un homme ordinaire. Quant à Scribe, parmi d’autres auteurs dramatiques, il met le champagne en scène.

Dans sa comédie-vaudeville Madame de Sainte-Agnès, donnée le 20 février 1829 au théâtre du Gymnase-Dramatique, on voit M. de Sainte-Agnès, receveur général dans une station thermale des Pyrénées, inviter un ami de passage à déjeuner et préciser : Pas ici à cause de ma femme ; cela nous gênerait parce que le rigorisme et le vin de Champagne, cela va mal ensemble. Un peu plus tard, rentrant assez gai de son déjeuner, il déclare à Mme de Sainte-Agnès que si boire une bouteille de champagne est un crime, c’est un crime qui se passe vite, surtout quand on est plusieurs à le partager.

On voit ainsi que si le champagne est désormais répandu dans toute la France, il est encore suspect aux yeux de la morale austère, en province tout au moins.
À l’étranger, le succès du champagne s’affirme en même temps que renaît le prestige de son pays d’origine. En 1818, le Congrès d’Aix-la-Chapelle rend à la France sa place dans le concert européen. Il donne, en la personne du maréchal Bernadotte, un roi français à la Suède. Puis en 1830, les idées libérales venues de France gagnent une partie de l’Europe et la Belgique acquiert son indépendance. L’image de la France a repris une place de choix dans l’esprit des Européens et des Américains. Les représentants des classes dirigeantes viennent goûter à Paris aux joies de la civilisation française, donc au champagne, et y contracter d’agréables habitudes qu’ils conservent lorsqu’ils sont de retour dans leur pays, comme c’était d’ailleurs le cas au XVIIIe siècle. Carême l’a bien compris, qui crée ou reprend un Potage anglais de poisson à la Lady Morgan, un Potage d’esturgeon à la Pierre-le-Grand, un Potage tortue à l’Américaine, un Potage de poisson à la Vistule, une Sauce italienne, etc., le champagne entrant dans toutes ces recettes. Sauf de rares exceptions tous les souverains, comme cela avait toujours été le cas, sont des amateurs de champagne, et on cite même parmi eux Abdülmecit, 31e sultan de l’Empire ottoman, Commandeur des croyants, qui l’appelle le faiseur de bons mots ( [42].
En Russie, la paix a enfin permis au champagne d’irriguer la société aristocratique de cet immense pays. L’importance des expéditions reste modeste dans la première moitié du XIXe siècle, mais très vite le champagne est de toutes les fêtes de la cour impériale. Il est bu aussi par les estivants des plages de la Mer Noire, par les curistes des villes d’eau, par les gradés de l’armée russe. Grouchnitzki est promu officier, nous avons bu du champagne, écrit Lermontov dans une scène de Un héros de notre temps se déroulant dans la station thermale de Piatigorsk. Quant au Coup de pistolet de Pouchkine, il se passe dans une ville de garnison où le champagne coulait à flots à la table d’un militaire retraité. Dans la steppe aussi, chez Eugène Onégine, par la grâce encore de Pouchkine,
Et Veuve Clicquot ou Moët
Sont, dans leurs bouteilles frappées
-  Vins bénis des dieux ! - au poète
Sur table à l’instant apportés.

En Allemagne, en 1817, le docteur Loebenstein fait une place importante à l’usage thérapeutique du vin de Champagne mousseux dans son Traité sur l’usage et les effets des vins dans les maladies dangereuses. Et Friedrich Engels, coauteur avec Karl Marx du Manifeste du parti communiste, ayant apprécié les vins de France lors d’un voyage à Paris, admire qu’il suffise de quelques bouteilles pour vous faire passer de la joie délirante du Cancan à l’ardeur farouche de la fièvre révolutionnaire et vous remettre finalement avec une bouteille de champagne dans une humeur de Carnaval la plus joyeuse du monde [43] ! Edgar Poe, le poète et romancier américain, lui aussi voyage en France et fait d’un fou qui se prend pour du champagne le sujet d’une de ses Histoires grotesques et sérieuses.
Quant aux Anglais, dès 1815, ils peuvent s’adonner à nouveau, libéralement, à leur amour pour le champagne. Thomas Walker se réjouit qu’une jeune génération d’amphitryons ait succédé à celle qui avait débuté pendant la guerre, alors que le champagne était deux fois plus cher et qu’on le versait aussi parcimonieusement que des gouttes de sang [44]. On trouve en Angleterre le champagne partout. Carême, toujours lui, dirige la table de S. A. R. le Prince Régent, au pavillon de Brighton. En 1817, il met au menu des Perches au vin de Champagne, une Aile de tortue braisée au vin de Champagne, etc. ; en fait, c’est presque chaque jour que l’on y trouve un plat préparé avec du champagne [45]. Mais c’est surtout dans les verres que celui-ci est versé libéralement, dans les parties qui se multiplient, comme dans les repas de mariage. Thomas Walker en donne la raison : Aucun autre vin ne produit un effet comparable pour rendre le succès plus intense. S’il y a une large quantité de champagne donnée de bon coeur, la balance penche toujours du côté favorable. En résumé, là où le champagne marche bien, rien ne peut aller de travers .
Autrefois si prisés de la majorité des buveurs britanniques, les vins tranquilles de Champagne n’ont plus de succès qu’auprès des véritables connaisseurs. Thomas Walker estime que ce sont indiscutablement de plus grands vins que ceux que l’on fait mousser, ce qui est vrai à l’époque pour les meilleurs ; mais il précise que le champagne effervescent est bien mieux apte à amener l’éclat et la joie dans les réunions, et pour cette raison préféré par presque tout le monde. Il ajoute que son apparition même est stimulante, celle-ci se faisant le plus souvent, comme en France, à la fin du repas.
La littérature anglaise regorge de champagne tout autant que la française, en particulier avec Byron, qui le cite à plusieurs reprises dans ses oeuvres, et Thomas Moore qui raconte que tandis que le jus mousseux de France remplissait les coupes de cristal, chaque jet de lumière du soleil couchant, qui par hasard se mélangeait au diamant du vin, montrait comment l’on peut apprendre à danser aux rayons de soleil [46]. Dans le Livre des snobs, paru en feuilleton dans le Punch en 1846 et 1847, Thackeray constate le manque de reconnaissance des snobs qui dînent en ville pour les snobs qui les invitent, malgré leur champagne dispendieux. Les tables en sont en tout cas bien garnies et on en trouve d’excellent à celle de Walter Scott, à Abbotsford. Quant à Dickens, il lui paraît évident que le champagne ait sa meilleure place au bal, parmi les plumes, les dentelles, les broderies, les rubans, les souliers de satin blanc et l’eau de Cologne, car le champagne est simplement un des élégants extra de la vie [47].

LE SECOND EMPIRE ET SES PRÉLIMINAIRES

Le prince Louis-Napoléon Bonaparte est élu président de la République Française le 10 décembre 1848, à une énorme majorité. En 1850, il songe à affermir son pouvoir personnel. Il cherche à s’attacher l’armée, et pour ce faire il entreprend une campagne de publicité sous forme de revues militaires passées à Versailles, plus précisément à Satory, chacune des parades étant précédée d’une abondante distribution de champagne à la troupe ainsi que le relate la presse de l’époque. Le prince Napoléon espère par là devenir aussi populaire auprès de l’armée que l’était son oncle et vaincre l’hostilité de certains officiers et sous-officiers ayant servi en Algérie. Il n’y réussit que partiellement et cette initiative n’est pas du goût de tout le monde, mais elle a au moins le mérite de faire beaucoup parler du champagne.
Les journaux d’opposition titrent La revue au champagne. Dans le Charivari du 26 septembre 1850, on lit : Le vin de Champagne verse maintenant dans la tête du piou piou l’ivresse politique. Le gouvernement du monde se trouve au fond d’une bouteille, nous aurons bientôt un César au vin de Champagne ! Dans le même journal, le 27 octobre 1850, on fait dire au général d’Hautpoul, dans la soi-disant proclamation de sa prise de fonction comme gouverneur de l’Algérie : « Nous trouverons un Satory dans la Mitidja. J’arrive escorté de plusieurs navires chargés de caisses de champagne. »
Les dessinateurs humoristes sautent sur l’occasion. Dans le Charivari du 27 août 1850, sur une caricature de Vernier, au cours d’un banquet, un gradé, flûte en main, regarde le prince à travers une bouteille de champagne et voit... Napoléon 1er ! Les 12 et 16 octobre de la même année, deux autres dessins du même humoriste représentent l’un Louis-Napoléon en grand uniforme, tenant une bouteille de champagne et servant les soldats, l’autre un cuirassier ivre, avec une bouteille de champagne, salué par le président qui, passant la revue, s’exclame en le voyant : « Honneur au courage malheureux ! »
Finalement, le futur Napoléon III est devenu un excellent propagandiste du champagne. Sur un dessin du Charivari du 20 janvier 1851, on le reconnaît, déguisé pour le bal costumé, et abordé par une danseuse qui lui dit : «  Dis-donc, beau masque, on dit que tu aimes à faire boire du champagne... en aurais-tu par hasard une bouteille sur toi ? » On est très content en Champagne, même si ce n’est que dans l’imagination de Vernier, toujours lui, qu’a lieu dans le Charivari du 10 décembre 1850 la remise au prince Napoléon d’une épée offerte au nom de tous les marchands de vin de Champagne reconnaissants.
Les négociants ont un autre sujet de satisfaction : le chemin de fer dessert désormais leur région. Il est inauguré à Épernay par le prince-président, et Fiévet écrit que les Sparnaciens firent merveille pour recevoir le Président de la République ; le champagne se mit à couler à pleins bords aux pieds de Louis Bonaparte ; Avize, Oger, Le Mesnil, Épernay, Ay, Mareuil, Dizy, Pierry et Hautvillers offrirent à l’illustre visiteur la fine fleur de leurs bouteilles mousseuses [48]. Le tronçon Épernay-Reims est mis en service le 4 juin 1854. La ville des sacres se trouve donc reliée à Paris par Épernay, ce qui attise la rivalité qui, on le sait, existe entre les deux métropoles du champagne. Quoi qu’il en soit, le chemin de fer dessert toute la Champagne viticole à partir de 1854, ce qui facilite considérablement les expéditions.

