UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

L’Entre-deux-guerres

Le 11 novembre 1918, l’armistice est enfin signé, ramenant la paix dans la Champagne si éprouvée par quatre années d’une guerre à laquelle elle a payé le double tribut de ses enfants tués, blessés, disparus, et de ses biens ravagés, mutilés, détruits.

Dans la région de Reims, centre principal de notre commerce d’exportation avant 1914, écrit Bertrand de Mun dans le Vigneron champenois de décembre 1920, en novembre 1918 ce ne sont que ruines, il n’y a plus ni logements ni celliers, une partie des caves est envahie par les eaux, le matériel est dispersé ou disparu, quelques braves rentrent individuellement et n’ont même pas un toit pour s’abriter. Dans la région d’Épernay, les dégâts sont infiniment moins graves, heureusement. Ils ont atteint cependant des proportions sérieuses. Grâce à Dieu, aucun obus, aucune bombe, quel qu’en soit le calibre, n’a pu atteindre les caves ; les stocks, malgré quelques pillages, sont encore importants, mais des vins ont été abîmés par manque de soins, d’autres détruits dans les celliers ou en cours de transport. Les pertes du Négoce sont estimées à environ soixante-douze millions de francs s’appliquant pour vingt millions aux immeubles, vingt millions aux vins, marchandises, matériels et outillage et pour le surplus aux créances sur les pays ennemis et sur la Russie [1].

La situation du vignoble est grave. Entre 1914 et 1918, les superficies en production ont diminué de 40 % et il ne reste que 6 000 hectares en rapport, dont 2 650 de vignes greffées, modeste embryon du futur vignoble reconstitué. Certains grands crus de la Montagne de Reims n’ont sauvé que 20 % de leurs vignes ; à Verzenay, sur 500 hectares, il en reste 75 en exploitation. Les vignes qui ont dû être abandonnées sont bouleversées par les trous d’obus, les tranchées et les abris, sillonnées par les réseaux de fils de fer, infestées par les projectiles non éclatés ; le travail de remise en état est considérable. Celles qui sont restées à l’écart des combats ne sont souvent qu’en demi-production. Le phylloxera a poursuivi son cours destructeur et, mal contenus du fait de la guerre, les maladies et parasites étendent leurs ravages, notamment le mildiou, l’oïdium et la pyrale.

La situation des vignerons va de pair avec celle de leur vignoble. Il faut replanter, reconstruire la maison, racheter du mobilier, un cheval, du matériel d’exploitation et... vivre ! Ils manquent cruellement d’argent disponible, car depuis 1910 les récoltes ne leur ont guère rapporté, quand elles n’ont pas été déficitaires en raison de la mévente, ou réduites à zéro du fait de la guerre. Et s’ils entreprennent des plantations, ils savent que ce n’est qu’au bout de quatre à cinq ans qu’ils commenceront à être remboursés des grosses dépenses qu’elles entraînent. En outre, selon une étude parue dans le Vigneron champenois de mars 1935, les frais de culture sont trois ou quatre fois plus élevés que ceux de la vigne en foule. En 1935, ils se situent entre 12 000 et 18 000 francs à l’hectare selon les types d’exploitation. Beaucoup ne subsistent que grâce aux faibles allocations qui leur sont versées par l’Etat, en attendant les dommages de guerre dont le paiement est toujours différé. Il est admirable de penser que dans ces conditions un grand nombre de vignerons, à peine démobilisés, se mettent à la tâche pour faire disparaître les traces de la guerre et s’emploient, par un travail incessant et plusieurs années d’efforts, à redonner à leur exploitation sa pleine activité.

Voici ce qu’en dit, dans le journal Nord-Est, en janvier 1930, un de ces vignerons : C’est une vie nouvelle qui commence. La reconstitution des vignes est évaluée à 25 000 francs à l’hectare, et comme il faut prévoir l’entretien du ménage (10 000 F), les frais matériels (3 000 F), achat et entretien d’un cheval (6 000 F), c’est une somme globale de 50 000 F qu’il faut emprunter. Les années 1920, 1921, 1922 et 1923 passent sans récolte appréciable ; on a dépensé 100 000 F sans rien recevoir, sauf les dommages de guerre en coupons ! Une bonne année se présente en 1924 mais, hélas, le commerce n’achète pas. Achats de fûts, frais de vinification viennent s’ajouter au solde débiteur. Le vin est vendu 6 ou 7 mois plus tard 30 000 F à inscrire aux recettes, près de 110 000 F aux dépenses.

Les effectifs du Vignoble ne sont plus ceux de 1914. Ils s’élevaient alors à 18 000 environ, tandis que dans les années d’après-guerre ils ne se chiffrent plus qu’à 13 000, les absents ayant soit disparu dans la tourmente, soit reculé devant la pénible et coûteuse remise en état de leurs vignes, qu’ils ont vendues au Négoce pour aller s’établir à la ville. À ceux qui s’accrochent, la nature apporte au moins le réconfort de deux années consécutives excellentes en qualité, 1920 et 1921 ; la seconde malheureusement donne une quantité insuffisante, que le Commerce ne sera même pas en mesure d’acheter entièrement en raison de difficultés qui seront évoquées ultérieurement. Ont été millésimées dans cette période les années 1914, 1915, 1919, 1920, 1921, 1926, 1928, 1929, 1933, 1934 et 1937.

Il faut s’organiser pour pouvoir produire suffisamment et satisfaire aux besoins auxquels on peut s’attendre à moyen terme, tout en conservant la qualité traditionnelle des raisins champenois. Dans cet esprit, la première chose à faire est de reprendre la reconstitution du vignoble, d’autant plus que si le vigneron champenois a gagné la guerre que lui avait déclarée l’Allemagne, il a perdu celle que lui a faite le phylloxera, contre lequel pendant quatre ans on n’a pas été en mesure de lutter efficacement, en raison de la raréfaction de la main-d’œuvre d’une part, de celle du sulfure de carbone d’autre part.

C’est à nouveau l’A.V.C., l’Association viticole champenoise, groupant 25 maisons de champagne en 1921, qui va diriger et financer les opérations. Lors de son assemblée générale23 du 18 décembre 1919, Bertrand de Mun, son président, déclare : La plus grande partie de notre malheureux vignoble est disparue ou sur le point de disparaître sous les attaques du phylloxera ; une reconstitution rapide s’impose. Le premier acte de l’A.V.C. est d’engager comme directeur Georges Chappaz, inspecteur général de l’Agriculture, ancien directeur des Services agricoles de la Marne, en le chargeant tout spécialement de mener à bien la reconstitution. Elle fixe en même temps à Épernay le siège de l’association dans l’immeuble que son secrétaire, Henri Gallice, a mis à sa disposition, rue du Collège (actuellement, rue du Docteur-Verron), où sont installés des laboratoires. Sous l’impulsion de Georges Chappaz, l’A.V.C. entreprend un très important ensemble d’activités : reprise de l’approvisionnement en porte-greffe, lever de cartes géologiques, analyse des sols et création de champs d’essais pour établir le meilleur choix de porte-greffe, étude des systèmes de taille et des meilleurs écartements, reprise des concours de taille et de greffage.

La maison Moët & Chandon met à la disposition de l’A.V.C. son établissement de recherche du Fort-Chabrol, où d’ailleurs des travaux s’étaient poursuivis durant toute la guerre sous la direction de Gustave Philipponnat, propriétaire viticulteur à Ay. Parallèlement, les syndicats antiphylloxériques sont remis en activité pour la protection des vignes françaises encore en production. Il en existe 142 en 1920, groupant près de 8 000 propriétaires, et approvisionnés en sulfure de carbone par les soins de l’A.V.C.

