Petit à petit, cependant, les séquelles de la guerre disparaissent. À partir de 1954 va débuter pour le champagne une phase extraordinairement brillante, marquée par le développement des moyens de production et une intense expansion économique.
En témoigne les chiffres ci-après, établis annuellement et exprimés en nombre de bouteilles, sauf pour les années 1940 à 1949 dont les chiffres ne sont pas significatifs en raison de la guerre et de l’immédiate après-guerre
Ce tableau appelle certains commentaires. Entre la fin des hostilités et 1953 les expéditions restent grosso modo aux chiffres de 1938, c’est-à-dire autour de 30 millions de bouteilles par an, avec une pointe de 35 millions en 1951. Les caves des acheteurs se sont regarnies après la guerre mais les stocks des producteurs ne sont pas encore recomplétés et la conjoncture est hésitante. À partir de 1954, les professions pouvant désormais évoluer dans un climat de saine coopération grâce à l’organisation interprofessionnelle, l’esprit de compétition s’empare des producteurs, négociants, récoltants-manipulants et coopératives, dont les efforts conjugués vont, en un quart de siècle, multiplier par six les ventes de champagne, ce qui est considérable pour un produit d’un prix relativement élevé, utile et agréable sans aucun doute, mais qui n’est pas de première nécessité.
Entre 1910 et 1940 on avait pu constater une sorte de stagnation des expéditions, qui oscillaient entre 30 et 40 millions de bouteilles, avec des variations d’amplitude, en hausse et en baisse, fréquentes et importantes. Ce qui frappe au contraire, dans cette nouvelle expansion, c’est la régularité de la courbe de croissance. On observe néanmoins quatre chutes accidentelles. La première, en 1958-1959, est provoquée par une récolte déficitaire due aux gelées de l’année 1957. La deuxième, en 1968, est due à l’instauration de la taxe à la valeur ajoutée (T.V.A.)42 et à des troubles politiques et sociaux. Alors que les années 1970 débutent dans l’euphorie d’un développement continu des expéditions, de l’ordre de 10 % par an, une troisième dépression survient en 1974 à la suite de la crise économique déclenchée par le « choc pétrolier ». De 1973 à 1975 les marchés britannique et italien régressent respectivement, en bouteilles vendues dans l’année, de 10 millions à 3 millions et de 9,8 millions à 2,8 millions. Le marché français descend de 6 % en 1974 mais reprend sa progression dès 1975.
La quatrième chute intervient après un nouveau bond, marqué par une augmentation de 53 % en trois ans. La vigne est tellement éprouvée en 1978, 1980 et 1981 qu’en quatre années on rentre seulement l’équivalent de deux récoltes et demie. La pénurie de raisins s’ajoutant à la diminution des réserves entraînée par la très forte expansion de la période précédente, les producteurs se voient dans l’obligation de contingenter leurs ventes pour sauvegarder la qualité d’une part, d’augmenter leurs prix pour compenser le manque à gagner d’autre part, tout en utilisant la hausse comme arme de dissuasion. Il en résulte une nouvelle baisse des expéditions à partir de 1980, d’autant plus sensible qu’en France et dans beaucoup de pays étrangers le pouvoir d’achat stagne ou même diminue, le deuxième « choc pétrolier » étant intervenu entre-temps. Grâce à Dieu, les récoltes de 1982 et 1983 sont splendides, les plus importantes du siècle, et elles ouvrent à nouveau à l’économie champenoise d’heureuses perspectives.
De tout cela, il faut retenir la fragilité des équilibres économiques intéressant le champagne et la soudaineté des renversements de tendance, mais aussi admirer la rapidité avec laquelle se rétablit généralement la situation après les dépressions, puisque pour chacune des trois premières, avec une constance étonnante, le retard a été rattrapé et l’expansion reprise en une ou deux années.
Quoi qu’il en soit, le bilan du commerce du champagne dans les années 1950 à 1980 est incontestablement magnifique. En moins de trente années les ventes ont été quintuplées, un record ayant été établi en 1978 avec 186 millions de bouteilles. Certes, ces résultats ont été obtenus dans une conjoncture économique généralement favorable, en France notamment où jusqu’à la crise pétrolière le revenu moyen réel a été multiplié par deux et demi, ce qui a permis au champagne de gagner à lui des couches nouvelles de la population pour lesquelles il est devenu un bien de grand confort puis, tout simplement, de confort. Le prix d’achat d’une bouteille ne représente plus que quelques heures de travail pour un ouvrier non qualifié, contre plusieurs journées un tiers de siècle auparavant. Le champagne a en outre bénéficié du goût croissant du consommateur pour les vins secs et effervescents mis au service de la fête dont il reste le meilleur symbole.