Peu affectée, dans son ensemble, par la politique, la population française se réjouit de la prospérité retrouvée, et le milieu des affaires tout particulièrement. Le champagne est définitivement associé à la fête parisienne et sa présence est officielle, lorsque la fête l’est elle-même. Le Charivari parle à plusieurs reprises, dans ses numéros de 1851, du déluge de champagne des buffets de l’Élysée, où s’alignent 200 bouteilles de champagne à la file. Le vin pétillant est la boisson favorite des lions de l’époque, tel Roger de Beauvoir, dont Villemessant, le directeur du Figaro, disait qu’il en avait, dans sa vie, bu suffisamment pour mettre un bâtiment à flot. Quant à la femme du second empire, elle s’apparente à celle du XVIIIe siècle, avec ses crinolines et son insouciance qui, de libertine qu’elle était sous la Régence, est devenue une frivolité sans licence, une coquetterie des sens [49], qui trouve dans le champagne l’allié idéal. Les dames du palais, si charmantes sous le pinceau de Winterhalter, le retrouvent aux bals où elles accompagnent le couple impérial, où il est versé libéralement, et aux ventes de charité, où il garnit comptoirs et buffets.
Mais si on danse le quadrille aux fêtes officielles, on s’ébat surtout dans l’exubérante vie du boulevard dont jamais ses bals publics et les endroits de plaisir n’ont été plus assidûment et plus copieusement fréquentés [50]. La Vie Parisienne du 23 mai 1868 note qu’au bal on sert comme rafraîchissements du chocolat, et des vins de Bordeaux et de Champagne. mais au Bal de l’Opéra, aux bals du carnaval, c’est bien le champagne qui est de rigueur. Le débardeur des années 1840 est toujours là, et on le verra jusqu’à la fin de l’Empire avec ses flûtes et ses bouteilles de champagne. Sur la légende d’un Croquis de carnaval de Vernier, paru dans le Charivari du 21 janvier 1852, il dit à son pierrot : « Comment ! nous allons boire une seule bouteille de champagne ! mais, Pierrot, t’as donc la pépie, on ne m’en offre jamais moins de trois ! » Et dans le même journal on trouve un débardeur croyant rentrer à son domicile et se trompant de porte par suite d’une émotion bien naturelle et toute française occasionnée par le vin de Champagne.
La mode est aussi aux fêtes champêtres. On parle beaucoup, avant et après, de celle donnée en septembre 1869 par Arsène Houssaye. Lui-même précise, dans ses Confessions, qu’il s’agit d’une Fête à l’agriculture pour laquelle sont invités au château de la Folie-Riancourt-en-Breuil sept à huit mille convives. Le programme en est essentiellement rustique, avec cochons de lait et tonneaux en perce, mais il se termine sur un mode très parisien, mais aussi champenois : À LA NUIT TOMBANTE / Grande détonation de mille bouteilles de vin de Champagne. / ILLUMINATIONS / Danses picardes et champenoises sur la musique d’Olivier Métra. / À HUIT HEURES FEU D’ARTIFICE par Ruggierri, artificier de l’Empereur. / Feux de Bengale, pluie d’étoiles, feu de joie. / COMÉDIE PARISIENNE. / A MINUI clair de lunTe pour s’en retourner chacun chez soi avec la musique d’Offenbach pour accompagnement. Et Arsène Houssaye de renchérir : Oui, tout un millier de bouteilles de vin de Champagne dont les bouchons n’eurent pas le temps de sauter, car on guillotina toutes les bouteilles.
Au restaurant, il se boit aussi des quantités considérables de champagne, chez les Frères Provençaux, qui ferment avec la chute du Second Empire après trois quarts de siècle d’existence, chez les frères Bignon, propriétaires du Café de Foy et du Café Riche, chez Véry, chez Vachette et son voisin Brébant, chez Magny, à la Maison Dorée où le duc de Hamilton-Douglas en boit tellement un soir qu’il meurt trois jours plus tard d’une congestion cérébrale [51], au Véfour, chez Dumont et chez Philippe où on ne soupe pas, au Café de Paris (qui ferme ses portes en 1856) et au Café Anglais où on soupe beaucoup. Du champagne aussi dans les maisons qui montent, chez Maire, chez Foyot, à la Tour d’Argent et, aux Champs-Elysées, chez Ledoyen dont René Héron de Villefosse, dans un des textes de l’ouvrage Le Vin de Champagne, dit que c’est là que se terminent au champagne les duels du Bois de Boulogne.
On boit aussi beaucoup de champagne dans les clubs, à l’Union, au Cercle Impérial, au Cercle Agricole, surtout au Jockey-Club, fondé en 1834 et dont le célèbre Gouffé reprend les fourneaux en 1867. Un club mérite l’attention particulière des amateurs de bonne chère et de bons vins, c’est le Club des grands estomacs dont les membres se réunissent chez Philippe chaque samedi à 18 heures, pour dix-huit heures d’affilée de coups de fourchette ! Voici, d’après Delvau, comment se déroule la fin de la réunion : De six heures du matin à midi, troisième et dernier acte de ce « gueuleton » monstre : on sert une soupe à l’oignon extrêmement poivrée et une foule de pâtisseries non sucrées, arrosées de quatre bouteilles de champagne pour chaque convive [52].
Il est des lieux où on mange moins mais où on boit autant de champagne, ce sont les cabinets particuliers, dont la vogue n’a pas diminué depuis la Monarchie de Juillet, bien au contraire.
Biches et cocodès s’y retrouvent pour souper. Entre trois et quatre heures du matin les seaux de glace et les bouteilles de champagne y circulent sans relâche aux mains des garçons, on dirait la chaîne d’un incendie [53]. On va souper chez Hill quand on n’a pas faim et qu’on veut décoiffer quelques bouteilles de champagne et quelques drôlesses de bonne composition. Et c’est au Café Anglais que se situent les pétillants couplets de La Vie Parisienne, dans le fracas du champagne.
Les soupers peuvent aussi avoir lieu à domicile. Xavier de Montépin décrit les viveurs parisiens dans Le Souper chez Albine : Maxime versait du vin de Champagne à Albine, Blandine remplissait à la fois son verre et celui de René, tous trois buvaient à qui mieux mieux. René s’étant endormi, après s’être abandonné à la double ivresse du plaisir et du champagne, l’une des deux amies, grimpant sur une chaise et saisissant son verre, encore à moitié plein de vin de Champagne, en laissa tomber quelques gouttes sur la jolie tête de René, en s’écriant d’un ton solennel et avec un geste comique : « René de Savenay, je te baptise viveur ! » [54].

Sur la Carte du Tendre, mise à jour par Pierre Véron pour le Charivari du 23 février 1864, on voit qu’aux pieds de la montagne de truffes passe la rivière de champagne, célèbre pour ses accidents car on ne saurait calculer le nombre de gens de bon sens qui s’y sont noyés.
Les grisettes et les lorettes font toujours un large usage du champagne, qu’elles appellent champ [55]. Une fiole de champ, la grisette n’est sensible qu’à cet hommage.