Beaucoup profitent de la reconstitution pour regrouper un peu leur vignoble, et des efforts sont faits par les organisations professionnelles pour les persuader, lors des replantations, de ne choisir que les greffes provenant des espèces connues pour donner la meilleure qualité en Champagne viticole, à savoir le Pinot noir et le Chardonnay et, sauf dans les grands crus, le Meunier dans les endroits où il réussit mieux que le Pinot noir. Au prix d’un travail considérable, entre 1920 et 1930 les surfaces greffées s’accroissent chaque année de 600 à 700 hectares. Au terme de cette période héroïque de la reconstitution champenoise, le vignoble est pratiquement rétabli, avec 8 850 hectares de vignes greffées, dont 7 800 en production. Il ne reste plus que 560 hectares de vignes françaises, il n’y en aura plus que 95 en 1939.

La quantité correspond désormais aux besoins du Négoce et la qualité s’est améliorée. Lorsque les vignerons ont abandonné la vigne, cela s’est en général produit dans les crus périphériques, et quand on a replanté, on l’a fait dans les zones dont les conditions géologiques et les microclimats se prêtaient le mieux à une production de qualité. La reconstitution s’est poursuivie plus activement dans les grands et les premiers crus que dans les crus secondaires [2], et elle y a même fait l’objet de plantations nouvelles. Le phylloxera n’a pas été détruit mais il a été mis hors d’état de nuire, et le vigneron peut contempler avec fierté la tâche accomplie.

Simultanément, on enregistre des progrès dans les moyens de culture de la vigne. On emploie le motoculteur pour le labour, et sur les charrues attelées on monte des interceps pour travailler la partie du sol située entre les souches. Il faut cependant noter qu’en 1939 la culture mécanique avec le petit tracteur est encore rare [3].

Contre les maladies et parasites de la vigne, le sulfatage et le poudrage s’effectuent avec des pulvérisateurs perfectionnés, à dos et aussi sur bât ou hippotractés 24. La lutte s’intensifie grâce aux syndicats antiphylloxériques05 qui, forts de leur expérience, s’y emploient avec succès, surmontant en particulier en 1925 une grande attaque de cochylis et d’eudémis. Contre la grêle, on utilise toujours, avec assez peu de résultats il est vrai, des canons et fusées paragrêles.

Grâce à l’amélioration des méthodes de culture, à une lutte plus efficace contre les parasites, à une bonne adaptation aux sols replantés des porte-greffe et des cépages, à la présence d’une forte majorité de jeunes vignes à grosse production en raison de leur jeunesse, le rendement moyen qui était de 20 à 25 hectolitres à l’hectare au XIXe siècle est désormais de 46 hectolitres, rendement d’ailleurs volontairement limité pour assurer la sauvegarde de la qualité, et faible par rapport à celui de certains autres vignobles.

LA NAISSANCE DE L’APPELLATION ET DE L’ORGANISATION INTERPROFESSIONNELLE

Un problème grave est toujours en suspens, c’est celui de la définition de l’appellation d’origine Champagne. Les vignerons de l’Aube s’efforcent de se débarrasser de la gênante appellation Deuxième zone, qui exclut leurs vins des celliers des négociants de la Marne qui ne font que du champagne. Les vignerons de la Marne s’inquiètent de leurs démarches, qui risquent de remettre en cause l’appellation Champagne dont ils ont le privilège exclusif. Donnant satisfaction partielle aux Aubois, la Loi du 6 mai 1919, en même temps qu’elle précise les règles de l’appellation Champagne, substitue en quelque sorte des délimitations judiciaires à celles prévues par la Loi du 5 août 1908. C’est aux tribunaux, saisis par toute personne ou tout syndicat intéressé, qu’il appartient désormais d’apprécier si telle appellation appliquée à tel produit est bien conforme à l’origine de celui-ci, ainsi qu’aux usages locaux, loyaux et constants.

Aux vendanges de 1919, les vignerons de l’Aube revendiquent dans leur déclaration de récolte l’appellation Champagne et les tribunaux leur donnent raison, contre les Marnais qui les avaient attaqués en justice par l’intermédiaire du Syndicat général des vignerons, celui-ci ayant reçu l’aide du Syndicat du commerce sous forme de subventions s’élevant à 40 000 francs, et destinées à payer les frais du procès. De nouvelles limites de la Champagne viticole se trouvent ainsi définies par voie judiciaire, ce qui suscite une nouvelle querelle Marne-Aube dont les protagonistes estiment sagement qu’elle doit être tranchée à l’échelon gouvernemental. Un arbitre est trouvé en la personne de M. Barthe, le pape des vins,
président de la Commission des boissons de la Chambre des députés. Il procède en 1926 à une enquête approfondie et rend le 3 février 1927 sa sentence arbitrale, dont les propositions servent à l’établissement des dispositions concernant le champagne insérées dans la Loi du 22 juillet 1927 qui règle enfin de manière satisfaisante l’épineuse question des appellations d’origine des vins de tous les vignobles de France.

Cette loi définit des règles générales, renforçant la notion d’origine géographique par celle de l’aire de production et introduisant des critères de qualité et de limitation des cépages autorisés. Elle intègre l’Aube dans la Champagne viticole et supprime l’appellation Champagne deuxième zone. Elle donne en outre aux syndicats de défense d’une appellation d’origine la possibilité d’intervenir en justice pour défendre leurs droits à cette dénomination contre toute personne soupçonnée d’usurpation. Toutes les prescriptions de la loi s’appliquant au champagne seront détaillées dans le prochain chapitre, en même temps que les dispositions qui lui sont particulières dans ladite loi et dans des décrets qui se succéderont jusqu’en 1938, l’ensemble de ces textes visant en général à renforcer ce que la réglementation issue de la Loi du 22 juillet 1927 pouvait avoir de trop libéral.

Selon le vœu des associations viticoles françaises, le gouvernement crée, par Décret-Loi du 30 juillet 1935, le Comité national des appellations d’origine 25 , pour fixer, en coopérant avec les professions viticoles, les normes de certaines appellations, les propager, contrôler la production et sévir contre les fraudes. Ayant d’autre part accepté de se plier au contrôle interprofessionnel et à celui de l’État, les producteurs se voient accorder par le Décret du 29 juillet 1936, qui confirme et complète la réglementation de l’appellation d’origine Champagne, le bénéfice de l’appellation d’origine contrôlée Champagne qui, à la veille de la seconde guerre mondiale, est désormais bien établie et sérieusement réglementée.

Les professions contribuant à la production du champagne avaient parfois fait preuve de leur bonne entente, dans les périodes de crise notamment, mais elles avaient aussi connu de graves dissensions. Après le vote de la loi de 1927, elles renforcent leur cohésion, réalisant une union de fait pour obtenir du gouvernement que les textes d’application alors en préparation soient ceux qu’elles estiment nécessaires pour la sauvegarde de la qualité, mais aussi pour assurer l’équilibre de la Champagne viticole. Se rangeant à leurs vues, le Décret-Loi du 2 septembre 1935 fait un premier pas vers l’organisation interprofessionnelle en instituant une commission permanente, composée de représentants des vignerons, des négociants, des chambres de commerce, du Parlement, des conseils généraux, des régies financières départementales et du ministère de l’Agriculture. Siégeant à la Préfecture de la Marne, et connue pour cette raison sous le nom de Commission de Châlons, elle a pour mission principale d’assurer le respect des usages locaux, loyaux et constants, dont l’observation est nécessaire pour maintenir la qualité du vin de Champagne. Elle a une mission secondaire qui est celle d’étudier chaque année, et de proposer au ministre de l’Agriculture, les modifications souhaitables aux données quantitatives relatives aux rendements maxima. Il lui appartient enfin de fixer huit jours avant chaque vendange, par le truchement d’une sous-commission composée de professionnels, les prix minima par catégorie de crus, les degrés moyens dans ces catégories ainsi que le degré minimum de tout vin ayant droit à l’appellation Champagne. Pour la première fois en Champagne, et sans doute en France, se trouve légalement consacrée l’union intime du Commerce et de la Propriété, préfigurant l’organisation interprofessionnelle plus complète qui verra le jour en 1941.