Néanmoins le succès n’a pas été acquis sans difficulté et on verra plus loin la menace créée par la concurrence des mousseux et autres boissons et les obstacles rencontrés sur les marchés extérieurs du fait des droits de douane, taxes et contingentements, et, pour certains d’entre eux, de leur instabilité. Si bien que l’expansion n’aurait pas été ce qu’elle a été si les négociants et les vignerons n’avaient pas, comme ils l’on fait, poursuivi une politique de qualité et de prix raisonnables qui a influencé favorablement la tenue du marché.
Alors qu’au milieu du XIXe siècle la croissance était essentiellement liée à l’exportation, après la dernière guerre le marché intérieur a prospéré près de deux fois plus vite, représentant déjà au début des années 1960 les trois quarts des expéditions. Les récoltants-manipulants, peu exportateurs, ont joué un rôle important dans ce changement d’orientation en augmentant progressivement leurs ventes en métropole, jusqu’à couvrir au début des années 1980 la moitié du marché français. Cependant, grâce au dynamisme des négociants, ce sont les exportations qui, à partir de 1963, ont progressé le plus rapidement, arrivant à représenter en 1973 le tiers des expéditions contre le quart seulement en 1962. Contrariée par les effets de la crise de 1973, qui a affecté surtout les marchés extérieurs, cette tendance a nettement repris de 1976 à 1980.
Les efforts des professionnels sont soutenus par l’action de propagande que mène le C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne), au nom de la communauté viticole champenoise, sous l’impulsion des présidents successifs de sa Commission de propagande et de défense des intérêts du champagne, devenue bientôt la Commission d’information et d’accueil. Il utilise pour ce faire la presse, la radio, la télévision, le cinéma. Il remet en honneur à partir de 1951 les Fêtes de Dom Pérignon qui se déroulent à Hautvillers. Il diffuse des publications de qualité faisant valoir l’image du champagne43. Il multiplie les manifestations de prestige, participant en particulier en 1962 au 32e Gala de l’Union des Artistes, donné au cirque d’Hiver le 9 mars sous le signe du champagne.
L’activité de propagande du C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne) n’est pas réservée au marché français et elle renforce celle que les exportateurs et leurs agents poursuivent dans les pays étrangers. Elle se concrétise par la création d’un réseau de bureaux de relations publiques, couvrant progressivement les principaux pays importateurs, et par une importante activité internationale. En 1962, le champagne participe ainsi au deuxième voyage inaugural du France, Le Havre - New York, le Voyage de l’Elégance et du Goût français, et il y joue un tel rôle que les journalistes américains baptisent la traversée le Champagne-voyage. Le C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne) s’associe à certaines festivités dans divers pays. Il patronne notamment les grands bals new-yorkais, April in Paris, Débutantes cotillon, et les échos de ses manifestations pétillantes de champagne s’ajoutent à ceux des réceptions en Champagne de groupes importants, comme en 1972 le dîner offert à neuf cents participants du Congrès international de la Soie.
C’est à l’usage des étrangers aussi bien que des Français que le C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne) institue la Route du champagne, inaugurée le 26 septembre 1953 par le ministre des Travaux publics, des Transports et du Tourisme.
C’est un circuit touristique jalonné par des panneaux dont l’emblème est une composition associant la feuille de vigne et la grappe à une plume blanche, symbolisant la légèreté et le panache du champagne. Sous peine de perdre sa signification, le circuit ne pouvait englober toutes les localités de la Champagne viticole ; il se limite donc à trois itinéraires qui sont le Circuit bleu, reliant Reims à Épernay par la Montagne de Reims, le Circuit rouge, longeant la Marne sur sa rive droite, de part et d’autre d’Épernay, le Circuit vert, partant d’Épernay et desservant la côte des Blancs. Les trois itinéraires sont détaillés et commentés sur une carte-guide, document intitulé également "La Route du champagne", publié en plusieurs langues à un très grand nombre d’exemplaires44.
A l’occasion de la Foire de Reims de 1948, les Vignerons & Maisons de champagne font réaliser au sein du CIVC un visuel intitulé "Champagne sourire de la France". L’élégance et la grâce de ce dessin ayant conquis le public, l’utilisation de celui-ci sera conservée dans les années suivantes.
On constate donc à partir des années 1950 une expansion prodigieuse du marché du champagne. Cela suppose que la production du raisin a augmenté de concert avec les ventes, ce qui a été obtenu par le jeu des plantations d’une part, par l’amélioration des rendements d’autre part.