Elles l’ingurgitent car, si on en croit Taxile Delord, en ces jours heureux, le verbe ingurgiter s’applique exclusivement au champagne, alors que tous les autres vins s’avalent et ne s’ingurgitent pas. Il précise d’ailleurs : Cette façon d’absorber les liquides est tout à fait particulière à notre nation (Le Charivari, 8 février 1853). Dans Paris-grisette, les Auteurs des Mémoires de Bilboquet reprendront la même idée en précisant que la femme sirote, mais que la grisette ingurgite et qu’elle partage ce talent avec la lorette. Il est vrai que le Dictionnaire de la Langue française de Littré définit en 1874 le verbe ingurgiter comme avaler d’une manière avide.
Doit-on dire que le champagne s’ingurgite aux courses hippiques ! Peut-être, si on s’en réfère aux dessins de presse de l’époque, où on voit flûtes et flacons envahir le pesage et les buvettes des hippodromes de la région parisienne, et même, dans la Vie Parisienne du 2 mai 1868, sous le titre La goutte de consolation, un cheval boire une bouteille de champagne, ce qui représente son dividende sur les cent mille francs qu’il vient de gagner à son maître. Les courses sont pour les jolies femmes une occasion d’être lorgnées et de lorgner, et aussi de boire du champagne sur le turf, à la santé des vainqueurs, chevaux et jockeys, et entre deux courses, lit-on dans La Vie Parisienne du 25 avril 1868, on court au buffet prendre un verre de champagne et croquer un sandwich. On fait de même sur les hippodromes de province car, écrit Gustave Claudin en 1868, la manie des courses se propage partout et menace d’envahir tout le territoire [56].
Ainsi, les occasions de consommation du champagne se sont multipliées, en même temps que les amateurs. Comment ceux-ci le boivent-ils ? La coupe à champagne a acquis droit de cité, malgré l’opposition des connaisseurs et de ceux qui regrettent d’être privés du plaisir de contempler l’abondance de la mousse envahissant la flûte. Celle-ci est d’ailleurs toujours largement utilisée. C’est une magnifique flûte en cristal taillé qui, en 1869, trône en premier plan sur un dessin de Detaille, Au buffet des Tuileries, et Barbey d’Aurevilly, dans Les Diaboliques, prend la défense, sur un ton aussi poétique que véhément, de ce verre élancé et svelte de nos ancêtres, qui est le vrai verre à champagne, celui-là qu’on appelle une « flûte », peut-être à cause des célestes mélodies qu’il nous verse souvent au cœur !
On a conservé l’habitude de boire le champagne frappé, de faire sauter les bouchons, sauf au restaurant, et dans les repas de le boire au dessert. À la suite de gelées qui ont endommagé le vignoble champenois, on lit dans le Charivari du 1er mai 1852 qu’après la récolte des pommes de terre, il n’en est pas qui soit plus précieuse pour la France que celle du vin de Champagne : des dîners sans bouteilles ficelées ne sont plus des dîners : la gaîté n’arrive au dessert que lorsque le bouchon part. Et en 1867, Antony Réal écrit : Le champagne est à un festin ce que le bouquet officiel est à un feu d’artifice, il doit apparaître à la fin d’un gai repas comme un point d’exclamation à la suite d’un bon mot [57].
On trouve cependant de plus en plus d’amateurs qui, à l’instar des Anglais, en commencent l’usage aussitôt le potage, parce qu’ils ont reconnu que pris de cette manière il excite la digestion et parce que son parfum se fait mieux sentir, la conversation devenant, dès le début du repas, plus joyeuse et animée [58]. On peut encore s’en étonner, comme le fait le personnage d’une nouvelle de Paul Gérard parue dans le Charivari du 3 juillet 1865, tout fier de dire : Et remarquez qu’on nous a servi pendant tout le temps du repas du vin de Champagne. Mais en 1867, Alfred Delvau est catégorique : Le champagne n’est pas un vin, c’est le vin même, et il n y a que les bourgeois qui le boivent au dessert, les jours de grande cérémonie il faut le boire au début du repas. Les gens qui déjeunent, dînent ou soupent au champagne ne sont pas des excentriques, ce sont des gens amis de leur santé autant que de leur plaisir, des gens de bon goût qui veulent se conserver un bon estomac . Et en 1870, le Bréviaire du Gastronome stipule définitivement que l’on sert le champagne en même temps que le rôt... car son emploi avec les sucreries lui ferait perdre beaucoup de son agrément, ce qui ne veut pas dire que ce soit seulement une habitude de gourmet, à en croire le marquis de Foudras qui écrit qu’ayant rencontré à une table d’hôte de Mézières un inspecteur de l’enregistrement, afin de se le rendre favorable, il fit venir au second service une bouteille de Moët & Chandon [59] . Néanmoins, pour la grande majorité des dîneurs, le champagne reste un vin de dessert.
À la fin du second Empire, on remet à la mode l’ambigu, qui se pratiquait au XVIIIe siècle. Repas sans heure fixe où tous les services sont confondus en un seul [60], adopté pour les fins de bal, les haltes de chasse, etc., il se prête particulièrement bien au choix du champagne comme boisson unique.
Du temps de Napoléon III, le champagne figure souvent dans les oeuvres littéraires. On l’a vu pour Barbey d’Aurevilly. Flaubert, pour sa part, écrit dans Madame Bovary : On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Dans leur Journal, les frères Goncourt notent : Après la bière, on ferait un traité sur Hegel. Après le champagne, on monterait à l’assaut. Pour Taine, la pétillante liqueur qui frémit et rit dans le verre est le vrai breuvage des Français [61]. Mérimée précise dans La Chambre bleue que lorsque dans une garnison, le 3e hussard vient relever le 8e chasseur, à la table des officiers on sert du vin de Champagne. Mais c’est surtout l’énorme production littéraire d’Alexandre Dumas et de Balzac qui est irriguée par le vin pétillant, les deux écrivains, Alexandre Dumas principalement, en faisant eux-mêmes une grande consommation pour se réconforter dans leur labeur écrasant.
Dans la presse, également, on fait mousser de plus en plus le champagne, dans les écrits et, comme on le verra plus loin, dans les dessins. On trouve dans les articles des journaux le meilleur et le pire : Arsène Houssaye parle joliment des topazes du vin de Champagne, et Monselet, gourmet et poète il est vrai, dans une Ode à l’ivresse, demande à celle-ci quel costume elle revêtira pour le séduire, si elle aura robe blanche, col étroit, lourde hanche et, champagne engageant, la couronne d’argent  [62] ? Mais un journaliste de l’Illustration est moins heureux lorsqu’il compare le champagne à un nectar de mousse qui pousse, en s’échappant, le cri de liberté !

Dans les pièces de théâtre, on parle beaucoup de champagne et il arrive même que l’on en boive sur scène. Labiche lui fait une large place. Dans une de ses comédies, Un garçon de chez Véry, Galimard, dans un monologue, raconte la bonne fortune qui fut la cause de ses malheurs : De fil en aiguille, je l’invite à dîner chez Véry ! cabinet n° 6, les bougies s’allument, le champagne ruisselle, ma tête s’égare, et alors... Dans La Dame aux camélias, Dumas fils fait dire à Saint-Gaudens, venant souper chez Marguerite Gautier : En passant devant la Maison d’Or, j’ai dit qu’on apporte des huîtres et un certain vin de Champagne qu’on ne donne qu’à moi. Il est parfait ! Dans le théâtre de Meilhac et Halévy, le champagne ruisselle. Et que dire des livrets qu’ils écrivent pour les opéras bouffes, reflet étincelant d’une époque où on s’enrichit et où on s’amuse, où Offenbach met le champagne dans ses partitions lorsqu’il n’est pas dans le texte, la synthèse idéale se réalisant dans le finale de La Vie Parisienne avec les flacons qui pétillent. Sur des poèmes de Béranger, de Gouffé, on chante aussi le champagne au café-concert, en même temps qu’on le sert aux spectateurs attablés dans la salle, innovation bien propre à en développer la consommation.
Sous le Second Empire, les artistes, comme toujours, sont des adeptes du champagne. Relatant un dîner chez le peintre Clésinger, Arsène Houssaye écrit : Les grands artistes sont gourmands ; on commença donc par s’enivrer des fruits de la terre ; mais bientôt la gaieté de l’esprit courut sur la nappe... On fut éloquent, on s’enivra de paradoxes bien plutôt que de vin de Champagne [63].
Pour les dessinateurs et caricaturistes, le champagne est toujours un sujet en or, avec la chasse, les bains de mer, le canotage, le carnaval et... la politique ! Edouard