L’ÉVOLUTION DES PROCÉDÉS D’ÉLABORATION DU CHAMPAGNE

Pendant que Paris légifère, la production va son train dans les caves, où s’effacent peu à peu les séquelles de la guerre. On met à profit la nécessité où on se trouve de réparer et de reconstruire pour moderniser, avec le soin constant du maintien des caractéristiques de champagne et, dans la mesure du possible, de l’amélioration de sa qualité.
Sur le plan scientifique, des progrès décisifs sont faits dans l’entre-deux-guerres. En 1905, Emile Manceau, directeur de l’établissement de Fort-Chabrol, écrivait encore se qui suit : L’incertitude du praticien sur les résultats d’un tirage est à peu près la même qu’elle pouvait l’être vers 1840, chez les contemporains de François [4]. Il fait des recherches sur la prise de mousse, parallèlement à celles qu’effectuent sur les levures le docteur Codier, professeur à l’Ecole de médecine de Reims, et le chimiste Weinmann. Poursuivis sur le plan technique par les œnologues champenois et les chefs de caves du grand Négoce, ces travaux aboutissent à la mise au point, dans les années vingt, de la méthode champenoise telle qu’ele est pratiquée aujourd’hui.

Les modifications essentielles portent sur la conduite de la première fermentation, d’une part, sur l’utilisation des levures, d’autre part. Au XVIIIe siècle, lors de la première fermentation, on cherchait à conserver au vin le maximum de son sucre. Pendant tout le XIXe siècle ce principe a prévalu et pour la deuxième fermentation on se contentait d’ajouter la quantité de sucre supposée nécessaire pour obtenir la pression souhaitée. Désormais, la vinification est conduite de telle sorte que le sucre naturel soit épuisé, en aérant le vin et en chauffant les celliers en fin de fermentation. Weinmann écrit en 1929 que le moût est vinifié avec soin dès la vendange, de façon que la fermentation première ait été complète [5] et il fait même état d’appareils électriques de chauffage, que l’on plonge dans le liquide pour le maintenir à la bonne température. Toute la quantité de sucre requise pour la prise de mousse est ajoutée, déduction faite de celle qui pourrait tout de même rester dans le vin de première fermentation et qui est calculée par analyse chimique et par des procédés découlant toujours de la réduction de François.
L’autre innovation importante est l’emploi systématique de levures sélectionnées cultivées, donnant des ferments sains, vigoureux, actifs, supprimant tout danger de prise de mousse insuffisante. Les levures que l’on utilise ont en outre la faculté de former un dépôt caséeux, aggloméré, qui facilite le remuage. Elles permettent également, si elles ont été acclimatées à la température de la cave, de faire des tirages toute l’année, le printemps restant cependant la saison la plus propice.

Les bouteilles ont progressé en solidité. L’adoption du soufflage mécanique avait été rendue obligatoire en 1918 en raison du grand nombre de souffleurs tués et gazés pendant la guerre. Depuis 1924, les bouteilles sont faites à la machine et en 1930 on compte 50 % de bouteilles à la main et 50 % de bouteilles mécaniques, ces dernières étant seules fabriquées à partir de 1936. Elles sont alors totalement normalisées, la série complète allant du huitième au double magnum [6]. Du fait des progrès réalisés dans la fabrication des bouteilles, mais surtout de la plus grande précision des calculs et de la meilleure connaissance des éléments concourrant à la prise de mousse, la casse est normalement limitée à moins de 1 % pour une pression qui est généralement de 6 atmosphères (2½ à 3 atmosphères pour le crémant).
Des changements et nouveautés sont à noter dans divers domaines.
Ainsi, pour la première fermentation, le filtrage n’est plus condamné. Il est utilisé comme opération complémentaire de clarification, pouvant précéder ou suivre le collage. Il est néanmoins l’exception, non la règle. La décoloration est devenue systématique. Voici ce qu’écrit à ce sujet Weinmann en 1929 : C’est une opération très fréquente pour les vins destinés à être tirés en mousseux. En général, maintenant, tout le monde, négociants et consommateurs, veut des vins mousseux très blancs ; la nuance ambrée peut facilement être atténuée au moyen du noir animal rendu absolument pur par une série de lavages.
Le vin mousseux rosé est de moins en moins demandé ; on se limite à des cuvées spéciales, restreintes, qui ne sont livrées que sur demande expresse . Il se fait, soit par coloration naturelle au pressurage, soit par addition de vin rouge à la cuvée, soit par mélange de vins teinturiers avec la liqueur d’expédition [7]. Des champagnes rouges, effervescents, se font en petites quantités en ajoutant à du vin blanc, au moment du tirage, un quart ou un tiers de vin rouge, puis en utilisant une liqueur d’expédition préparée au vin rouge fortement acidifié .
On élabore les champagnes bon marché en celliers chauffés car ainsi la prise de mousse est obtenue en 3 semaines ou 1 mois. Les champagnes de qualité courante se font en celliers plus frais mais les vins fins des grandes marques toujours en cave car, comme le précise Weinmann, la fermentation y est bien plus lente à se développer qu’au cellier, mais on obtient ainsi une mousse beaucoup plus fine et plus tenace.
Malgré l’emploi de levures sélectionnées, il peut se faire que le remuage soit difficile. Pour décoller le dépôt, on utilise toujours des machines à électriser ; elles sont maintenant mues à l’électricité et elles frappent les bouteilles à la cadence de 800 coups à la minute. On utilise aussi depuis 1906 des caissons frigorifiques, dans lesquels on fait séjourner les bouteilles à -10° ou -15°, en les remuant énergiquement tous les huit jours.
Le dosage évolue. Pour les distinguer des vins secs, on qualifie désormais les vins plus dosés de demi-secs et de demi-doux, et même de doux pour les plus édulcorés. Le brut reste une rare exception. Pourtant, dès 1922, le docteur de Pomiane, célèbre gastronome, écrit : Rejetez de votre consommation le champagne doux ; ne buvez que des champagnes bruts. Non par snobisme, par américanisme, mais parce que ceux-ci représentent des vins presque naturels et de première qualité. Le sucre masque admirablement toutes les imperfections du vin  [8] . Autour de 1930, la tendance est plutôt aux vins demi-secs, en France surtout. On ne boit guère en sec que les vins des grandes marques et en doux que les vins ordinaires à servir avec les entremets. Les extra-secs et les secs progressent car ils commencent à être appréciés en France. En 1945, ils constitueront 50 % de la production totale. On a perdu la mauvaise habitude d’inclure toutes sortes de produits aromatiques dans la liqueur d’expédition, dont la concentration en sucre et les pourcentages employés pour les différents dosages sont analogues en 1930 à ceux qui étaient de règle en 1913.
Pour l’expédition, on emploie encore le bouchon fait d’une pièce de liège ou de morceaux collés, mais il existe aussi des bouchons agglomérés, la partie en contact avec le vin étant formée d’une ou plusieurs rondelles de liège de première qualité ; ils sont d’un prix élevé qui les fait réserver au bouchage des vins de choix . Graduellement le bouchon aggloméré se généralise, permettant la mécanisation de la production et donc l’abaissement des prix de revient. Pour faciliter par un meilleur glissement l’ouverture de la bouteille, on pratique couramment le paraffinage des bouchons, appelé satinage lorsque la couche de paraffine est extrêmement mince. Les muselets sont maintenant montés à l’avance et munis d’un oeillet. Ils constituent le renforcement normal du bouchage, mais en 1929 on utilise encore la ficelle dans certaines maisons.
Les machines deviennent semi-automatiques à partir de 1909, mais surtout après la première guerre mondiale, pour le bouchage, l’agrafage, le remplissage, le dosage. En 1930, il existe des machines à boucher et agrafer traitant 18 000 cols par jour. On continue à faire plusieurs tentatives, mais infructueuses, pour remplacer le remueur par la machine. Depuis le début du siècle, à l’éclairage électrique des celliers et caves vient s’ajouter leur équipement en courant force. On y installe, comme on l’a vu, des installations thermiques, mais aussi des transporteurs mécaniques, des monte-charge, etc. 5 000 personnes travaillent dans les caves et celliers de Champagne.
En 1939, et même avant pour beaucoup d’entre elles, les techniques du champagne ont déjà acquis, pour l’essentiel, leurs formes actuelles.