Dès 1945, des campagnes de plantations ont été insérées dans une nouvelle reconstitution générale du vignoble, qui a été menée dans le but de le mettre en conformité avec la réglementation, en ce qui concerne notamment les cépages et les normes de plantation, et de permettre une culture rationnelle procurant quantité et qualité et aboutissant, par voie de conséquence, à l’abaissement du prix de revient. L’A.V.C. a encouragé et coordonné cette deuxième reconstitution, comme elle l’avait fait pour celle qui avait suivi l’abandon de la vigne en foule. Prenant des initiatives sans précédent en France, elle a mis en place des Commissions de reconstitution et suscité l’engagement des vignerons par des primes et avantages divers, tels que des remises sur les plants agréés et parfaitement sélectionnés. Elle a fait assainir et restaurer les terrains et encouragé échanges et remembrements.
L’Aube, du fait de son encépagement particulier, a entrepris une reconstitution plus poussée, visant à harmoniser son vignoble avec ceux de la Marne et de l’Aisne. Elle a été menée à bien à partir de 1945 sous la vigoureuse impulsion de Georges Lucot, délégué du vignoble aubois auprès du Syndicat général des vignerons de la Champagne délimitée, avec l’aide efficace de M. Dechambre, directeur des Services agricoles du département, puis de M. Maury, délégué pour l’Aube du C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne), et cela avec l’appui des subventions de ce dernier organisme. En 1951, on ne comptait encore que 250 hectares reconstitués pour 1 250 hectares de vignes anciennes, mais depuis les années 1970 l’Aube a terminé sa mutation, pour le plus grand bien de la fortune de ses vignerons et de l’harmonie de la Champagne viticole.
En 1958, les superficies en production de l’ensemble de la zone délimitée totalisaient 11500 hectares. En utilisant une partie, et une partie seulement, des terrains à appellation champagne, on a doublé le vignoble en une vingtaine d’années en plantant 12 460 hectares, ce qui, compte tenu du jeu des droits de plantation non employés en 1958, donnait au total 24 252 hectares en production en 1978, chiffre le plus élevé de la décennie par suite de l’arrêt en 1975 des plantations nouvelles. La vigne a ainsi repris possession de coteaux dont elle avait disparu depuis longtemps, notamment dans la région de Sézanne, dans les vallées auboises et le long de la Marne, de Dormans jusqu’à Château-Thierry et même au-delà.
On doit préciser que ce n’est pas seulement dans l’Aisne et dans l’Aube que l’on a planté, bien au contraire. Les vignobles de ces deux départements se sont accrus respectivement de 16 et 17,5 %, contre 22 % pour ceux de la Marne et en 1978 ces derniers représentaient 79,5 % de l’ensemble de la Champagne viticole délimitée, soit pratiquement les trois quarts, l’Aisne et l’Aube comptant respectivement pour 5,5 % et 15 %. Les grands crus, déjà très garnis, ont peu été intéressés par les plantations nouvelles et la valeur moyenne du vignoble a donc légèrement décru. Mais il ne faut pas perdre de vue que tous les petits crus sont classés, et présentent des caractéristiques qui ont toujours été reconnus propres à fournir des champagnes de bonne qualité.
Parallèlement, le rendement a été augmenté en raison de l’amélioration de la productivité du vignoble, passant de 33 hectolitres à l’hectare dans les années 1950 à plus de 60 hectolitres dans les années 197045. Cela a été obtenu, non pas en agissant sur la taille ou en augmentant la fumure, ce qui aurait été au détriment de la qualité, mais par de meilleures façons culturales, associées à une lutte plus efficace contre les accidents, parasites et maladies de la vigne. Ainsi, la capacité annuelle du vignoble qui était de 50 à 70 millions de bouteilles en 1950 a été amenée en 1980 à 180-200 millions, correspondant aux besoins de la production.
Pour préparer les années à venir et faire face à une reprise espérée de l’expansion, il a été jugé nécessaire de porter progressivement la capacité de production à 240 millions de bouteilles et de planter de manière que les négociants, exportateurs en particulier, puissent se procurer les raisins qui leur sont nécessaires, sans que les vignerons aient à redouter une surproduction dont le spectre les hante depuis les sombres années de l’entre-deux-guerres. Il a donc été décidé par la Commission consultative du C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne) que 5 000 hectares, faisant partie de l’aire délimitée, seraient plantés en 10 ans à partir de 1981, à raison de 500 hectares en moyenne par an, ce qui devrait amener en 1992 les surfaces en production à 29 000 hectares. Cette mesure portera ses fruits à partir de 1984-1985 et permettra un accroissement des ventes de 5 à 8 millions de bouteilles par an, soit un rythme annuel d’expansion de 3 %, plus sage que celui des années 1970 mais très satisfaisant par comparaison avec celui de nombreux autres secteurs économiques.