de Beaumont continue la série de ses adorables jeunes femmes en partie de plaisir. Dans le Charivari du 2 juillet 1853, deux d’entre elles, cigare aux lèvres, se laissent descendre au fil du courant d’une rivière, sur les eaux de laquelle flotte, à leur portée, un seau à champagne d’où émergent bouteilles et flûtes. Le 28 août 1865, dans le même journal, deux autres jolies personnes montent dans une barque, les bras chargés de bouteilles de champagne, avec comme légende : Canotières auxquelles la terrible histoire du radeau de la Méduse a profité, et tenant à embarquer des vivres avant tout. Et dans sa série Au Bal masqué, dès qu’il dessine une table, Edouard de Beaumont la couvre de bouteilles encapuchonnées et de flûtes. Gavarni et Daumier utilisent toujours le champagne, ainsi que Cham pour les croquis qu’il donne au Charivari, où on voit le 6 août 1865 un moët grand mousseux se faufilant parmi les bouteilles du concours général... aspergeant l’examinateur ! [64]
Les dessinateurs représentent volontiers les étrangers qui, avec les provinciaux, affluent aux expositions de 1851 et 1867. Ils sont croqués, verre de champagne en main, aux buvettes et aux stands du négoce champenois ; ils le sont aussi au cours de leurs explorations nocturnes, lorsqu’ils sablent le champagne dans les cabarets de la capitale, où résident d’ailleurs nombre de leurs concitoyens assoiffés de champagne. Paris est, en effet, écrit Alphonse Daudet, bondé d’étrangers, et non pas des étrangers de passage, mais une installation de fortunes exotiques ne demandant que noces et ripailles [65].
Dans leurs pays d’origine, cependant, de plus en plus de leurs compatriotes ont accès aux joies du champagne dont, en 1870, le cinquième seulement de la production est consommé en France. En Europe, les villes d’eau sont à la mode. La société internationale qui s’y réunit a gardé les habitudes du XVIIIe siècle et le champagne y fait concurrence aux eaux thermales.
En Prusse, Bismarck donne le bon exemple. Son biographe Paul Matter décrit ainsi la fin de sa journée, dans les années 1850 : Il boit grande quantité de champagne glacé, rentre chez lui, fume, lit les journaux, puis le psaume III et s’endort ferme [66]. Comme au Congrès de Vienne, on boit beaucoup de champagne à la Diète de Francfort où le comte de Thun, délégué autrichien et président de l’assemblée, partage ses loisirs entre la danse, le champagne et une cour effrontée aux jolies femmes des banquiers. D’après la presse de l’époque, Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse, dans un accès de patriotisme mal compris, se serait laissé aller à traiter de vin barbare le champagne qu’on lui proposait à un banquet officiel, et à le faire remplacer par du vin du Rhin. Mais dans les dernières années de son règne, il prend l’habitude de boire tellement de champagne qu’on le surnomme König Clicquot, le roi Clicquot.
La Russie est toujours aussi férue de champagne. Charles Monselet écrit qu’au Novo Troitskoï Traktir, le meilleur restaurant de Moscou, le repas est arrosé de champagne frappé, base inévitable de tout repas russe de bonne compagnie [67]. On en boit aussi entre les repas. Dans Guerre et Paix, Tolstoï dépeint une partie de cartes, pendant laquelle un valet versait sans cesse du champagne, un des joueurs, lorsqu’il posait ses cartes, saisissant la pipe et la flûte de champagne.
Aux Etats-Unis, le champagne est tout aussi à la mode. Dans une lettre du 16 juillet 1863, adressée à son fils Paul en voyage aux Etats-Unis, Joseph Krug se réjouit des bonnes nouvelles qu’il lui a envoyées, concernant le succès de sa marque à la Nouvelle-Orléans. Le champagne abreuve les chercheurs d’or en Californie, et il est de rigueur dans les cabinets particuliers de New-York et de la Nouvelle-Orléans, aussi fréquentés qu’à Paris, ainsi qu’aux buffets des champs de courses.
Cette étroite association champagne-turf, déjà notée en France et que l’on observe dans les autres nations civilisées, c’est aux Anglais que l’initiative en revient, ce qui est après tout normal, s’agissant des citoyens d’une nation qui a été la première à mettre les bulles dans le vin de Champagne et les chevaux sur les champs de courses. C’est en 1828, à Doncaster, que voient le jour les Champagne Stakes, qui tirent leur nom de l’obligation pour le propriétaire gagnant d’offrir six douzaines de bouteilles de champagne au club, et qui vont se multiplier. On prend ensuite l’habitude de servir du champagne aux buvettes des champs de courses, et parfois de faire sur place un lunch au champagne qui devient dans les années 1860, avec les avaleurs de feu et les orchestres de faux nègres, un des attributs indispensables du Derby d’Epsom. Les dessinateurs de l’époque, comme John Leech dans Punch, se plaisent à reproduire la multitude des flûtes et des bouteilles de champagne, que l’on voit dans les mains des buveurs mais aussi sur le toit des voitures. Cette scène est représentée en 1876 par Gustave Doré dans sa très belle gravure sur bois destinée à l’iconographie de Londres, de Louis Enault, et intitulée Au Derby, le lunch en équipage.
Le champagne n’a jamais été aussi populaire en Angleterre ! Le grand fantaisiste Leybourne chante avec un succès considérable Champagne Charlie, dont on a vu le profit qu’en tire le négoce champenois, et on retrouve le champagne au Derby dans une chanson qui fait également fureur, Going to the Derby in a four- in-hand [68], où le repas est accompagné avec du champagne de la meilleure marque. En tout état de cause, malgré certains côtés austères de l’ère victorienne, la société britannique considère toujours que le champagne est un des impératifs de la vie mondaine. Comme l’écrit Robert Smith Surtees, il n’est rien de tel que le champagne pour vous donner des idées de gentleman [69]. Et à Eton, les élèves s’en font régulièrement envoyer, avec l’approbation de la direction qui estime que c’est une marque de distinction [70].


Ainsi, le succès du champagne est universel dans les vingt premières années de la deuxième moitié du XIXe siècle, en cette période qui est celle de la joie de vivre. Mais tandis qu’Offenbach règne, Napoléon III va jouer sa couronne dans la guerre qu’il déclare à la Prusse le 15 juillet 1870 et la perdre le 4 septembre de la même année. Paris est assiégé, et chez Voisin, pour le dîner de Noël 1870, le chat flanqué de rats et quelques animaux du jardin d’acclimatation sont arrosés de Bollinger frappé. [71]
L’occupation allemande, dans ses débuts, se veut bienveillante. Le grand-duc de Mecklembourg-Schwerin, commandant le 13e corps d’armée, signe à Reims le 19 septembre 1870 un avis au public, selon lequel les troupes ont l’ordre de ne troubler en aucune manière la récolte de la vendange ; les charrois de vins, ainsi que ceux de tonneaux vides, ne seront ni arrêtés, ni troublés dans tout le territoire de la Champagne, toute entrée non autorisée dans les vignes, tout dégât, seront sévèrement réprimés, d’après les lois de la guerre. Cette mansuétude va bientôt disparaître, lorsque les francs-tireurs de la résistance française vont s’attaquer aux convois de l’ennemi et entretenir l’insécurité sur ses arrières. Paul Chandon et plusieurs de ses collègues du négoce champenois sont obligés de prendre place sur les locomotives des trains dont les Allemands craignent l’attaque par les francs-tireurs.
Mme Pommery tient tête à l’envahisseur et parvient ainsi à préserver sa maison de champagne et sa demeure. Dans une lettre écrite le 12 avril 1883, elle raconte à ce sujet une anecdote, souvent déformée par la suite : Le prince de Hohenloe logeait dans ma maison et recevait tous les grands personnages prussiens de passage à Reims, tel le comte de Waldersee. Comme ce dernier me manifestait son étonnement de me voir seule aussi calme dans ma maison avec ma fille, je lui répondis que j’avais eu la chance de n’avoir jusqu’alors que des gens bien élevés chez moi, mais que, s’il en était autrement, j’avais de quoi imposer le respect et je sortis de ma poche un revolver qui ne me quittait jamais. Le prince de Hohenloe se récria à cette vue, invoquant la défense expresse de posséder des armes affichée dans toutes les rues. Le comte de Waldersee me dit alors : « Conservez votre arme, madame, ce ne sont pas les Prussiens qui désarment les dames, mais bien les dames qui désarment les Prussiens. » [72].
Pendant une sévère occupation, qui va durer près de trois années, les Champenois sont, une fois encore dans leur histoire, soumis à réquisitions, vexations, taxes arbitraires de la part des Allemands. Urbain et Jouron écriront en 1873 : Il est impossible de dire l’effrayante quantité de vin de Champagne dont ils se sont gorgés pendant la guerre et dont se gorgent encore ceux qui occupent nos malheureux départements  [73]. Et on s’est souvenu des vers de La Fontaine [74] :
J’aime mieux les Turcs en campagne
Que de voir nos vins de Champagne
Profanés par des Allemands.

Du fait des prélèvements faits par l’107, les pertes dues à la guerre de 1870 se sont élevées à 2 600 000 bouteilles, dont 1 880 000 pour Reims et 450 000 pour Épernay [75].