SUCCÈS ET DIFFICULTÉS COMMERCIALES

Cependant le champagne, tout en gardant sa vocation de vin de la célébration, retrouve tout naturellement sa place dans une vie de plaisir qui reprend son cours après la victoire de 1918 et s’exacerbe dans les années 1920, par réaction contre les austérités d’une longue guerre. Ce sont les Années folles et il s’en accommode à merveille. Ses fidèles le retrouvent, nombre d’entre eux faisant partie du « smart-set » dont il est le symbole, en France comme à l’étranger. De nouveaux adeptes lui viennent en foule, les « stars » du spectacle, les grandes figures du sport, les... profiteurs de guerre et autres nouveaux riches de toutes origines, dont il souligne la réussite. Les cocktails, malgré leur vogue, n’ont pas détrôné le vin de la joie, tellement plus agréable dans ses effets ainsi qu’en témoigne Scott Fitzgerald qui écrit, la scène étant à Paris, au Ritz : Au premier cocktail, pris au bar, plusieurs mains déjà tremblantes renversèrent un peu d’alcool, mais plus tard, avec le champagne, un rire permanent s’installa, interrompu seulement par des chansons  [9].
Le champagne se boit dans les boîtes de nuit de Montparnasse, au Bœuf sur le toit avec Cocteau, Poulenc ou Dunoyer de Segonzac, au Fouquet’s après avoir été applaudir Le Tsarevitch où Franz Lehar le met en musique, dans les soirées des hôtels particuliers du Parc Monceau où Isadora Duncan assise sur un lit à la romaine verse du champagne d’une immense amphore de jade [10], chez Maxim’s avec les Dolly Sisters ou Gaby Morlay qui avait comme chez elle table et champagne ouverts [11], dans la loge de Maurice Chevalier pour qui c’est si bon quand ça passe ! Il pétille en tout lieu où il est de bon ton d’être vu et de dépenser un argent facilement gagné, à Monza avec Fangio, le coureur automobile, à Deauville avec Carpentier, le boxeur-gentleman, sur l’Ariana, le yacht de M. de Faucumberge, où le champagne rose (sic) coule à flots [12]. Sur la Riviera, la française comme l’italienne, c’est de la frénésie, le champagne est le moteur de la vie mondaine. À Monte-Carlo, André Citroën se le fait servir avec son étiquette personnelle André demi-sec, et Alfred Capus proclame que le casino est une merveille car y dominent le jeu, les femmes et le champagne, ce qui est assez de toute façon pour se ruiner avec allégresse [13].
On a retrouvé l’habitude des soirées somptueuses. Que de champagne n’a-t-on pas bu au Bal des Petits lits blancs et à tant de fastueuses réceptions, Bal du Grand prix de la princesse Murat, fête Régence de la duchesse de Doudeauville, soirées du marquis de Cuevas, chant du cygne de Boni de Castellane dans son palais de marbre rose de l’avenue du Bois, devenue l’avenue Foch !
En même temps, le champagne apprivoise des milieux plus modestes. Pratiquement réservé, il y a un siècle, à la consommation des privilégiés de la fortune, écrit Yves Gandon, le vin des rois, le roi des vins a graduellement subi une démocratisation qui ne lui a rien enlevé de sa noblesse. Il est seulement devenu le compagnon obligatoire de la joie et du plaisir, de l’amitié autant que de l’amour, sur la table de l’ajusteur comme sur celle du banquier, dans les restaurants de luxe comme dans les bouchons de la Villette. Il a étendu son empire sans galvauder le principe de sa souveraineté [14]. Ce sera encore plus vrai à partir des années cinquante, mais c’est déjà sensible dans les années trente.

Bien entendu, le champagne a gardé ses fidèles à l’étranger. Gabriele d’Annunzio se console de son échec de Fiume en le sablant sur les rives du lac de Garde dans des calices qui ont été créés pour lui à Murano par le signor Venini. Scott et Zelda Fitzgerald, au Plaza de New York où ils habitent, le boivent aux repas en compagnie de Dos Passos, qui le relate dans La Belle Vie.
Les chiffres des expéditions entre 1914 et 1939 s’établissent comme suit, en nombre de bouteilles, par année comptée d’avril à mars :


