Le 3 septembre 1914, un mois après le début des hostilités, les armées allemandes entrent à Reims. Le 4 septembre, elles sont à Épernay, se dirigeant sur Paris.
Maurice Pol-Roger est alors le maire d’Épernay. Comme l’avait fait Jean-Rémy Moët pendant les guerres de l’Empire, avec une grande détermination il prend en main le sort de ses concitoyens, que la plupart des fonctionnaires, policiers compris, ont abandonnés pour se replier devant l’ennemi. Il fait immédiatement battre monnaie, en gageant sur sa fortune personnelle des billets sur lesquels on peut lire : Ville d’Épernay - Un Franc - 5 septembre 1974 - Le maire Maurice Pol-Roger. Il en est récompensé par la reconnaissance des Sparnaciens, par l’élévation au grade de chevalier puis d’officier de la Légion d’honneur, et par... une blessure reçue dans un duel avec le préfet de la Marne à qui il avait reproché d’avoir abandonné son poste.
Dans la nuit du 4 au 5 septembre, depuis son quartier général de Bar-sur-Aube, le général Joffre, commandant en chef des armées françaises, lance son fameux ordre du jour : L’heure est venue d’avancer coûte que coûte et de se faire tuer sur place plutôt que de reculer. La contre-offensive victorieuse de la bataille de la Marne délivre Épernay le 11 septembre et Reims le 13. Commence alors la guerre de tranchées, dont l’atroce monotonie est interrompue, en Champagne, par deux coûteuses offensives françaises, celle de septembre 1915, à l’est de Reims, et celle du printemps 1917, qui arrache à l’ennemi les positions dominantes du Chemin des Dames et des Monts de Champagne.
Le 27 mai 1918, les Allemands prennent à leur tour l’offensive. Ludendorf échoue à l’est de Reims devant la butte de Tahure, mais à l’ouest ses armées franchissent la Marne, de Dormans à Château-Thierry, avant d’être définitivement repoussées en juillet, au cours de la deuxième bataille de la Marne, par les troupes françaises, britanniques, canadiennes, néo-zélandaises, américaines et italiennes, placées sous le commandement de Foch, le général en chef des armées alliées21. La région de Reims est évacuée par les Allemands à la fin du mois de septembre et la Champagne est libérée au début du mois d’octobre, libérée mais meurtrie.
Pendant les trois années et demie que dure la guerre de tranchées, les lignes allemandes demeurent à 1 500 mètres au nord-est de Reims, qui subit 1051 jours de bombardement. La cathédrale est atteinte dès le 19 septembre 1914 puis à plusieurs reprises terriblement endommagée. À la fin de la guerre, la ville aura été détruite à 90% et durant l’hiver 1918-1919, ébranlée par les obus reçus pendant près de quatre ans, la voûte de la basilique Saint-Rémi s’effondrera en pleine nuit.
Qu’advient-il, pendant cette sombre période, du vignoble et de la production du champagne ? Les vignes de la région de Reims sont dans la zone de feu. Sillonnées de tranchées, allemandes ou françaises, criblées de trous d’obus, leur exploitation a cessé dès le début de la guerre ou ne peut être poursuivie que dans les plus mauvaises conditions. Dans le reste de la Champagne viticole, on continue à cultiver malgré des difficultés sans nombre. Les hommes sont aux armées, il ne reste que les vieillards, les invalides, les femmes, les enfants ; tous font preuve d’un courage splendide pour faire face à l’adversité. Les engrais manquent, ainsi que les produits nécessaires à la lutte contre les parasites, les chevaux sont réquisitionnés, les vendangeoirs sont occupés par la troupe, les canons et les avions tuent dans les vignes, mais celles-ci produisent envers et contre tout, et c’est admirable. La qualité est même très bonne et la guerre donnera un des meilleurs millésimes du XXe siècle, le 1914, et deux autres excellents, les 1915 et 1917.
Si la plupart des vins de l’année 1914 sont remarquables, ils ne le sont pas tous car les vendanges ayant lieu juste après la victoire de la Marne, certains raisins sont cueillis prématurément dans la crainte d’un retour offensif des Allemands. Ils donnent des vins que leur acidité exagérée rend peu agréables au début de leur carrière mais qui les aidera à se conserver, si bien que soixante ans plus tard ils seront bus avec grand plaisir dans les rares grandes maisons qui, par chance, en auront gardé. D’autres raisins, au contraire, sont cueillis fort tard, comme c’est le cas à Reims pour la vendange du Clos Pommery qui s’effectue sous une pluie de bombes [1] le 20 octobre 1914.
La situation précaire du vignoble se trouve plus compromise que jamais au printemps de 1918 lorsque l’offensive allemande oblige à évacuer certaines des localités, tandis que les combats se déroulent au milieu des vignes de la vallée de l’Ardre et dans la vallée de la Marne en aval de Dormans, et si le Négoce peut généralement se procurer du raisin pour faire son champagne, ses moyens de production sont dramatiquement réduits.
