Entre temps, et pendant quatre longues années, la Champagne est occupée par l’Allemagne et si ses biens ont relativement sauvegardés, ses hommes sont nombreux à être au loin, dans les camps de prisonniers ou au travail obligatoire outre-Rhin, avec la France libre ou l’armée française d’Algérie. Au vignoble, les travaux ont difficiles. La pénurie est chronique et générale, qu’il l’agisse de main-d’œuvre, de produits de traitement, de chevaux. Des exploitations deviennent des vignes à bœufs, comme dans le Médoc ! Pour vendanger, on manque de personnel, et si on en trouve, on n’a pas de quoi le nourrir !
Heureusement la nature est assez clémente. Voici ce que l’on peut lire à ce sujet dans le Vigneron champenois de Janvier 1945 : A part 1940, qui a provoqué des désastres supprimant la récolte, la sécheresse des quatre années suivantes nous a garantis du mildiou et a permis des économies sensationnelles de cuivre. L’oïdium, plus agressif en 1943, a été bénin au cours des autres années. Pas de pyrale, peu ou pas de vers de vendange, une seule gelée de printemps, mais d’importance, en 1944, du bon vin chaque année et même en 1943 un vin exceptionnel dont on parlera longtemps. On peut ajouter que 1945 a donné aussi un beau millésime. Pour l’élaboration du champagne, comme en 14-18 on manque de certains produits et on récupère les bouteilles ayant déjà été utilisées, que l’on fait obligation aux acheteurs de fournir à la commande.
Avec les pays en guerre contre l’Axe, les ventes sont bien entendu impossibles et la presse de 1941 signale le retour aux Etats-Unis des bootleggers proposant des ersatz de champagne aussi bien que de l’authentique, comme aux plus beaux jours de la Prohibition. La production du champagne continue cependant, non seulement pour ce qu’il représente dans l’économie de la province, mais aussi parce que les Allemands en exigent la fourniture pour leurs armées et comme monnaie d’échange pour leur commerce avec les pays neutres. À leur arrivée en Champagne, selon l’aimable euphémisme de Maurice Hollande, ils effectuent des prélèvements incontrôlés, qui font disparaître des caves du Négoce plus de deux millions de bouteilles, sans compter naturellement les milliers de flacons laissés dans leurs caves personnelles par les habitants qui ont fui devant l’invasion [1]. Les autorités d’occupation établissent bientôt à Reims un bureau chargé de coordonner les achats allemands et de fixer les prélèvements. Il est dirigé par un certain Otto Klaebisch, surnommé tout de suite par les Champenois le führer du champagne36. Les ponctions continuent, oscillant chaque année jusqu’à la fin de la guerre entre 15 et 18 millions de bouteilles, mais ils se font avec ordre et méthode : les fournisseurs désignés sont payés sur des bases certes inférieures au prix du marché, mais leur permettant de couvrir leurs frais. Ils restent libres d’expédier le surplus de leur production en France et vers les pays neutres.
Les volumes expédiés à l’armée allemande devaient porter la mention "réservé à la Wehrmacht" indiquée en français et en allemand. Cela permettait aux Maisons de séparer les cuvées destinées à leur clientèle civile, de celles destinées aux troupes allemandes, et l’on imagine facilement pour qui étaient réservées les meilleures !
Avec un peu de perspicacité et d’expérience, il était possible de déceler les régions où l’Allemagne se préparait à réaliser des opérations militaires. En effet, des volumes de champagne y étaient alors envoyés à l’avance pour soutenir le moral des officiers. C’est ainsi qu’avant l’offensive de Römmel en Afrique du Nord, Klaebisch exigea de la Champagne "des bouteilles spécialement bien bouchées pour supporter de grandes chaleurs". L’aviation était généralement particulièrement favorisée dans l’attribution des dotations imposées par l’occupant.
Plusieurs dizaines de milliers de bouteilles furent ainsi expédiées en Roumanie à une époque où il y avait sur place moins d’un millier d’Allemands. Dans les mois qui suivirent, la Roumanie fut envahie par l’armée allemande.
Les prélèvements imposés par les Nazis s’étendirent même à certains volumes de vins en cercle que la Champagne dû expédier en Allemagne (contrairement à la réglementation d’usage), vraisemblablement pour améliorer la production locale de vin mousseux.