Au cours de l’entre-deux-guerres, le champagne est victime de deux graves crises économiques, comme l’indiquent les chiffres de ce tableau. En 1919 la production reprend dans de bonnes conditions et en 1920 les expéditions atteignent 85 % de celles d’avant la tourmente. Mais dès 1921 le Négoce se trouve victime d’une mévente qui s’aggrave en 1922, l’obligeant à laisser au Vignoble une partie de la récolte de l’année, pourtant d’excellente qualité. Les raisons de ce brutal coup d’arrêt sont multiples et cumulatives dans leurs effets.
En premier lieu, il faut noter l’augmentation du prix de la bouteille de champagne qui, comme toute marchandise, a triplé depuis 1914. Au détail il se vend 26 à 30 francs , au restaurant on le trouve sur la carte des vins à 40 ou 50 francs , ces prix, indiqués par le Vigneron champenois de décembre 1920, s’entendant pour un champagne sans année de bonne marque, et pour des restaurants de classe. Cette hausse découle de celles du raisin, des fournitures (les prix des bouteilles, bouchons, étiquettes ont quadruplé), de la valeur des stocks, mais aussi de l’augmentation des frais de main-d’œuvre due à l’instauration de la journée de huit heures. Elle est également le résultat de l’accroissement des taxes. Tous les impôts ont en effet été sérieusement relevés, les droits de circulation à 19 F par hectolitre, la taxe de luxe de 15 %, et il s’y ajoute désormais l’impôt sur le chiffre d’affaires de 1,10 %. L’Etat arrive ainsi à prélever 4F05 pour une bouteille de champagne vendue au détail et 15F90 si elle l’est après 22 heures au restaurant. Les Champenois s’insurgent contre le système de tarification somptuaire qui existe en France, patrie traditionnelle des produits de luxe, mais où une législation à tendance démocratique poursuit les signes extérieurs de richesse [15].
À l’étranger, le champagne est encore plus malmené en raison du protectionnisme de nombreuses nations dont la situation financière incite à freiner la consommation des produits de luxe payables en devises étrangères. Les tendances inflationnistes et les dévaluations désorganisent constamment les marchés, et dans de nombreux pays taxes et droits de douane majorent le prix de la bouteille de 60, 100 et même 200 %, ce qui, avec les frais de transport souvent importants, la met à un prix prohibitif. Cela est d’autant plus intolérable que généralement le champagne est taxé à l’entrée deux à dix fois plus lourdement que les vins non mousseux : ainsi, en 1932, les droits par bouteille sont respectivement en Angleterre de 11 F 40 et de 2 F 15, en Argentine de 22 F et de 2 F 10.
Plus grave encore est la perte temporaire ou définitive de plusieurs marchés, parmi les plus importants. Paralysés par leur taux de change et par des crises monétaires, l’Allemagne, troisième client du champagne en 1914, l’Autriche, la Hongrie et la Pologne ferment leurs frontières. En Russie, la révolution a fait disparaître la classe aristocratique, qui était à peu près la seule à user du champagne. Dans plusieurs pays, les ligues antialcooliques et associations de tempérants obtiennent l’interdiction de la consommation des boissons alcooliques, totale, comme en Finlande et aux Etats-Unis, partielle, comme en Scandinavie et au Canada. Dans ce dernier cas les gouvernements, pour pouvoir exercer un contrôle étroit sur les boissons alcooliques, instituent des monopoles d’Etat ou de province, concédés en Scandinavie à des groupements d’importateurs. Au Canada, sept provinces sur neuf adoptent le régime sec et le monopole d’achat est institué dans celle de Québec en 1922.
Dans le pays de l’Oncle Sam, quatrième marché avant la guerre, régnait depuis les années 1910 la prohibition. Le mouvement s’était développé sous la vigoureuse impulsion de l’Anti-saloon League, financée par J.D. Rockefeller, fondateur de la Standard Oil, membre zélé d’une église baptiste. Dès 1917, la prohibition avait été édictée dans certains Etats qualifiés d’Etats secs. En 1919, elle est étendue à l’ensemble du pays par le Volstead Act et elle fait l’objet du 18e amendement de la Constitution. En 1921, les mesures restrictives sont encore renforcées par le Willis Campbell Bill.
Pendant quatorze ans ces lois vont être constamment violées et avoir les effets les plus néfastes sur la santé et la moralité. Bertrand de Mun écrit dans l’Illustration économique et financière du 26 avril 1924 que la grande République américaine est devenue la terre bénie de la contrebande et de la fraude, qui donnent naissance au banditisme d’Al Capone et consorts. Lorsque le paquebot américain Leviathan traverse l’Atlantique, on sert de l’eau minérale mais le champagne est sous la table. Tous ceux à qui leur fortune le leur permet peuvent obtenir des bootleggers de l’alcool frelaté, et de l’ersatz de champagne. Voici un exemple entre mille que cite Paul Poiret : Je me trouvais à New York et voulus offrir à dîner, dans un hôtel, à quelques amis... Un de mes convives du lendemain m’offrit de me procurer trois bouteilles de Pol Roger 1906 au prix de 300 francs l’une. Après tout, c’était une fantaisie. Pourquoi pas ! Il me les apporta le lendemain soir mais à la fin du repas, quand je vis le maître d’hôtel verser dans les verres une bibine rousse et lourde, je m’écriais : « Ne buvez pas cela, c’est du poison » ; on m’apporta les bouteilles dont toutes les étiquettes, cravate et col, avaient été truquées. C’était un faux Pol Roger que j’avais payé 300 francs la bouteille. J’y trempais mes lèvres, il était imbuvable, mais les Américains l’avalaient en se déclarant très satisfaits  [16] ! À noter qu’à l’époque, en France, la bouteille de champagne se paie au restaurant dans les 50 francs.
Dans les autres pays prohibitionnistes la fraude sévit aussi. Voici une autre anecdote de Paul Poiret : Je fus invité par un important industriel du Canada à passer une soirée à bord de son yacht sur le Lac Erié. Dès que les dames eurent rejoint leur cabine, tous les panneaux grincèrent, craquèrent et s’ouvrirent comme dans les romans d’Alexandre Dumas père. On vit partout des bouteilles de champagne et des liqueurs.
Les bootleggers ne vendent pas que des produits frauduleux. Ils introduisent aux Etats-Unis et au Canada le véritable champagne, qu’ils se procurent aux Bahamas, aux Bermudes, à Saint-Pierre et Miquelon, au Mexique. Maurice Hollande écrit : D’après des renseignements officieux, l’importation clandestine de champagne aux Etats-Unis pendant la prohibition aurait été de l’ordre de 2 300 000 à 3 000 000 de bouteilles annuellement, mais ces chiffres paraissent exagérés du double, sinon même du triple [17] ! Quoi qu’il en soit, jusqu’à sa disparition officielle, qui commence en 1926 par la Norvège et se poursuit pour les Etats-Unis, d’Etat en Etat, jusqu’en 1933, la prohibition freine considérablement les exportations de champagne. Cela amène les négociants champenois à militer activement dans les rangs de la Ligue internationale des adversaires de la prohibition, fondée en 1921, et à être à l’origine de la création, le 15 février 1922, de la Commission d’exportation des vins de France.
En bref, en raison des taxes excessives et de la prohibition, parmi tous les grands marchés d’avant-guerre il n’y a guère que celui de la Belgique qui soit resté satisfaisant dans les années 1920. Ayant perdu la plupart de ses meilleurs clients, le Négoce fait effort sur la France. Les circonstances sont favorables. La paix a ramené la joie de vivre tandis que les divagations du franc font que beaucoup préfèrent acheter des biens, même de consommation, plutôt que d’épargner. Mais les droits intérieurs sont très élevés, le champagne est considéré comme un produit cher et il est concurrencé de plus en plus sérieusement par les mousseux, le whisky, les cocktails, ainsi que par des nouveaux venus, gin, apéritifs anisés, vermouths, etc. En 1923, dans Les Vignes du seigneur, la célèbre comédie de R. de Flers et F. de Croisset, on boit du whisky ; si la pièce avait été écrite avant 1914, on y aurait bu du champagne.
Le marché national arrive à se maintenir et en 1923, pour la première fois, il devance les marchés extérieurs, les exportations ayant chuté de 55 % entre 1920 et 1922. Les professions du champagne s’efforcent de reprendre le terrain perdu à l’étranger et d’affermir les positions acquises en France. Elles s’unissent pour créer le 1er avril 1922 un Comité de publicité des vins de Champagne, lié au Comité national de publicité en faveur des vins de France. Il dispose de crédits destinés à faire face aux dépenses de réception jugées utiles à la propagande en faveur de nos vins, écrit le Vigneron champenois d’octobre 1922. Il dirige principalement ses efforts sur le marché intérieur. Il prend des contacts avec la presse et la restauration et il engage André de Fouquières pour faire dans la métropole des conférences à l’adresse du corps médical. Une partie de son activité s’exerce, cependant, au profit des marchés étrangers et il fait venir en Champagne des journalistes et des personnalités.
Il invite ainsi en 1925 le lord-maire de Londres et, en raison du goût des Britanniques pour les champagnes anciens, on ne sert à cette réception que des millésimes antérieurs à 1914 : 1903 (Delbeck et Krug), 1904 (Vve Clicquot, Deutz et Pommery), 1906 (Ayala, Binet, Bollinger, Heidsieck & C° Monopole, Goulet, Irroy, Mumm, Perrier-Jouët et Pol Roger), 1911 (Charles Heidsieck, Joseph Perrier, Lanson, De Montebello et De Saint-Marceaux).
Le comité de propagande ne va pas s’occuper que du champagne. Il est prévu à sa création qu’il s’efforcera en même temps de faire connaître les vins blancs et rouges n’ayant pas subi le travail de la prise de mousse. En effet, en cette période de mévente du champagne le Négoce achète peu aux vignerons, qui se voient forcés de vinifier eux-mêmes une part importante de leur récolte afin de pouvoir l’écouler en vins tranquilles.
On ressuscite en 1922 et en 1923 la Foire aux vins de Champagne, toujours tenue à Épernay où le comité de propagande ouvre, place Thiers, avec un succès mitigé, un cabaret de dégustation permanent pour faire connaître au grand public, lit-on dans le Vigneron champenois d’octobre 1922, les qualités sans pareilles de nos vins nature, blancs et rouges, et aussi de faire connaître les prix abordables auxquels peuvent être obtenus les champagnes de grandes marques. On fait en outre insérer dans les revues régionales des slogans attirant l’attention sur les vins nature de Champagne : Dans les hôtels, les restaurants, insistez pour avoir du vin de pays, ou encore Le meilleur des apéritifs est un verre de vin blanc de Champagne.
À partir de 1924 une certaine prospérité semble renaître en Champagne viticole. En 1928, le vignoble est en bonne voie de reconstitution, avec des vignes jeunes donnant une abondante production ; plus de 7 000 hectares de nouvelles vignes sont en rapport. Toujours en 1928, le raisin atteint le prix rémunérateur de 10 F le kilo, prix justifié par la remarquable qualité de la récolte, qui survient deux ans seulement après l’excellente année 1926. Si l’exportation reste difficile, le marché intérieur est réconfortant. La France est heureusement en période de haute conjoncture et les ventes de champagne doublent entre 1922 et 1925, mais l’intense campagne de publicité a réduit les marges bénéficiaires.
Les négociants restent cependant inquiets, et avec juste raison car les réserves diminuant progressivement, des récoltes déficitaires et des difficultés de paiement empêchent beaucoup d’entre eux de suivre la reprise des ventes. Les stocks se montaient à 180 millions de bouteilles en 1908 ; ils sont en 1927 de 100 millions, soit la valeur de trois années de vente, ce qui est considéré comme la limite inférieure au-dessous de laquelle il ne faut pas descendre si on veut maintenir la qualité. Influencé plus ou moins directement par cette situation, le marché français chute en 1927 de 50 %.
En 1929, survient la crise mondiale qui va substituer en Champagne l’alarme à l’inquiétude. Elle n’épargne aucun pays et entraîne un recul général des échanges internationaux qui s’effondrent de près de 40 %. La dévaluation de la livre, en 1931, et ce n’est qu’un exemple, fait chuter le marché britannique du champagne d’un tiers. En France, on se prive du superflu et on n’achète plus guère les produits de luxe. Mais les négociants ont recomplété leurs stocks avec les récoltes de 1928 et 1929, il leur faut absolument vendre. Ils prennent donc le parti de baisser les prix et le marché se maintient et progresse même quelque peu. Cependant, la clientèle française ne consent à payer qu’un prix très modéré, suffisant pour les cuvées courantes, mais les vins d’année restent dans les caves, les recettes ne sont pas proportionnées au volume [18].
On fait appel à nouveau aux ressources de la propagande, orientée cette fois autant vers l’étranger que vers la France, et tout le monde y participe. Le gouvernement la subventionne en versant la somme d’un million de francs à la caisse du comité de propagande. Sous l’égide du préfet de la Marne est créée en 1931 une Commission de propagande et de défense des vins de Champagne qui œuvre avec le conseil général et jouera son rôle dans l’organisation interprofessionnelle qui va voir le jour. En 1932, l’Union des commerçants et petits industriels d’Épernay fait même éditer des timbres et vignettes sur lesquels on peut lire : Buvez du champagne.
Le comité de propagande fait venir en Champagne des groupes de journalistes, en 1931 la presse sud-américaine, en 1932 les représentants à Paris de la presse étrangère, etc. Il organise dans toute la France, et même sur les paquebots de la Compagnie Générale Transatlantique, des Journées du champagne, avec le concours de l’industrie hôtelière et de diverses personnalités. II met sur pied les Fêtes du 250e anniversaire de la découverte du champagne par Dom Pérignon [19] qui ont lieu du 26 au 28 juillet 1932 à Hautvillers. Il participe aux foires et expositions, notamment à l’Exposition internationale de Paris en 1937, pour laquelle est réuni un Comité des délégués à la propagande pour le champagne. Les 31 millions de visiteurs trouvent au Pavillon de la Champagne une présentation du travail de cave et un bar où les marques sont servies par roulement, avec dégustation payante. On y sert 35 000 bouteilles de champagne, et 10 000 au restaurant de l’exposition.
Georges Chappaz, le secrétaire du comité de propagande, établit une brochure d’information sur le champagne, qui est traduite en plusieurs langues, éditée à plus d’un million d’exemplaires et reproduite dans le numéro de Noël du New York Herald... en pleine période de prohibition ! En 1931, la maison d’éditions Draeger publie un album de luxe, Champagne, dont le comité de propagande achète et distribue 30 000 exemplaires. En 1938, est réalisé un film sur le vin de Champagne, Le Vin du bonheur.
Malgré ces efforts, en raison de la baisse sévère des exportations les stocks continuent à augmenter. En 1934, ils atteignent 146 millions de bouteilles, soit cinq années de réserves au niveau auquel sont descendues les ventes. Et il en est ainsi jusqu’en 1936, lorsque remontent enfin, ensemble, les marchés français et étrangers. Mais le réveil a trop tardé ; la crise a porté un rude coup aux négociants, même des grandes maisons, dont les plus importantes résistent cependant, alors que certaines ont sombré et que d’autres ont dû recourir à l’emprunt ou se transformer sur des bases plus modestes, parfois en aliénant une partie de leur avoir immobilier afin d’élargir leur trésorerie [20].