À Reims, la plupart des bâtiments d’exploitation sont très vite démolis, mais dans la mesure où les installations de surface ne sont pas complètement hors d’usage, on continue à produire du champagne, dont la prise de mousse se fait parfois à proximité immédiate des lignes allemandes. On travaille dans les caves qui, à l’épreuve des obus et bombes d’avion, sont la chance du producteur et aussi des habitants de Reims. Les services administratifs de la ville viennent s’y installer, ainsi que des écoles, des hôpitaux. On y loge la population, on y cantonne l’armée.
Il se crée une vie souterraine dont on parle beaucoup dans la presse de l’époque, faisant alterner le travail, le repos et les loisirs. On y donne des concerts, et un opéra est même représenté dans les caves Roederer. Dans son livre En habillant l’époque, le couturier Paul Poiret raconte qu’ayant été envoyé en mission à Reims, il y fut surpris par un bombardement. Je me précipitai, écrit-il, dans un trou qui conduisait à une galerie, et la galerie à un corridor, le corridor à une voute qui était la cave de la Veuve Clicquot. Je trouvais là quarante bons Français à table parmi les jambons, les bouteilles de champagne et les candélabres. M. Werlé me fit une place à sa table. À cinq heures du soir, on vint nous dire que le bombardement était fini. Quand je remontais à la surface de la terre, je me trouvais complètement ivre. Je découvris dans mes poches seize bouchons de champagne, les avais-je bues ?
À Épernay, la situation est meilleure. On a seulement à déplorer des bombardements d’avion sporadiques, qui causent quelques dégâts et entretiennent une atmosphère d’insécurité mais n’arrêtent pas le travail. Si bien que des négociants de Reims viennent s’y installer provisoirement pour poursuivre plus aisément leur activité. Ordre est d’ailleurs donné le 25 mars 1918 d’évacuer Reims, les maisons de champagne étant autorisées à y laisser uniquement une garde, prise en subsistance par l’armée.
Certains matériels font défaut pour la production du champagne, en particulier les bouteilles ; les livraisons étant insuffisantes, on récupère pour un nouvel usage, contrairement aux habitudes du temps de paix, les bouteilles ayant déjà servi. Le secrétariat du Syndicat du commerce, transféré à Paris, doit intervenir auprès des pouvoirs publics afin que soient facilitées les livraisons de sucre et de liège d’Espagne, ainsi que celles du fer nécessaire à la fabrication des muselets et agrafes. Comme dans le vignoble, on manque de main-d’œuvre masculine et les femmes travaillent à tous les échelons. Mme Jacques Krug compose elle-même les cuvées de sa maison, des remueuses et dégorgeuses effectuent le travail de cave. Malgré toutes ces difficultés, grâce à la ténacité des négociants et au dévouement de leurs personnels, la production est au cours de la guerre à peu près la moitié de la normale, soit une moyenne d’environ 14 millions de bouteilles par an.
Dans ces temps difficiles, il ne suffit pas de faire le champagne, il faut pouvoir l’écouler. Des priorités existent pour le transport des marchandises et le champagne passe après bien d’autres produits. Les expéditions au départ de Reims se font par des voies dangereuses et au trafic limité, chemin de fer de banlieue rejoignant Dormans ou route jusqu’à Rilly-la-Montagne et de là voie ferrée jusqu’à Épernay. La ligne Nancy-Paris dessert la vallée de la Marne, mais il lui arrive de subir des bombardements aériens. Elle est, de plus, coupée en 1918 comme elle l’avait été, bien sûr, en 1914. Pour l’exportation, les bateaux font défaut et la guerre sous-marine désorganise les transports maritimes.
Vendre le champagne est relativement aisé en France, où une forte demande existe22, mais difficile à l’étranger. Les relations commerciales sont bien entendu rompues avec les pays ennemis. La Russie est en révolution, les ventes aux Etats-Unis sont de plus en plus freinées par les ligues antialcooliques et tous les pays en guerre réservent leurs devises à l’achat des produits de première nécessité. Les négociants sont inquiets. Dans une lettre de Charles E. Heidsieck, du 30 juillet 1916, on lit : Je ne suis pas sans soucis, il faut lancer le 1917 en Angleterre et vivre. Faut-il acheter aux vendanges prochaines ou ne pas le faire, de quoi demain sera-t-il fait ? [2]. Il faut faire preuve d’audace et de sens commercial pour trouver des débouchés, souvent remis en question par de fortes augmentations du prix de la bouteille de champagne, dues à celles des matières premières.