Un certain modus vivendi s’est donc établi avec le temps entre occupants et occupés, mais à la fin de l’année 1943 la situation se dégrade car la Résistance s’anime en Champagne. Les Allemands, au fur et à mesure qu’ils en prennent conscience, durcissent leur attitude. Ayant eu vent d’une organisation existant au sein de la maison Moët & Chandon, ils en arrêtent les responsables, Paul Chandon-Moët, qui est déporté à Auschwitz, et Robert-Jean de Vogüé, qui est condamné à mort et incarcéré en forteresse, échappant de peu à l’exécution. Ils arrêtent en même temps Claude Fourmon, directeur du Comité interprofessionnel du vin de Champagne (voir ci-après), envoyé à Buchenwald, puis à Dora. Le mouvement de répression s’étend. De nombreux négociants et vignerons sont déportés ; c’est le cas notamment de Bertrand de Vogüé, frère de Robert-Jean et président-directeur général de Vve Clicquot Ponsardin, et de Gaston Poittevin, le président du Syndicat général des vignerons, respectivement à Neuengamme et Buchenwald. Des maisons sont mises sous séquestre, notamment Moët & Chandon, pour les raisons indiquées ci-dessus, et Piper-Heidsieck, lorsque furent découvertes dans ses caves des armes parachutées d’Angleterre37. Une amende sera infligée sur ordre de l’Hôtel Majestic (Gestapo) à toutes les Maisons de Champagne ayant protesté contre l’arrestation de leurs collègues à Reims : Veuve Clicquot, Charles Heidsieck, Delbec, Roederer, Piper Heidsieck, Taittinger, Krug, Abelé, Massé et à Epernay : Pol Roger, Perrier Jouët, Moët & Chandon, Marne et Champagne, De Castellane, Lombard, Desmoulins, Devaux et Philipponnat.
Épernay est délivré le 28 août 1944 et Reims le 30 août, les deux villes par la IIIe armée américaine du général Patton. On devine la joie et le soulagement avec lesquels sont accueillis les libérateurs, et les libations qui leur sont offertes avec le champagne qui, depuis 1940, était resté muré dans les caves ou caché dans les puits. C’est dire aussi la reconnaissance des Champenois pour les artisans de la victoire, Eisenhower, Churchill, de Gaulle, le premier ayant eu à la fin de la guerre son quartier général à Reims, au Lycée moderne et technique où la capitulation de l’Allemagne est signée le 7 mai 1945.
Le champagne fait partie de la légende de Churchill au même titre que ses cigares. Né la même année que le vin fameux de 1874, ce n’est un secret pour personne que tout au long de sa vie d’adulte il en a bu à peu près quotidiennement, ses préférences allant aux vieux millésimes Pol Roger en pintes impériales ; il avait coutume de dire que son champagne favori était la meilleure adresse de toute l’Europe 38 . Voici ce que l’on peut lire sous la plume de Sir Cecil Beaton qui, dans Les Années heureuses, relate un dîner auquel il avait participé en décembre 1945 : En silence, j’observais Churchill : dans ses mains féminines aux doigts et aux ongles pointus, il tenait une coupe de champagne. Tellement près de son visage que les bulles pétillantes le chatouillaient et, tel un bébé, il plissait le nez et les yeux.
Le général de Gaulle, comme d’ailleurs le général Eisenhower, était beaucoup plus sobre mais il prononcera, lors d’une visite officielle en Champagne39, des paroles qui iront droit au cœur de tous : « Je veux dire combien je remarque l’esprit d’entreprise, de confiance, qui anime tout ce qui en France s’occupe de notre vin de Champagne. Il y a là, tout le monde le sait, une grande richesse et, j’ajoute, une sorte d’honneur pour notre pays, aussi bien à l’intérieur de lui-même qu’au dehors. »
Comme pendant la première guerre mondiale, de 1939 à 1945 le champagne a adouci les peines et réchauffé les enthousiasmes partout où il était encore disponible. Dans son livre autobiographique, La Vie d’artiste, Jean Oberlé raconte que dînant à Londres au Coq d’or avec Jean Marin, tous deux étant alors journalistes à la radio de la France libre, ils furent abordés par quatre péripatéticiennes qui les prièrent d’accepter le champagne. Chacune y alla de sa bouteille et Jean Obérlé écrit : La conversation était très digne, ces dames nous posèrent mille questions sur la guerre et elles faisaient preuve d’un patriotisme touchant. En Belgique, lorsqu’Anvers a été libéré par le maréchal Montgomery, le 3 septembre 1944, en tête de la brigade chargée de délivrer la ville se trouvait l’Inniskillings dragoon guards regiment, dont le roi Léopold de Belgique était colonel honoraire. La progression sur Anvers fut faite à un train d’enfer car le commandant de la brigade avait promis le champagne à tous les hommes de l’escadron qui y entrerait le premier.