LA FIN DU XIXe SIÈCLE

Après le traité de Francfort, signé le 10 mai 1871, la Champagne reste pendant plus de deux années encore sous l’occupation allemande. Mais à Paris la vie publique, très ralentie pendant la sombre parenthèse de la guerre, reprend très vite son cours. Malgré la crise mondiale de 1873, qui va durer une vingtaine d’années, la France redevient rapidement une grande puissance, comme l’exposition de 1878 en est le témoignage. La fête recommence, et la duchesse d’Uzès peut écrire, dès le 15 octobre 1871, qu’à Paris la vie mondaine reprenait joyeuse, tandis que les provinces de l’Est étaient opprimées [76].
Lorsqu’en 1896 la prospérité est entièrement revenue, c’est l’euphorie, le règne de l’argent et du luxe, précurseur de la Belle Epoque, et cela aussi bien à l’étranger qu’en France. Le champagne est omniprésent. Quelles que soient les difficultés du monde des affaires, par le monde entier, en quelque paysage que ce soit, écrit Bertall, il n’est pas de fêtes, pas de réjouissances, pas d’agapes politiques ou privées, pas de banquet littéraire, commercial, diplomatique, pas de festin d’empereur ou de roi, qui ne viennent demander au champagne d’apporter comme bouquet final l’explosion de sa pétillante gaieté [77]. Les résultats chiffrés sont éloquents puisque entre 1887 et la fin du siècle les expéditions s’accroissent de 42 %, dont 35 % pour les cinq dernières années à elles seules.
Le champagne fait désormais partie intégrante de la vie de plaisir. En boire est une des premières habitudes que prennent les lions de la jeunesse dorée. Elève, en 1876, de l’ École spéciale militaire de Saint-Cyr, le futur explorateur et ermite saharien qui n’est encore que l’extravagant vicomte Charles de Foucauld va boire chaque dimanche le Mumm frappé du Café Anglais, que l’on réserve aux amateurs [78]. Et c’est au champagne que le jeune associé d’agent de change, dont parle Charles Monselet, enterre sa vie de garçon, au champagne des grandes marques accompagnant de bout en bout un déjeuner à tout casser, avec huîtres (15 douzaines par personne), caviar, jambon, côtelettes, sanglier, homard, caneton, daim, pâtés et truffes, pour ne citer que l’essentiel
Monselet s’en félicite car, pour lui, le champagne est le vin des garçons. Mais on sait que c’est aussi celui des dames. Les demi-mondaines en sont toujours aussi friandes, qu’elles soient lionnes, biches, cocottes ou cocodettes. Elles en boivent chez elles et le nomment plaisamment le vin de ménage. Mais elles s’en font surtout offrir dans un des restaurants à la mode dont la liste s’est allongée de quelques établissements de choix, tels Marguery et Durand, ou encore dans les restaurants des palaces, comme celui du Ritz qui ouvre ses portes en 1898.
La haute société et le demi-monde continuent à se montrer aux courses hippiques et à y boire du champagne, aux courses de printemps et d’automne, au Grand Prix, couru pour la première fois en 1863, où Nana a fait apporter pour le lunch une débandade de paniers de champagne [79], à Chantilly et ailleurs. Sur une gravure de 1873, La pelouse de Longchamps un jour de courses, de LaDans la société aristocratique et bourgeoise, le champagne est de tradition au repas de noces, mais aussi au lunch, dont la Vie Parisienne du 20 avril 1881 dit qu’il est une charmante mode qui commence à se généraliser et que l’on y trouve le champagne frappé à profusion.on, le champagne abonde autant qu’au Derby d’Epsom. Un humoriste suggère même que le champagne soit utilisé pour lester les jockeys qui n’ont pas le poids réglementaire.
Dans la société aristocratique et bourgeoise, le champagne est de tradition au repas de noces, mais aussi au lunch, dont la Vie Parisienne du 20 avril 1881 dit qu’il est une charmante mode qui commence à se généraliser et que l’on y trouve le champagne frappé à profusion.
Les banquets patriotiques et politiques, toujours aussi nombreux, sont également une bonne occasion de consommation mousseuse. À Cahors, le 28 mai 1881, on offre à Léon Gambetta, président de la Chambre des députés, un dîner patriotique de 1 200 couverts, avec champagne glacé au dessert. Et cela n’est qu’un exemple entre mille. Cependant, le champagne servi dans ces occasions n’est pas toujours authentique ; Nestor Roqueplan écrit que depuis qu’il y a des électeurs et des éligibles qui fraternisent, on a fabriqué pour ces gens-là une décoction de sucre candi, de potasse et de moelle de sureau, qui, sous le nom de vin de Champagne, échauffe les sentiments patriotiques [80].
Contrairement à ce qui se passe dans les banquets, où le champagne n’apparaît qu’au moment des toasts, les vrais amateurs souhaitent toujours qu’il soit versé dès le début du repas, surtout depuis qu’il existe du sec sur le marché français. En 1890, voici ce que l’on peut lire dans le Chansonnier du vin de Champagne : Quant au champagne il se boit avec tout. Au grand dîner, servez-le pendant tout le repas... Vos convives, et surtout les dames, ne s’en plaindront pas, soyez-en convaincus. C’est même la doctrine officielle, telle qu’elle figure dans la Notice historique sur le vin de Champagne, rédigée pour l’exposition de 1889, et dans Le Vin de Champagne, la brochure du syndicat des négociants, qui date de 1896. Dans ce dernier document, on lit ceci : Il est un préjugé que nous ne saurions trop combattre : d’ordinaire, en France surtout, on ne fait intervenir le vin de Champagne qu’au dessert ; c’est là une erreur gastronomique. Le vin de Champagne, par sa nature même, s’assimile mal aux fruits et aux sucreries. Il doit être offert avant le dessert, c’est alors qu’on pourra apprécier toute sa finesse et sa saveur délicate.

LE SUCCÈS DU CHAMPAGNE ET LES HABITUDES DE CONSOMMATION

Contrairement à ce qui se passe dans les banquets, où le champagne n’apparaît qu’au moment des toasts, les vrais amateurs souhaitent toujours qu’il soit versé dès le début du repas, surtout depuis qu’il existe du sec sur le marché français. En 1890, voici ce que l’on peut lire dans le Chansonnier du vin de Champagne : Quant au champagne il se boit avec tout. Au grand dîner, servez-le pendant tout le repas... Vos convives, et surtout les dames, ne s’en plaindront pas, soyez-en convaincus. C’est même la doctrine officielle, telle qu’elle figure dans la Notice historique sur le vin de Champagne, rédigée pour l’exposition de 1889, et dans Le Vin de Champagne, la brochure du syndicat des négociants, qlui date de 1896. Dans ce dernier document, on lit ceci : Il est un préjugé que nous ne saurions trop combattre : d’ordinaire, en France surtout, on ne fait intervenir le vin de Champagne qu’au dessert ; c’est là une erreur gastronomique. Le vin de Champagne, par sa nature même, s’assimile mal aux fruits et aux sucreries. Il doit être offert avant le dessert, c’est alors qu’on pourra apprécier toute sa finesse et sa saveur délicate.

Dégazeur à Champagne XIXème siècle

Autrefois il semblait élégant de limiter la merveilleuse effervescence du champagne,
-  soit dans son verre avec un « moser »,
-  soit à l’ouverture de la bouteille avec un « dégazeur ».
Dans son étui gainé de cuir et intérieur de velours celui présenté ci-dessus est en métal argenté.
D’une longueur de 11 cm, son pic perçait le bouchon pour permettre au gaz de remonter dans sa tige. Les 2 hachettes latérales pouvaient alors pivoter pour le libérer.
Aucune pression intérieure ne s’exerçant plus alors sur le bouchon, la bouteille pouvait alors être ouverte comme s’il s’agissait d’un vin ordinaire.

En réalité, le champagne continue à être presque toujours servi au dessert. Donnant l’ordre et la marche des vins en usage général pour la stratégie d’un grand repas, Bertall conseille : Pour la fin du repas, champagne frappé des meilleures marques  [81]. C’est également ainsi qu’il est mis en chansons [82] :
C’est au dessert qu’apparaît le champagne
Coiffé d’argent dans des flacons poudreux :
Nous apportant la gaieté sa compagne,
Les doux propos et les refrains joyeux.

Ce n’est guère que dans un milieu restreint et huppé que le champagne est considéré comme un vin de repas. Dans son célèbre manuel de savoir-vivre, La Maîtresse de maison, la baronne Staffe, qui considère que le vin clair et mousseux de la Champagne caractérise l’esprit national, lucide et vif, pénétrant, intuitif ( [83], écrit simplement que le vin de Champagne, en quelques maisons, est offert dès le commencement du dîner, tandis qu’un article de la Vie Parisienne du 4 juillet 1885, indiquant les vins que l’on doit offrir à une dame en cabinet particulier, conseille champagne tout le temps pour le menu d’extra mais champagne au dessert pour tous les menus plus simples et pour... les repas en province !
On doit cependant noter qu’à la fin du XIXe siècle on commence à voir servir aux grands repas des vieux millésimes au dessert. Dans L’Art du bien manger, Edmond Richardin cite des 1868 et 1870 servis ainsi en 1890. On compose aussi des menus de gala avec des champagnes de dessert, mais comportant en outre pour tout le repas des champagnes non millésimés proposés en même temps que d’autres vins. Dans un dîner offert au Palais de l’Elysée, le 6 octobre 1896, en l’honneur de l’empereur de Russie, Nicolas II, on sert ainsi un champagne rosé en compagnie d’un Château-Lagrange et d’un sauternes [84].
Il faut toutefois préciser que dans ce cas, par analogie avec les grands bordeaux et bourgognes décantés qu’il accompagne, le champagne est alors servi en carafe, comme on l’a déjà vu faire à la cour de Napoléon III. Du champagne en carafe, voilà bien une hérésie ! C’est revenir au transvasement, avec sa perte de pression, que l’on s’est ingénié à éviter par le dégorgement. C’est en outre se priver de la joie visuelle que procure l’élégant habillage de la bouteille. Circonstance aggravante, de l’eau est préalablement versée dans la carafe afin que celle-ci puisse être glacée ! Pour le banquet, tout au champagne, offert le 1er mars 1895 à Edmond de Goncourt, le menu porte : champagne en carafes frappées.
Les négociants demandent, par la voix d’un de leurs porte-parole, que soit abandonné l’usage de verser le vin de Champagne dans une carafe d’eau frappée, car c’est là un moyen qui affaiblit le vin, puisqu’il tend à y ajouter une certaine quantité d’eau [85].
Ces détestables errements ne sont pas seulement observés dans les banquets [86]. Les particuliers en font autant, ornant les carafes de plaques en argent ou en porcelaine, analogues à celles utilisées pour les flacons de porto ou de madère et portant l’inscription Champagne. Les vrais amateurs de champagne s’indignent ; Spire Blondel écrit que l’on ne saurait trop s’élever contre la déplorable coutume qui consiste à le transvaser dans des carafes frappées [87]. Mais cet usage demeurera jusqu’aux lendemains de la première guerre mondiale, le succès de ce procédé provenant peut-être, en partie, de la possibilité qu’il offrait de donner le change sur la qualité du champagne, et même sur la nature du vin, tout au moins à en croire Proust. Il écrit en effet dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs que le défaut de Bloch étant l’avarice, c’est dans une carafe qu’il fit servir sous le nom de champagne un petit vin mousseux.