L’ÉTABLISSEMENT DU PRIX DU RAISIN

Dans les années difficiles de l’après-guerre, une mesure capitale est prise en faveur du Vignoble par la Commission de Châlons. En vertu de ses attributions comportant la fixation des prix minima de la vendange, elle va enfin régler l’irritante question des prix de vente au Négoce des raisins et des vins de la Propriété. On peut comparer assez justement la situation du vigneron qui offre le produit de sa récolte à la situation de l’ouvrier qui offre son travail. L’un comme l’autre se trouvent en présence de forces économiques considérables qui se nomment ici le patronat, là le commerce ; l’un comme l’autre tirent leurs moyens de subsistance d’une source unique, ici le travail, là la récolte, dont ils ont un égal besoin de trouver preneur immédiatement. Le vigneron veut être certain de vendre, mais ce ne sera qu’après la deuxième guerre mondiale que des solutions seront trouvées à ce problème difficile. Il veut au moins être assuré de recevoir pour le fruit de son travail un prix stable et rémunérateur, c’est ce problème que s’efforce de résoudre la Commission de Châlons.
On sait qu’au cours du XIXe siècle s’était établi l’usage de fixer les prix de la récolte par une entente préalable, souvent difficile, entre négociants et vignerons. Pour faciliter les choses, on avait pris l’habitude de déterminer un prix au kilo, applicable aux grands crus, les prix dans les autres crus étant calculés selon un pourcentage de ce prix de base. Si celui-ci était fixé à 4F le kilo, dans un cru évalué à 80 % on achetait le raisin à 3F20 le kilo. Il y avait généralement plusieurs prix de base, chacun d’eux correspondant à une région du vignoble. On achetait à 7/10e de Cramant ou à 9/10e de Bouzy
Un classement des crus s’était institué empiriquement en fonction de leurs valeurs respectives traditionnelles, déjà reconnues au XVIIIe siècle lorsque Nicolas Bidet écrivait que les terroirs de Sillery, Verzenay... produisent des Vins supérieurs à la basse montagne de Reims [21]. Valable d’abord dans le seul cadre des arrangements établis entre négociants et vignerons, il avait été codifié à partir de 1911, à la suite d’un accord général qui en prévoyait l’application systématique aux vendanges à venir. Encore officieux, connu dès lors comme l’échelle des crus, il concernait les trois quarts des crus de la Marne, dont les derniers étaient cotés à 46 %. Les petits crus, non cotés, étaient généralement payés au quart des grands crus..

En 1919, l’échelle des crus est légèrement resserrée, puis à nouveau en 1920, mais en faisant cette fois l’objet d’un accord en bonne et due forme entre les organisations syndicales, qui la complètent en y incluant toutes les communes de la Marne et qui remontent le bas de l’échelle à 56 %, les crus supérieurs à 80 % gagnant presque tous 5 points [22]. Le prix de base est celui du vin de cuvée, diminué de 20 % pour la première taille et de 40 % pour la deuxième. Il est unique pour tous les grands crus et comme le raisin y est payé à 100 % de ce prix, on les appelle crus à 100 % ; ils sont au nombre de onze : Ambonnay, Avize, Ay, Beaumont, Bouzy, Cramant, Louvois, Mailly, Sillery, Tours-sur-Marne, Verzenay [23]. C’est un progrès certain, de nature à faciliter les discussions entre les syndicats de vignerons et de négociants. Malgré cela, il leur arrive à plusieurs reprises de se séparer sans avoir rien décidé. La fluctuation des prix continue et, en raison de la crise, devient insensée. En 1926, on achète le kilo à 11 F , en 1934, année d’aussi bonne qualité, à 0 F 50 !
À partir de 1935 enfin, sous la pression de la détestable conjoncture économique, la Commission de Châlons, par l’intermédiaire d’une sous-commission ad hoc, fixe huit jours avant le début présumé des vendanges un prix minimum d’achat pour le kilo de raisins, rendu obligatoire par arrêté préfectoral [24]. Sans aller jusqu’au fractionnement détaillé de l’échelle des crus traditionnelle, la commission répartit les crus en quatre catégories, qui seront sept en 1940, et établit un cours minimum unique pour chacune d’entre elles, avec une limite générale inférieure fixée à 50 % du prix de base. Les effets de ces décisions sont immédiats. En 1935, malgré une récolte abondante, on paie le raisin de 1F à 1 F 20 le kilo, selon les crus, et jusqu’à 1939 les prix restent relativement stables et élevés ; à partir de 1940 ils suivront l’inflation [25].