Dans les années 1950 à 1980 les moyens de culture se modernisent. Le tracteur remplace peu à peu le cheval, qui disparaît pratiquement du vignoble46. Peut-être faut-il le regretter en un temps où l’énergie est comptée et coûteuse car, fait-on remarquer à l’Assemblée viticole de l’A.V.C. du 1er mai 1948, il constituait pour les viticulteurs champenois un moteur en quelque sorte parfait ; Pouvant aller partout, obéissant à la voix, donnant des coups de collier en cas de besoin, il avait des réflexes merveilleux qui empêchaient bien souvent les charrues qu’il traînait de causer des dégâts.
Mais le désir est né d’une mécanisation complète du vignoble, moins pour abaisser les prix de revient que pour alléger les charges de main-d’œuvre et les soucis qu’elles comportent. L’invention d’un jeune ingénieur sparnacien, Vincent Ballu, va répondre à cette aspiration. Dès 1946 il crée et met au point dans son garage personnel un tracteur adapté au vignoble champenois, à ses pentes accentuées et au faible écartement de ses vignes. D’une conception révolutionnaire, cet engin a la particularité de se déplacer avec les deux roues de droite dans un intervalle et les deux roues de gauche dans l’intervalle voisin, le corps de l’appareil et le conducteur chevauchant le rang les séparant, d’où son nom de tracteur-enjambeur. Présenté à l’A.V.C. en avril 1947, en concurrence avec un tracteur à trois roues d’un fabricant de Montpellier, l’engin de Vincent Ballu fait l’unanimité et bénéficie d’une subvention du C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne) permettant à son constructeur de lui apporter certains perfectionnements et de le rendre apte à mettre en œuvre tous les instruments de culture.
Avec la fabrication industrielle du tracteur-enjambeur en 1952 naît la motorisation du vignoble champenois, consacrée par la Journée de motoviticulture d’Ay du 30 octobre 1954 où sont présentés tracteurs et motoculteurs. Malgré une dépense d’investissement équivalente au prix d’achat, selon le type, de 3 à 6 chevaux de labour, le tracteur-enjambeur remporte immédiatement le plus grand succès parmi les exploitants du Vignoble et du Négoce. L’intérêt est encore accru à partir de 1961, lorsque le C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne) lance une campagne de rénovation des chemins du vignoble qui aura pour effet d’en aménager en vingt ans 110 kilomètres, répartis entre 114 communes, avec des subventions représentant en francs 1980 une somme de 10 millions (3 600 000 euros 2004).
La période contemporaine est riche en innovations propres à faciliter la culture de la vigne et à diminuer le poids de la main d’ œuvre Avec ses équipements spéciaux, le tracteur-enjambeur, dont un modèle plus important chevauche deux rangs, devient apte à effectuer les labours, le rognage, l’effeuillage, le débardage de la vendange, les apports de terre et de fumure, les traitements, aidé dans ce dernier domaine, depuis le début des années 1960, par l’hélicoptère. Pour les petites parcelles, les motoculteurs se perfectionnent, ainsi que les pulvérisateurs à dos. On expérimente et adopte de nouvelles méthodes de culture, avec désherbage chimique, et des procédés de lutte antigel. Tout cela sera développé au chapitre 9.
L’évolution des techniques vinicoles va de pair avec celle des moyens de culture. Elle est menée avec la prudence qui est toujours de règle en Champagne et que mettaient déjà en relief Urbain et Jouron un siècle auparavant lorsqu’ils écrivaient : Nous sommes très partisans des améliorations pratiques et utiles, mais les produits de la Champagne ont une telle réputation de supériorité que nous considérons le système qui a donné à notre pays gloire, profit et renommée comme l’arche sainte à laquelle il ne faut toucher qu’avec beaucoup de circonspection [1]. Il reste que les progrès de la recherche, comme l’amélioration constante des procédés et des matériels, « permettent de penser que l’on approche aujourd’hui de la définition exacte et de la technique sûre », peut affirmer Marc Brugnon, président du Vignoble, à l’assemblée générale de l’A.V.C. de 1979.
On assiste au remplacement progressif des tonneaux par les cuves. Au début des années 1980, quelques maisons, quelques vignerons vinifient et conservent leurs vins en tonneaux mais c’est l’exception. De grands établissements de négoce qui avaient encore 10 000 à 20 000 tonneaux dans leurs celliers et caves entre les deux guerres n’en ont déjà plus un seul en 1960. Les deux tonnelleries industrielles de Châlons et Ay disparaissent en 1950. À Florent-en-Argonne, il y avait encore cent tonneliers en 1939, en 1980 il n’y en a plus qu’un.