Servi dans sa bouteille, le champagne est toujours frappé ou, tout au moins, glacé.
Voici la méthode préconisée par le Cuisinier national de Viart pour frapper une bouteille de champagne : Ayez un petit seau en cuivre plaqué, ou même en bois ou en terre. Pilez 1 kgr et demi de glace ; mettez-en une demi-poignée dans le fond du seau. Otez le fil de fer qui environne le bouchon de votre bouteille, et placez-la au milieu du seau. Mêlez avec la glace pilée 250 gr de salpêtre, et couvrez-en votre bouteille aux trois-quarts. Au bout de cinq minutes, coupez la ficelle qui retient encore le bouchon ; débouchez la bouteille, et laissez une heure ou une heure et demie.
Le manuel précise qu’ainsi le champagne est congelé à sa périphérie, le vin de la partie centrale de la bouteille restant seul liquide ; si l’on ne tient pas à séparer ces deux éléments constitutifs du vin, il faut supprimer le salpêtre. Alors le champagne sera glacé sans être congelé.
Comme on veut absolument boire le champagne très froid, et que la préparation ci-dessus n’est pas toujours faisable, on voit surgir une nouvelle habitude répréhensible, celle de mettre dans le verre quelques morceaux de glace, habitude qui devrait être absolument abandonnée, comme celle de verser le vin de Champagne dans une carafe d’eau frappée, explique en 1896 la brochure du Syndicat du Commerce des Vins de Champagne.
À la fin du XIXe siècle, pour le champagne, trois formes de verres se font concurrence, les flûtes, les coupes et les gobelets. Ces derniers n’auront qu’un succès éphémère. La baronne Staffe ne prend pas parti entre les deux autres verres ; elle écrit simplement : Il ne faut pas oublier la flûte ou la coupe à vin de Champagne [88]. En 1878, on trouve indifféremment coupes et flûtes sur les gravures de Bertall (48), comme à la fin du siècle sur les affiches des marques de champagne et les œuvres des artistes de la Vie Parisienne.
En fait, la coupe est le verre de la petite bourgeoisie, et surtout celui des banquets et des buffets, car, on l’a vu, elle est pour le service d’un maniement plus aisé que la flûte. Mais les amateurs la proscrivent ; voici ce que l’on peut lire dans le Vigneron champenois du 21 avril 1897 sous la plume de Frédéric Laurendeau : On a aussi essayé la coupe ; mais le liquide s’extravase de suite en sortant de la bouteille, et globules et mousse s’éteignent rapidement ; cela ôte au vin une partie de son prestige. La flûte est à notre vin de Champagne ce qu’une robe de Worth est à la Parisienne élégante et jolie. La haute société ne s’y trompe pas et elle reste, avec les gourmets, résolument attachée à la flûte.
Les hommes de lettres, plus que jamais, sont sensibles aux attraits du champagne, qu’ils mettent dans leurs verres et dans leurs œuvres ; les citations qui en font foi sont trop nombreuses pour figurer ici. Ceux qui lui font la part la plus belle sont les poètes, Barbey d’Aurevilly, Valery Larbaud, Sully Prudhomme, Rimbaud, Raoul Ponchon, mais aussi des prosateurs comme Adolphe Brisson, Dumas fils, les Goncourt, Zola, Alphonse Daudet et son fils Léon qui en boit beaucoup avec Barrès et Mallarmé [89].
Les auteurs dramatiques ne sont pas en reste. La plupart d’entré eux utilisent le champagne dans leurs pièces, notamment Francis de Croisset dans Chérubin, Alfred Capus dans La Bourse ou la vie, Feydau dans Chat-en-poche et Occupe-toi d’Amélie. Gardant leurs bonnes habitudes du second Empire, Meilhac et Halévy font pétiller le champagne dans Le Réveillon et La Petite Marquise avec le concours d’Offenbach, et dans La Chauve-Souris, sur la musique effervescente de Johan Strauss II.
Les chansonniers les imitent, Xanrof, que Le Fiacre a rendu célèbre et pour qui le champagne est de l’esprit mis en bouteilles , Xavier Privas, qui chante le chevalier aux couleurs de France, aux cheveux blonds, au casque d’or, mais leur verve n’égale pas celle de leurs devanciers du second Empire. Béranger est mort, hélas ! Autant la représentation du champagne par les dessinateurs était fréquente dans le Charivari du temps de Napoléon III, autant elle devient rare dans les années 1870. Quelques flûtes et bouteilles y figurent le 26 avril 1874, mais sans aucune mention de champagne. Le 2 juin 1876 et le 9 octobre 1879, on trouve deux dessins de Mars, Paris aux courses et Aux courses d’octobre, avec du champagne, inséparable, on le sait, des réunions hippiques ; mais c’est tout. Quelles sont les raisons de cette éclipse ? Les effets de la crise de 1873 ? Une baisse de popularité due aux pseudo-champagnes de mauvaise qualité ? Toujours est-il qu’il faut attendre 1884 pour retrouver dans le Charivari des dessins du genre de ceux qui s’inspiraient du champagne dans les années 1860. On parle déjà du terrorisme irlandais et sur l’un d’eux, dû à Paf, paru le 1er mars 1885, on voit à une table un Anglais et une jeune femme, avec quatre bouteilles de champagne : « Vous aimez donc beaucoup le champagne, milord ? Aoh ! nô ! Ce était pour habituer moi à tout ce qui saute pour quand je retournerai dans le Angleterre. » On reverra même dans le numéro du 1er août 1889, dessinés par Henriot sous le titre La Villégiature de ces Dames, les canotiers s’embarquant sur la Seine avec des bouteilles de champagne pour la millionième édition de l’embarquement pour Cythère. Egalement depuis 1884, le champagne refleurit dans les dessins humoristiques du Journal amusant, du Courrier français, de la Vie parisienne, du Rire, du Petit Journal pour rire, où on trouve entre autres dans le numéro 468 de l’année 1884 un commandant de navire offrant des flûtes de champagne à des jeunes femmes dont l’une lui demande : « Commandant, que fait-on en pleine mer quand vous manquez de champagne ?  »
À l’étranger, la vogue du champagne est telle qu’à la fin du XIXe siècle les exportations atteignent 20 millions de bouteilles ! En Allemagne, les amateurs restent nombreux et ils ont été rejoints par leurs compatriotes qui sont venus s’initier en France même aux joies du champagne pendant la guerre franco-allemande. Mais la concurrence des vins mousseux indigènes est très vive, et elle est facilitée par l’appui que lui fournit la monarchie. Guillaume II est d’autant plus enclin à les protéger que son esprit d’économie y trouve son compte aussi bien que sa fierté nationale, le mousseux étant meilleur marché. Sa biographe, la comtesse d’Eppinghoven, explique que la table royale n’est jamais fastueuse et qu’aux bals de la cour on a de la peine à se procurer un sandwich et une coupe de champagne. Elle raconte que la femme du conseiller von Dietze, recevant l’empereur selon les mêmes principes, enlève des mains de son mari une bouteille de champagne qu’il avait débouchée prématurément, en disant : Ici, nous avons des mousseux allemands pour le cours du repas, et les vins français ne viennent qu’au dessert [90].

Bismarck, cependant, continue à être le soutien inconditionnel du champagne, qu’il offre à profusion au Congrès de Berlin en 1878, sous Guillaume 1er. Sa prédilection pour le vin des rois va même jusqu’à le mettre en conflit avec Guillaume II.
Voici l’anecdote qu’il a racontée à ce sujet dans ses Souvenirs, recueillis par Eugène Wolff : À un dîner chez l’empereur on me versa du champagne. Je ne vis pas la marque, parce que la bouteille était enveloppée dans une serviette ; mais au goût je reconnus tout de suite du champagne allemand. Je reposai mon verre sur la table et je n’y touchai plus. « Vous ne buvez pas, prince ? me demanda l’empereur. - Non, Sire, je ne peux pas supporter le champagne allemand. » Cependant l’empereur crut devoir s’expliquer : « J’en bois, dit-il, d’abord par économie, parce que j’ai à nourrir une nombreuse famille, et ensuite par raison d’Etat. Je voudrais donner le bon exemple à nos officiers. - Majesté, répliquai-je, mon patriotisme ne va que jusqu’à l’estomac  [91]. » Il faut noter qu’en effet les officiers prussiens buvaient du vrai champagne, car Vizetelly écrit qu’en Allemagne le Deutz et Geldermann est le favori de nombreux mess de régiment [92].