NAISSANCE DE LA COOPÉRATION ET DE LA MANIPULATION

Si le vigneron est ainsi quelque peu réconforté, il reste que sa situation est très difficile dans les années 1930 car il n’arrive pas à placer sa récolte. Le Négoce, dont les stocks sont pléthoriques, n’a ni argent pour acheter ses raisins, ni place pour loger des vins qu’il serait de toute façon incapable de payer. La malchance, qui en d’autres temps aurait été une bénédiction, veut que deux récoltes abondantes se succèdent, 1934 avec plus de 768 000 hectolitres [26] et 1935 avec 568 000 hectolitres. Malgré sa qualité exceptionnelle, la vendange de 1934 n’est vendue qu’en partie ; celle de 1935 reste presqu’entièrement sur les bras des vignerons, dont beaucoup se trouvent au bord de la misère. On parle de se lancer dans la production du raisin de table qui, avec le climat de la Champagne, n’a pourtant aucune chance de réussite. On recommence à vinifier sa récolte, qu’il faut à l’improviste pressurer, loger et vendre, si bien que des vins magnifiques ont été livrés à la consommation courante à des prix dérisoires par des vignerons à court de récipients vinaires et ayant d’autre part besoin de trésorerie pour faire vivre leur famille
Ce qui gêne le plus le vigneron, c’est de manquer de capacités de stockage lorsqu’il est obligé de vinifier et, dans tous les cas, de ne pas être payé du fruit de son travail dans les mois suivants la vendange. L’idée vient donc à quelques-uns de devenir membres d’une coopérative. Celle-ci se procurerait auprès des caisses de crédit agricole, plus facilement qu’ils ne le feraient à titre individuel, les fonds nécessaires à un équipement collectif et les avances à court terme dont ils ont besoin pour vivre.

En outre, elle serait mieux outillée en matériel et en personnel pour mener à bien la vinification et la conservation des vins. Sous l’impulsion du Syndicat des vignerons, quelques timides essais avaient été déjà faits dans ce sens avant 1914 à Avenay, Champillon et Cumières. Après la guerre, d’autres communes font de même, avec des résultats inégaux. Le mouvement progresse lentement malgré les encouragements officiels. Des deux secrétaires généraux de la Commission de Châlons, Maurice Doyard, pour le Vignoble, déclare à l’assemblée générale du syndicat de 1937 que l’avenir de la Champagne repose sur la coopérative de vinification faisant de la qualité, et Robert-Jean de Vogüé, pour le Négoce, écrit dans le Vigneron champenois d’août 1939 que c’est vers la constitution d’un réseau de coopératives, avec un centre régional d’œnologie, qu’il faut tendre nécessairement, si on veut résoudre par une organisation professionnelle rationnelle le problème champenois.
En 1939, est créée une Fédération des coopératives vinicoles champenoises, groupant 26 coopératives. L’une d’elles mérite une place à part. À Festigny [27] est fondée par Marcel Berthelot, en 1927, une coopérative de pressurage, l’Indépendante, qui devient en 1931 coopérative de vinification sous le nom d’Union des Viticulteurs de Festigny. À la différence des autres coopératives, qui ont essentiellement pour but de sauvegarder les excédents, c’est une cave-coopérative ayant pour objet la vinification systématique, chaque année, de tout ou partie de la récolte de ses membres. Ceux-ci sont en 1937 au nombre de 75, possédant 90 % du territoire viticole de la commune. Avec beaucoup d’audace et de courage, ils construisent eux-mêmes les cuves de vinification et innovent en les faisant en béton. La coopérative de Festigny prouve par sa réussite que la formule est rentable et elle préfigure les actuelles coopératives de vinification du vignoble champenois.
Il reste pour la coopération un pas de plus à franchir, c’est la production directe du champagne. En 1898, une coopérative s’était bien créée dans ce but à Damery, mais ses résultats avaient été décevants et sa durée éphémère. Or, voici qu’en 1922, dans le but bien arrêté de faire du champagne à la manière des négociants, les dirigeants du Syndicat des vignerons fondent à Dizy la Coopérative générale des Vignerons, dénommée initialement Société Coopérative vinicole de production et de vente des vins naturels et champagnisés de la Champagne viticole délimitée, sise aujourd’hui à Ay et connue sous le sigle COGEVI La formule de la coopérative régionale est choisie à la fois pour pouvoir réunir un nombre suffisant de souscripteurs pour assurer la couverture des investissements, et pour disposer de vins de crus différents permettant de pratiquer l’assemblage comme le fait le Négoce. Les résultats sont encourageants pour cette véritable maison de commerce qui, aux approches de la dernière guerre, produit annuellement environ 60 000 bouteilles de champagne, vendues au Commerce ou à une clientèle privée, et fait des bénéfices.
Deux autres coopératives produisent du champagne mais connaissent des débuts difficiles. L’une est la Coopérative des grands crus, fondée à Reims35 en 1926. L’autre est la Société de producteurs de Mailly, que Gabriel Simon crée en 1929 comme coopérative de vinification, mais que la crise de 1930 conduit à faire du champagne pour utiliser ses vins qui ne trouvent pas preneur. Avec un courage auquel il faut rendre hommage, les coopérateurs de Mailly s’arment du pic et de la pelle, creusent des caves, recherchent dans leurs greniers des bouteilles pouvant être réutilisées, et malgré leur inexpérience se lancent dans l’élaboration du champagne, sauvant ainsi leur coopérative dont les vins sont aujourd’hui justement renommés.

Cette recherche collective d’une solution au problème des excédents du vignoble, avec son orientation vers l’élaboration directe du champagne, peut être envisagée à titre individuel, et c’est ainsi que naît la manipulation. Dans la terminologie champenoise, manipuler c’est produire du champagne en en assurant l’élaboration. On sait que c’est depuis toujours l’apanage du Négoce, mais aucune règle n’a jamais interdit à un vigneron de faire lui-même du champagne avec le vin de ses vignes. Depuis le début du XIXe siècle, quelques-uns étaient donc

devenus des récoltants manipulants, mais pendant longtemps le fait était resté très exceptionnel et limité surtout à la région d’Épernay où des cavistes en contact avec des vignerons, ou vignerons eux-mêmes, pouvaient diffuser quelques pratiques œnologiques.