Le champagne a-t-il aidé les Alliés à gagner la guerre ? Dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1916, Louis Madelin a bien écrit, à propos de la première bataille de la Marne : On cueillit des grappes de soldats ivres de la Garde et corps voisins, victimes du champagne. Et il est bien certain qu’il y avait beaucoup de bouteilles vides dans les fossés des routes de Champagne. Mais de là à imputer au vin de la province un rôle réel dans l’issue des opérations militaires, il y a un grand pas qu’il serait imprudent de franchir. Ce que l’on peut seulement affirmer, c’est que les Allemands ont réquisitionné ou, pour employer un terme d’origine militaire, chapardé du champagne chaque fois que les hasards de la guerre le leur ont permis et que... les soldats français et alliés en ont fait tout autant. P. Ginisty et A. Alexandre racontent dans Le Livre du souvenir, écrit en 1916, que le 3 septembre 1914 Von Kluck, dînant à La Ferté-sous-Jouarre, s’était fait conduire à l’hôtel de l’Épée, où on avait apporté pour lui du champagne de grande marque, réquisitionné dans les caves les mieux garnies. Une carte postale de l’époque représente un kiosque bombardé du parc du château de Mondement où se trouvaient le 7 septembre le Kronprinz de Bavière et son état-major buvant le champagne quand arrivèrent les premiers obus de l’artillerie française, la légende de la carte précisant qu’après la fuite des Allemands, on retrouva les coupes à moitié pleines.
De toute façon, les quantités de bouteilles disparues lors des batailles de la Marne sont insignifiantes par rapport aux stocks. Manceau écrit à ce sujet dans le Vigneron champenois du 21 octobre 1914 : Il manque à nos caves ce qu’on retrouve de bouteilles sur les champs de bataille de la Marne. Nous avons encore du champagne pour dix mille batailles.
Plus important, sans doute, est le rôle joué par le champagne dans le maintien du moral de la nation et des armées. On lit dans la Vie Parisienne du 5 août 1916 qu’Aristide Briand, président du Conseil, a un menu invariable : deux œufs sur le plat avec un peu de champagne ; car le champagne est le seul vin pour lequel notre premier ait conservé de l’amitié. Maurice Constantin-Weyer écrit qu’en 1918, lors de la ruée allemande, on jeta dans Reims une division coloniale, à qui l’on promit deux bouteilles de champagne par homme et par jour, tant qu’elle protégerait la ville... Elle tint jusqu’au bout [3] ! Pendant toute la guerre, les aviateurs se font remarquer par leur fidélité envers le champagne, avec lequel chaque succès aérien est fêté. René Fonck, le commandant de la fameuse escadrille des Cigognes, l’as aux 75 victoires homologuées, en boit tout son soûl, puis repart descendre un nouvel avion ennemi. Et il est de tradition, dans les popotes, de remplacer les trophées guerriers par des panoplies de bouchons de champagne.
Les blessés, les invalides, ne sont pas oubliés. On lit dans le Vigneron champenois du 21 octobre 1914 que dans l’armée britannique, dans les pharmacies de campagne il est prévu pour 1000 hommes 150 boîtes de lait concentré, 10 bouteilles de champagne, etc. Maurice de Waleffe raconte qu’il a assisté à un déjeuner offert à des mutilés par le couturier Worth. Ceux qui avaient encore leurs jambes dansèrent, écrit-il. Le champagne aidant, même les mutilés sans nez se prenaient à rire, réchauffés et contents [4]. Les négociants approvisionnent gracieusement les hôpitaux des armées en bouteilles de champagne, portant une contre-étiquette : Offert pour les blessés et malades militaires. Mais en commerçants avisés, ils n’oublient pas de tirer profit de la situation et font enregistrer des marques patriotiques, comme N’oublions jamais, Un As, Champagne anti-boche, Gloire française, La Gloire des Alliés ou, ne reculant pas devant la longueur de l’inscription, Alliance Creaming Tommy’s Spécial Dry Reserve.
Quant au permissionnaire, quoi de mieux approprié que le champagne pour le fêter et lui procurer une détente euphorique, que rien n’empêche la marraine de guerre de partager ? La couverture du numéro du 1er avril 1916 de la Vie Parisienne représente la bonne marraine et ses deux filleuls sablant le champagne, et dans le numéro du 26 août 1916 on voit deux jeunes femmes bombardant un lieutenant avec des bouchons de champagne.
Bien entendu, le champagne, vin national par excellence, est durant toute la guerre l’auxiliaire des dessinateurs humoristiques lorsqu’ils veulent faire vibrer la corde patriotique.
L’aigle allemand et le nez du kaiser sont tour à tour les cibles des bouchons de champagne dans les revues françaises et alliées. Dans un numéro de l’Indiscret de fin 1914, sous le titre Sa consolation, Juan Gris dépeint le Kaiser trinquant au lendemain de sa première défaite de la Marne, en disant : « Mes amis, célébrons nos grandes victoires avec cet excellent champagne récolté dans la Marne ». Dans le Petit Journal du 30 juin 1918, lors de la deuxième bataille de la Marne, sur un dessin de Luc-Cyl le Kronprinz, cette fois, essaie vainement d’ouvrir une bouteille de champagne en s’exclamant : « J’ai soif, j’ai soif de gloire... et je ne peux pas déboucher ! » Quant à Forain, dans le numéro du 6 août 1918 de la revue Oui, il fait dire à un soldat français poursuivant un soldat allemand s’enfuyant, les bras chargés de bouteilles de champagne : « Sérieusement, est-ce que tu comptais faire la vendange ? »