En Russie, la situation n’est pas la même. Il y a aussi des mousseux nationaux, avec une production croissant rapidement, mais le champagne a toujours le premier rôle à la cour du tzar [93] et l’aristocratie en consomme énormément, comme d’ailleurs l’armée.
On peut citer à ce propos l’histoire de la mort du général Mikhaïl Skobeleff, chef de l’expédition qui a donné le Turkestan à la Russie, que racontent les Goncourt dans leur Journal : « Savez-vous, me dit un Français de retour de Russie, comment est mort Skobeleff ? - Non - Eh bien, voilà ! Une bouteille de champagne ! une femme ! Une bouteille de champagne ! une femme ! Une bouteille de champagne ! une femme ! À la troisième bouteille de champagne, suivie de la troisième femme... rasé... une congestion cérébrale !
Le champagne commence à se répandre dans des milieux plus modestes, à en croire le conte de Tchekhov, intitulé Le Champagne, récit d’un chemineau, dont les acteurs sont le chef de gare d’une petite station perdue dans les steppes et une bouteille de champagne, française sans ambiguïté puisque Tchekhov en indique la marque : Veuve Clicquot. On en trouve même dans des cabarets populaires, comme en témoigne Dostoïevski ; dans Les Frères Karamazov, il y situe un de ses personnages qui déclare : « Je vais demander du champagne, buvons tous à ma liberté. » A partir de 1892, l’alliance franco-russe ne peut que renforcer ces heureuses tendances, d’autant plus que c’est dans le département de la Marne que se matérialise un des aspects militaires du rapprochement lorsque Nicolas II, accompagné de la tzarine, vient en 1896 au camp de Châlons, puis en 1901 à Bétheny, pour y assister à de grandioses manifestations de l’armée française. Et pour célébrer la visite de la flotte russe on vend un Champagne de la marine russe. À Paris, les aristocrates russes se sentent d’ailleurs chez eux. Ils passent leurs soirées à aller boire du champagne d’établissement en établissement, dans cette ronde de nuit que l’on appelle depuis la tournée des grands-ducs. C’est ce type de buveur que Meilhac et Halévy, dans leur pièce Le Réveillon, illustrent avec le personnage de Yermontoff : Partout où il va, le prince a l’habitude de se faire suivre par un orchestre hongrois qui joue des airs joyeux, pendant que le prince et ses invités boivent du vin de Champagne.
En Italie, malgré l’asti spumante, le champagne commence à prendre une place notable. Le Vigneron champenois du 27 février 1884 affirme que c’est le seul vin étranger que le roi Humbert 1er accepte à sa table. Aux Etats-Unis, le champagne ne progresse pas autant que l’on aurait pu l’espérer, pour des raisons qui seront expliquées ultérieurement. La Belgique, pour sa part, est devenue à la fin du siècle son meilleur adepte, après l’Angleterre. On l’y boit comme en France, mais en beaucoup plus grande quantité. Francisque Sarcey raconte qu’à l’issue de la réception qui lui était offerte après une conférence qu’elle avait faite à Marchiennes, on déclara qu’il était impossible de terminer un souper sans boire une flûte de champagne. Une flûte, mes amis ! c’est des trombones, des ophicléides de champagne que l’on versa à la ronde [94]. Quant à Léopold II, roi des Belges et des Belles, il est connu pour son amour du champagne.

En Grande-Bretagne, de 1890 à 1900, ce sont les Gay Nineties, explosion dans un pays prospère d’un plaisir longtemps contenu par l’austérité de l’ère victorienne. Patrick Forbes écrit que cette période est l’âge d’or du champagne en Grande-Bretagne, les ballerines le boivent dans leurs chaussons de danse, les connaisseurs écrivent des poèmes sur leurs millésimes favoris [95]. Pour le prince de Galles, le futur Edouard VII, le champagne est un véritable besoin. À la chasse, aux courses, il se fait suivre par un valet portant un panier de champagne. Et comme il appelle constamment boy, pour se faire servir à boire, pendant cinquante ans, en Grande-Bretagne, a bottle of the boy, une bouteille du boy, ou plus simplement the boy, sera synonyme de champagne.
Le prince de Galles fait de fréquentes visites à Paris pour s’y distraire et il y boit force champagne en galante compagnie. Voici ce que raconte à ce sujet Yvette Guilbert dans ses Mémoires : Un soir au Jardin de Paris, soir du Grand Prix, le prince de Galles regardait danser les célèbres danseuses : La Goulue et la Môme Fromage. La Goulue reconnut le prince, le dévisagea, et la jambe en l’air, enfouie dans les flots de dentelle de ses jupons, elle hurla : « Eh ! de Galles, tu paies l’champagne ? » Le prince s’exécuta, follement amusé.
À l’imitation du prince de Galles, une foule de grands amateurs discutent des qualités respectives du dry et du rich et des caractéristiques des divers millésimes. Ils commentent aussi les charmes des champagnes de dix à quinze ans d’âge, ou davantage, que le Champenois considère comme une anomalie, parfois heureuse et appréciée, mais qui sont pour eux un plaisir constamment renouvelé et dont ils cherchent avec ardeur à se procurer les meilleures bouteilles. Dans l’Angleterre de la fin du XIXe siècle, cependant, le champagne n’est plus réservé à l’aristocratie et aux connaisseurs. Les classes moyennes les imitent à toute occasion, et au at home tea les dames reçoivent chez elles avec du thé et du... champagne [96].
Au dîner, les Britanniques, on le sait, boivent beaucoup plus fréquemment qu’en France le champagne comme vin de repas. À Londres, écrit Newnham-Davis en 1899, en commandant un petit dîner pour deux, on porte instinctivement son regard à la page champagne de la carte des vins [97]. On boit aussi beaucoup plus qu’en France où, écrit Vizetelly, le repas de mariage est la seule occasion où le champagne coule avec à peu près la liberté à laquelle on est accoutumé en Grande-Bretagne (650). Obligatoire, et depuis longtemps, pour les mariages britanniques, le champagne est également de rigueur dans les banquets, où il sert notamment aux toasts, et Dieu sait s’ils sont nombreux, pour ne parler que de ceux portés dans les réunions des innombrables groupes sociaux ou professionnels, médecins, sollicitors, militaires, francs-maçons, etc. [98].
Du champagne, on en trouve fréquemment dans les réunions de plein air dont les Britanniques sont très amateurs, qu’il s’agisse de garden-parties, de picnics, de chasses, ou encore des courses, où il est toujours aussi populaire. Dans la revue Punch, John Leech continue à l’associer aux manifestations hippiques, et Vizetelly écrit qu’à Ascot, lorsque le prince de Galles veut féliciter le marquis de Hartington de son succès, c’est avec un verre de champagne qu’il lui souhaite pareille réussite dans l’avenir. Le champagne est parfois le centre d’intérêt de réceptions fabuleuses, comme celle offerte par le major Heatley à deux mille personnes dont, écrit Louis Enault, le regard était tout d’abord attiré par une tonne de cristal au robinet d’argent, laissant voir, à travers ses parois transparentes, les flots captifs endormis dans la glace du vin français par excellence, du vin de Champagne [99] ! Dans tout l’Empire britannique, bien entendu, on imite l’Angleterre, en Inde en particulier, où a servi le fastueux major Heatley. On y appelle le champagne simkin, mot qui passe bientôt dans l’argot londonien.

Comment mieux terminer cette évocation du succès du champagne à la fin du XIXe siècle, en Angleterre et dans le monde civilisé, qu’en donnant encore une fois la parole à Henry Vizetelly qui en a été le témoin fidèle et enthousiaste. Voici ce qu’il en disait dans A History of champagne : Son succès, en huilant les rouages de la vie en société, est si grand et si universellement reconnu que son éclipse signifierait presque un effondrement de notre système social. Nous ne pouvons pas ouvrir une voie ferrée, lancer un navire, inaugurer un édifice public, fonder un journal, recevoir un étranger distingué, inviter un grand homme politique pour qu’il nous fasse la faveur de nous exposer ses vues sur la situation, célébrer un anniversaire, ou faire un appel exceptionnel au nom d’une institution charitable, sans un banquet, et donc sans l’aide du champagne.

Notes

[1CARÊME (Marc-Antoine). L’Art de la cuisine française au XIXe siècle. Paris, 1847.

[2COLBERT (Marquis de). Traditions et souvenirs, ou Mémoires touchant le temps et la vie du général Auguste Colbert (1783-1809). Paris, 1863.

[3ABRANTÈS (Duchesse d’). Histoire de Paris. Paris, s.d.

[4MAURIAC (Dr E.). Le Vin du point de vue médical. Bordeaux, 1903.

[5THIÉBAULT (Général baron). Mémoires du Général baron Thiébault. Paris, 1894.

[6ARON (Jean-Paul). Le Mangeur du XIXe siècle. Paris, 1973

[7GRIMOD de la REYNIÈRE (Laurent). Almanach des gourmands. Paris, 1803-1812.

[8BERCHOUX (Joseph). La Gastronomie. Paris, 1805.

[9journal des gourmands el des belles ou L’Épicurien français, rédigé par l’auteur de l’Almanach des gourmands, plusieurs convives des Dîners du Vaudeville et un docteur en médecine. Paris, 1806.

[10GRIMOD de la REYNIÈRE (Laurent). Manuel des amphitryons. Paris, 1808.

[11Le Gastronome français ou l’Art de bien vivre. Paris, 1828.

[12DÉSAUGIERS (Marc-Antoine). Chansons de Desaugiers. Paris, 1859.

[13BÉRANGER (Pierre Jean de). Chansons de P.,7. de Béranger. Paris, 1866.

[14VOGUÉ (Comte Bertrand de). Madame Veuve Clicquot à la conquête pacifique de la Russie. Reims, 1960.

[15POTOCKÀ (Comtesse). Mémoires de la comtesse Polocka, publiés par Casimir Stryienski. Paris, 1911.

[16HUGO. Le Rhin.

[17VOGUÉ (Comte Bertrand de). Madame Veuve Clicquot à la conquête pacifique de la Russie. Reims, 1960.

[18LA GARDE-CHAMBONAS (Comte de). Souvenirs du Congrès de Vienne, publiée par le comte Fleury. Paris, 1904.

[19FIÉVET (Victor) 7.R. Moët et ses .successeurs Paris, 1884.

[20SALLE. Souvenirs d’un demi-siècle racontés par un grand-père à son petit-fils. Châlons-sur-Marne, 1858.

[21MENU (Henri). Le Camp de Vertus. Revue de l’Armée russe sur le Mont-Aimé. Épernay, 1896.

[22LURINE et BOUVIER. Physiologie du vin de Champagne par Deux buveurs d’eau. Paris, 1841.

[23CHEVIGNÉ (Louis de). Les Contes rémois. 7.0pt ;Paris, 1836.

[24BRILLAT-SAVARIN. La Physiologie du goût. Paris, 1826.