À Boursault, par exemple, Joseph-Benjamin Bénard, vigneron, manipulait dès 1876. À partir de 1907, le curé de la paroisse, l’abbé Tourneux, faisait lui-même du champagne avec ses raisins et le vendait sous deux étiquettes, Tourneux à Boursault et Le Curé de Boursault, l’une et l’autre portant l’indication Champagne de propriétaire.
Dans les années 1930, nombre de vignerons voient dans la manipulation un remède contre la crise et entreprennent de faire du champagne et de le vendre, dans la mesure où ils ont pu résoudre le problème de l’équipement, qui est onéreux, et celui de la clientèle, qu’il est difficile de se constituer en période de dépression économique, alors que le marché appartient aux marques du Négoce.
À l’assemblée générale de 1938 du Syndicat des vignerons, Maurice Doyard déclare : La Propriété vend, et avec quelles difficultés, je le demande à ceux qui essaient de faire et d’entretenir une clientèle de détail, vend difficilement environ 1 800 000 bouteilles par an, depuis deux ans seulement. En réalité, le chiffre indiqué est celui de 1933, première année où les expéditions des vignerons sont comptées à part. En 1939, elles auront atteint deux millions de bouteilles, après avoir culminé en 1936 à près de deux millions et demi, en presque totalité expédiées par les vignerons de la Marne. C’est donc une affaire qui n’est pas simple, mais qui est tout de même sur les rails. Les champagnes de la Propriété figurent désormais avec ceux du Négoce dans les expositions. Avec environ 1 300 récoltants-manipulants en 1939, même si la plupart ne vendent guère plus d’un millier de bouteilles dans l’année, on a assisté à la naissance d’un phénomène social qui prendra une grande importance à partir de 1950, et qui marque la fin du règne du principe Au vigneron le raisin, au négociant la bouteille, qui a présidé pendant deux siècles à l’économie champenoise.
En attendant, dans les années 1930, et pour intéressantes et pleines d’avenir que soient ces initiatives, la reprise de la vente de leurs excédents sous forme de vins tranquilles reste nécessaire pour la plupart des vignerons, avec tout ce que cela comporte de difficultés et d’aléas. De nouveau les organismes de propagande s’efforcent de les aider, et à partir de 1932 la Foire aux vins de Champagne est réanimée une fois encore pour leur offrir ses stands d’exposition. On y voit même apparaître des vins rosés non effervescents ; quant aux bouteilles de champagne, seules peuvent être exposées celles provenant de la Propriété. Les vignerons font du porte à porte pour trouver des clients. Ils prennent le train pour Paris et prospectent les restaurants qui se trouvent autour de la gare de l’Est. Par osmose, certains vins tranquilles d’excellente qualité trouvent preneurs dans la restauration parisienne, notamment ceux des bonnes années 1928 et 1929, 1933 et 1934, 1937 ; relativement bon marché, ils ont un certain succès.
En 1932, le Rapport sur la Champagne présenté à Reims à la Société des viticulteurs de France ne craint pas d’affirmer que la vigne champenoise et les grands crus marnais, orgueil de la France, se meurent [28] . Le niveau de vie recule et en janvier 1937, à la fête de la Saint-Vincent d’Épernay, dans une causerie dont le titre est Le vignoble et les jeunes, Claude Gosset déclare : On est obligé de constater que les fils des propriétaires et des ouvriers s’écartent de la profession vigneronne avec une cadence qui, si elle n’est pas interrompue, aura sa répercussion sur toute l’activité de la Champagne. Les exploitants, eux-mêmes, commencent à déserter.
Leur nombre, qui était remonté dans la Marne à 14 000 en 1934, retombe à 13 300 en 1937, bien loin des 25 000 de la fin du XIXe siècle. Dans le même temps la chute dans l’Aube est de 20%. Dans la Marne, 17% seulement des vignerons cultivent plus de un hectare, 2080 exploitent entre 1 et 5 hectares, 87 entre 5 et 10 hectares, 38 entre 10 et 20 hectares, 18 entre 20 et 50 hectares et 5 plus de 50 hectares ; dans l’Aube et l’Aisne, la situation est analogue. Les communes ayant un vignoble sur leur territoire sont au nombre de 275, qui se répartissent en 144 pour la Marne, 67 pour l’Aube et 64 pour l’Aisne.

Les superficies en production en 1937 se montent, pour la Marne, à 8 702 hectares, pour l’Aube à 2 444, pour l’Aisne à 574, soit au total pour la Champagne viticole, 11 720 hectares dont un peu moins de 2 000 appartiennent au Négoce. Dans l’Aube et dans l’Aisne, les vignes ont régressé en raison de la crise. Dans la Marne, elles ont progressé, mais c’est la conséquence de la poursuite inflexible du programme de reconstitution. Dans l’ensemble, même si les superficies se sont maintenues, la crise aura été désastreuse pour le Vignoble comme pour le Négoce.

Notes

[1PIARD (Paul). L’Organisation de la Champagne viticole. Des syndicats vers la corporation. Paris, 1937.

[2CHAPPAZ (Georges). Le Vignoble et le vin de Champagne. Paris, 1951.

[3LARMAT (Louis). Atlas de la France vinicole. Les Vins de Champagne. Paris, 1944.

[4MANCEAU (Emile). Théorie des vins mousseaux. Epernay, 1905

[5WEINMANN (J.). Manuel du travail des vins mousseux. Épernay, 1929.

[6En 1918, Pacottet et Guittonneau, mais eux seuls, faisaient état de magnums ayant le triple de la contenance de la bouteille ordinaire.

[7L’usage de la Teinte de Fismes a été interdit par le règlement d’administration publique du 3 septembre 1907, complétant la loi sur les fraudes alimentaires.

[8POMIANE (Dr Edouard de). Bien manger pour vivre. Paris, 1922.

[9FITZGERALD (Scott). The Bridal Party.

[10GEORGES-MICHEL. (Michel). Les Montparnos. Paris, 1933.

[11CHEVALIER (Maurice). Môme à cheveux blancs. Paris, 1969.

[12FOUQUIÈRES (André de). Cinquante ans de panache. Paris, 1951.

[13CAUDANÀ (Nino) et J.C. LAURIER. Champagne, vina dell’allegria. Rome, 1968.

[14GANDON (Yves). Champagne. Neuchatel, 1958.

[15MUN (Comte Bertrand de). Entraves apportées à l’exportation des vins et spiritueux par les charges fiscales excessives. Paris, 1931.

[16POIRET (Paul). En habillant l’époque. Paris, 1930.

[17HOLLANDE (Maurice). Connaissance du Vin de Champagne. Paris, 1952.

[18Rapport sur la Champagne en 1932. Reims, s.d. : 5254, 5267.

[19Il est intéressant de constater qu’au cours des nombreux discours qui ont eu lieu lors des Fêtes du 250, anniversaire de la découverte du champagne par Dom Pérignon, personne, et pour cause, n’a jamais donné aucune précision sur la part prise par Dont Pérignon dans l’élaboration des premières bouteilles de champagne ni sur les raisons chronologiques qui pouvaient faire placer en 1932 ce 250, anniversaire, si anniversaire il y avait. Dans le Vigneron champenois d’avril 1932 on lisait simplement que l’organisation de ces fêtes faisait partie du programme de propagande pour le vin de Champagne.

[20FEYRET (Gabriel). La crise viticole en Champagne, dans Revue d’économie politique, mars-avril 1934.

[21Né à Reims Nicolas Bidet (1709-1782) publie en 1752 une somme des connaissances sur la viticulture au XVIIIe siècle.
Elle s’est ensuite enrichie d’une série de planches finement dessinées par Maugein et gravées par Choffart qui montrent des pressoirs, cuves et divers instruments de vinification. Il fut officier de la Maison du roi et sommelier de la reine Marie-Antoinette.

[22Dans le classement des crus, une commune figurait en dehors de l’échelle de 1920, celle de Bergères-sous- Montmirail, qui n’était cotée qu’à 48,45%. Sur l’échelle de 1911, elle était à 38,45%.

[23Dans le classement des crus, une commune figurait en dehors de l’échelle de 1920, celle de Bergères-sous- Montmirail, qui n’était cotée qu’à 48,45%. Sur l’échelle de 1911, elle était à 38,45%.

[24La Loi du 26 août 1936 étendait la compétence de la commission à la fixation des prix des vins clairs, ces prix pouvant être modifiés par elle en cours d’année.

[25Les prix de base ont été les suivants à partir de 1936 : 3 F 45 en 1936, 6 F en 1937, 5 F 20 en 1938, 4 F en 1939, 8 F 50 en 1940, 18 F en 1944.

[26Le rendement pour la Marne était en 1934 de 64 hl/ha, alors que le rendement moyen de 1928 à 1937 s’établissait à 42 h1 45/ha.

[27Festigny se trouve entre Épernay et Dormans, à 4 km au sud de la larne. Au XVIIIe siècle, l’abbaye d’Hautvillers y possédait des vignes.

[28Rapport sur la Champagne en 1932. Reims, s.d. : 5254, 5267.