Si la guerre vaut aux Champenois des tracas sans nombre, c’est à elle que l’on doit, par contre, la mise sur pied de l’organisation interprofessionnelle, qui aide le champagne à survivre dans ces années difficiles et sera dans l’avenir un des facteurs essentiels de sa réussite.
En 1939, il existait déjà dans ce domaine, on le sait, la Commission de Châlons. Mais son pouvoir réglementaire était limité à la définition des normes de qualité et à la fixation des prix de vente du raisin au moment des vendanges. Elle n’était pas à même de résoudre les problèmes posés par la guerre.
En septembre 1940, conformément aux directives générales données par le ministère de la Production industrielle à toutes les branches de l’économie, un Bureau de contact des syndicats est créé par les négociants en vins de Champagne, en vue d’entrer en rapport avec la puissance occupante. À ce titre, il est l’interlocuteur désigné du führer du champagne et il joue un rôle essentiel dans la normalisation des prélèvements allemands en vins de Champagne, ainsi que dans la lutte contre la pénurie, en assurant l’approvisionnement et la répartition des matériels et produits divers nécessaires pour la culture de la vigne et l’élaboration du champagne, carburant et sucre notamment.
Il reste que le Bureau de contact a un objectif limité et que les vignerons n’y sont pas représentés. Sous l’impulsion de Robert-Jean de Vogüé, secrétaire général du Groupement syndical des négociants en vins de Champagne d’Épernay, et de Maurice Doyard, secrétaire du Syndicat général des vignerons de la Champagne délimitée, est créé à Châlons-sur-Marne par Arrêté ministériel du 20 novembre 1940 le Bureau de répartition des vins de Champagne, qui reprend les attributions de la Commission de Châlons et, ipso facto, du Bureau de contact, attributions dont le domaine est d’ailleurs considérablement élargi.
C’est la préfiguration, dans l’esprit et la structure, du Comité interprofessionnel du vin de Champagne, connu sous le sigle C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne), qui est institué par la Loi du 72 avril 1941, complétée par le Décret du 8 septembre 1941, et qui pendant toute la durée de la guerre, comme le faisait le Bureau de contact, répartit les matières premières rares ou contingentées et sert d’intermédiaire pour les livraisons de champagne aux Allemands. Il s’agit cette fois d’un véritable organisme interprofessionnel, dirigé par un Bureau exécutif de deux Délégués généraux, l’un pour le Vignoble, l’autre pour le Négoce40, assisté par un Conseil interprofessionnel formé de représentants de toutes les professions intéressées à la production du champagne, vignerons, négociants et coopératives, personnels, courtiers, industries annexes, et d’un délégué du Comité national des appellations d’origine. Un haut fonctionnaire, enfin, exerce auprès du bureau les fonctions de commissaire du Gouvernement.
Le C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne), comme l’était déjà le Bureau de répartition, est en partie dans la ligne du corporatisme d’Etat prôné par le Gouvernement de Vichy. Selon ce système, lorsque diverses professions concourent à l’élaboration d’un produit, elles sont mises en présence dans un groupement où l’ Etat est représenté et qui est chargé de régler les problèmes qu’elles ont en commun et de défendre leurs intérêts, la définition de la politique interprofessionnelle et son application étant confiée aux professionnels eux-mêmes et non à l’Etat. Cette doctrine, il faut le reconnaître, est particulièrement bien adaptée à la Champagne viticole. Jean Piérard, futur directeur du C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne), le reconnaît dès 1942 lorsqu’il écrit dans son ouvrage L’Organisation corporative du Champagne les lignes suivantes : Ainsi donc, vigneron d’une part, négociant de l’autre, sont réciproquement liés l’un à l’autre, ils ne peuvent, à notre avis, se soustraire à cette interdépendance ; encore seraient-ils en mesure de le faire qu’ils n’y trouveraient pas leur intérêt. En raison de sa situation au cœur du vignoble, Épernay est préféré à Reims pour abriter le siège du comité qui, à sa création, s’installe dans un immeuble de belle allure sis au 41 de l’avenue de Champagne.
Pendant trente ans, le C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne), va mener à bien des tâches diverses qui auront des répercussions favorables sur le développement des expéditions, qu’il s’agisse de la fixation du prix du raisin, de la répartition de la récolte, des recherches techniques, des contrôles, de l’information, de la propagande du champagne ou de sa défense contre les usurpateurs. On le verra au chapitre 7.
[1] PIARD (Paul). L’Organisation de la Champagne viticole. Des syndicats vers la corporation. Paris, 1937.