[25RAISSON (Horace). Gode Gourmand. Paris, 1829.

[26Les Soupers de Momus pour 1815. Paris, 1815.

[27ALHOY (Maurice). Physiologie de la lorette. Paris, s.d

[28LURINE et BOUVIER. Physiologie du vin de Champagne par Deux buveurs d’eau. Paris, 1841.

[29Le véritable buveur de vin de Champagne ne déjeune jamais ; en revanche il soupe jours (Aphorisme de Lurine et Bouvier.

[30VERDOT (C.). Historiographie de la table. Paris, 1883.

[31Le Code gourmand, 7.0pt ;dans L’Almanach perpétuel des gourmands. Paris, 1830.

[32JULLIEN (André). Nouveau manuel complet du sommelier. Paris, 1845.

[33BALZAC font-family:L’illustre Gaudissart.

[34CAILLOT (Antoine). Mémoirespour servir à l’histoire des murs el usages des Français. Paris, 1827. 498

[35CUSTINE (Marquis de). La Russie en 1839. Paris, 1843.

[36C’est à ces verres qu’André Simon a vraisemblablement fait allusion dans ses ouvrages en prenant à son compte l’affirmation de Grain R. Francis selon laquelle (dans Old English drinking glasses) des tazza-shaped champagne glasses, c’est-à-dire des verres à champagne en forme de coupe, existaient à la du XVII e siècle. Mais rien ne permet d’affirmer que ces verres étaient alors utilisés spécialement pour le champagne, ainsi que le fait remarquer Albert Hartshorne dans Old English glasses.

[37Patrick Forbes a adopté pour la jaquette de son livre Champagne la reproduction d’une des quatre coupes qui, dit-on, ont été moulées sur un des seins de la reine Marie-Antoinette. Mais comme il le dit lui-même, elles étaient stinées à sa laiterie de Rambouillet. Quant à l’histoire du Sein d’Hélène, racontée par Maurice des Ombiaux dans un de ses ouvrages, et souvent citée en relation avec la coupe à champagne, elle a trait seulement à l’origine de la coupe antique.

[38ASH (Douglas). Dictionary of British Antiques Glass. Londres, 1974.

[39LAMARTINE. Correspondance.

[40HOUSSAYE (Arsène). Confessions. Souvenirs d’un demi-siècle. Paris, 1885-1891.

[41BONNEDAME (Raphaël). Notice sur la Maison Moët & Chandon. Épernay, 1894.

[42VIZETELLY (Henry). A History of champagne with notes on the other sparkling wines of France. Londres, 1882.

[43ENGELS (Friedrich). Fxtraits des rouvres pothumes de F. Engels. Paris, 1971.

[44WALKER (Thomas). The Original, publié par Henry Morley. Londres, 1887 (paru en 1835 sous forme de livraisons périodiques).

[45CARÊME (Marc-Antoine). Le Maître d’hôtel français. Paris, 1822.

[46MOORE (Thomas). Chefs-d’Oeuvre poétiques. Paris, 1841.

[47DICKENS. L’ocres.

[48FIÉVET (Victor). Histoire de la ville d’Épernay, depuis sa fondation jusqu’à nos jours. Épernay, 1868.

[49BAC (Ferdinand). Intimités du Second Empire. Paris, s.d.

[50SONOLET. La Fie parisienne sous le second Empire. Paris, 1929.

[51LOUÉE (Frédéric). La Fêle impériale. Paris, 1912.

[52DELVAU (Alfred). Les Plaisirs (le Paris, guide pratique et illustré. Paris, 1867.

[53MONSELET (Charles). Les Lettres gourmandes. Paris, 1877.

[54MONTÉPIN (Xavier de). Les Viveurs de Paris. Paris, 1856.

[55On disait champ, mais aussi, pour le Dictionnaire de la langue verte de1866, champe, donné comme apocope de champagne, dans l’argot de Bréda-Street, cythère parisienne du quartier Notre-Dame-de-Lorette.

[56CLAUDIN (Gustave). Entre minuit el une heure. Etude parisienne. 7.0pt ;Paris, 1868.

[57RÉAI. (Antony). Ce qu’il y a dans une bouteille de vin. Paris, 1867.

[58 Le Cuisinier el le Médecin par une société de médecins, de chimistes, de cuisiniers et d’officiers de bouche, sous la direction de Mr. L.M. Lombard. Paris, 1855.

[59FOUDRAS (Marquis de). Soudards et lovelaces. Paris, s.d.

[60Bréviaire du gastronome. Paris, s.d.

[61TAINE. Vie et opinions de Frédéric-Thomas Graindorge.

[62MONSELET (Charles). Les Vignes du Seigneur. Paris, 1854.

[63HUCHES (Bernard). English Glass for the collector. Londres, 1958.

[64Cette gravure de 1840 "Le champagne aux examens" (16x45cm) se trouve maintenant au musée des beaux arts de Boston usa.

[65DAUDET (Alphonse). Les Rois en exil.

[66MAUCROIX (François de). Oeuvres diverses. Reims, 1854.

[67MONSELET (Charles). La Cuisinière poétique. Paris, s.d.

[68Allant au Derby avec un attelage à quatre. De même que l’on avait fait des versions de marques de Champagne Charlie, il existait une Ladies’version de Going to the Derby où les dames buvaient Clicquot’s brand.

[69SURTEES (Robert Smith). Handley Cross. Londres, 1843.

[70VALMONT de BOMARE. Dictionnaire raisonné universel d’histoire naturelle. Paris, 1775.

[71BLOND (George et Germaine). Histoire pittoresque de notre alimentation. Paris, 1960.

[72DIANCOURT (V.). Les Allemands à Reims. 18709871. Reims, 1883.

[73URBAIN (Paul) et Léon JOURON. Le Vignoble champenois, sa culture et ses produits du Ve siècle à nos jours. Neufchâtel-en-Bray, 1873.

[74LA FONTAINE. Lettres.

[75LE PAGE (Louis). Epernay pendant la guerre. Paris, 1921.

[76UZÈS (Duchesse d’). Souvenirs de la duchesse d’Uzès née Alorlemarl. Paris, 1939.

[77BERTALL. La Vigne, voyage autour des vins de France. Paris, 1878.

[78VIGNAUD (J.). Frère Charles, ou la vie héroïque de Charles de Foucauld. Paris, 1943.

[79ZOLA. Nana.

[80ROQUEPLAN (Nestor). La Vie Parisienne. Paris, 1853.

[81BERTALL. La Vigne, voyage autour des vins de France. Paris, 1878.

[82Le Chansonnier du vin de Champagne en 1890. Châlons, 1890.

[83Opinions sur le vin de Champagne, adressées à Monsieur Armand Bourgeois par diverses personnalités littéraires et artistiques. Châlons-sur-Marne, 1894.

[84LEBAULT (Armand). La Table et le repas à travers les siècles. Paris, s.d.

[85ARNOULD (Ch.). Le Vin de Champagne (texte d’une conférence faite à l’occasion de la visite des membres du Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences à l’établissement de Saint-Marceaux et C ’e le 18 août 1880). Épernay, 1880.

[86On trouvait du champagne en carafe sur les menus des banquets donnés au palais de l’ Elysée le 18 avril 1899 pour le roi de Suède, au palais de Compiègne le 20 septembre 1901 pour le tzar Nicolas II, etc. Au restaurant, on faisait payer 2 F la carafe frappée, pour une tisane de Champagne qui en valait 30 (La Vie Parisienne, 27 septembre 1890).

[87Opinions sur le vin de Champagne, adressées à Monsieur Armand Bourgeois par diverses personnalités littéraires et artistiques. Châlons-sur-Marne, 1894.

[88STAFFE (Baronne). La Maîtresse de maison. Paris, 1892.

[89DAUDET (Léon). Paris vécu.

[90EPPINGHOVEN (Ursula, comtesse d’). Guillaume II inconnu el la cour d’Allemagne. Paris, s.d.

[91MOREAU-BÉRILLON (C.). Au pays du Champagne. Le Vignoble. Le vin. Reims, 1922.

[92VIZETELLY (Henry). Facts about champagne and other sparkling aines. Londres, 1879.

[93Nicolas II, étant enfant, avait été le témoin d’une scène bien étrange que racontait Serge de Diaghilev, le fondateur de la compagnie des Ballets russes. Son précepteur, officier général par surcroît, ayant mécontenté son père, Alexandre III, celui-ci saisissant une bouteille, la brisa sur la tête du général qui s’agenouilla, autant parce qu’il était étourdi que respectueux.

[94SARCEY (Francisque). Souvenirs d’âge mûr. Paris, 1892.

[95FORBES (Patrick). Champagne. The usine, thé land and thé people. Londres, 1967.

[96YOUNGER (William). Gods, men and wine. Londres, 1966.

[97NEWNHAM-DAVIS (Nathaniel). Dinners and Diners. Where and how Io dine in London. Londres, 1899.

[98Chez les Francs-Maçons le banquet est rituel, avec une table présidée par le Vénérable, tandis que les deux surveillants se tiennent à chaque bout. Le repas est ponctué par une série de « toasts ».Le service de table est fait par les apprentis selon les traditions des loges militaires du XVIII e siècle,avec un vocabulaire étonnant : l’eau est la « poudre faible », le vin, la « poudre forte » le verre, le « canon »
et le champagne, la « poudre pétillante ».

[99ENAULT (Louis). Londres. Paris, 1876.