La clarification s’effectue au mieux par la généralisation de la centrifugation et du filtrage mais c’est principalement dans le domaine de la climatisation que sont obtenus des résultats décisifs, la régulation thermique des celliers assurant désormais des vinifications parfaitement contrôlées et une excellente stabilité des vins. L’automatisation progresse rapidement. Les chantiers sont remplacés par des chaînes de tirage, de dégorgement, d’habillage. Les tireuses qui remplissaient 1 000 bouteilles à l’heure en 1914 en remplissent désormais 5000 à 6000.
Le dégorgement automatique a obligé à adopter vers 1964 la capsule-couronne, expérimentée pendant 15 ans avant d’être utilisée, ce qui est un bon exemple des précautions prises avant l’adoption de tout procédé nouveau.
À la fin des années 1970 on résout enfin le problème du remuage à la machine, à l’étude depuis un siècle, et dont les formules expérimentées à partir des années 1960 donnent désormais satisfaction, qu’il s’agisse de pupitres, de palettes, ou de conteneurs à remuage automatique ou semi-automatique. En 1982, on estimait qu’une bouteille sur 20 était ainsi remuée et il est vraisemblable que l’on entendra de plus en plus rarement dans les caves le bruit si sympathique du bois du pupitre heurté par la bouteille tournée par les mains expertes du remueur. Une certaine nostalgie restera au cœur de ceux qui ont pratiqué le remuage à la main ou l’ont simplement observé, mais il s’agit là d’un progrès indiscutable, comme il en advient chaque fois que la machine peut diminuer la peine des hommes.
Depuis que le remuage existe on cherche en effet le moyen de l’effectuer mécaniquement, on l’a vu précédemment. De nombreux brevets ont été déposés le remuage est une opération coûteuse, lente et délicate. Aussi cherche-t-on depuis fort longtemps en Champagne à l’exécuter mécaniquement [2]. Ils citaient des systèmes de turbinage et d’action agglomérante des courants électriques qui ont été essayés et ont dû être abandonnés faute de résultats satisfaisants. Les procédés adoptés aujourd’hui sont par contre pleinement efficaces. Ils réduisent la main-d’œuvre, ils abaissent le prix de revient car, si le coût d’achat est élevé, la machine peut fonctionner automatiquement en dehors des heures de travail, et ils représentent un gain de place important [3]. Surtout, et c’est le principal, ils s’inscrivent parfaitement dans les usages locaux, loyaux et constants, ce qui a permis au C.I.V.C. dans une note établie en juillet 1981, d’admettre sans restriction que les principes d’élaboration ne sont pas remis en cause. Il est précisé que dans les deux cas, remuage manuel ou remuage mécanique, la précision et la finalité du geste sont identiques et les analyses et dégustations démontrent à l’évidence qu’il n y a pas de différences entre les vins pourvu, bien entendu, que le remuage automatique soit conduit dans de bonnes conditions et que, notamment, le déroulement en soit contrôlé régulièrement.
Le Journal du Vin de janvier 1979 écrivait fort justement : Autant les Champenois sont restés prudents à l’égard des techniques qui risqueraient de porter atteinte à la qualité du vin, autant ils ont été rapides à introduire chez eux tout ce qui pouvait, faciliter leurs opérations de conditionnement ou de manutention. Dès 1945, les caves s’équipent de monte-charge, chariots-élévateurs, palettes, tandis que la caisse carton, légère et bon marché, bon support de publicité, remplace la caisse en bois dont la matière première est devenue après la guerre rare et donc onéreuse, le carton étant également utilisé de plus en plus pour l’emballage intérieur, en concurrence depuis les années 1960 avec les matériaux plastiques.
Tous ces progrès permettent de simplifier le travail des cavistes et le rendre moins pénible, et en même temps de faire des économies de main-d’œuvre. En 1980, on ne compte plus qu’un caviste pour 40 000 à 50 000 bouteilles, alors qu’en 1950 il en fallait encore un pour 6 000 bouteilles. On voit par ces chiffres combien les conditions d’exploitation ont été modifiées.
Les bouteilles se diversifient. Le double magnum, qui était en service depuis le XIXe siècle, prend le nom de jéroboam. À la fin des années 1940, et surtout dans les années 1950, apparaissent le triple magnum ou rehoboam, le quadruple magnum ou mathusalem. On rencontre aussi quelques exemplaires du salmanazar, du balthazar et du nabuchodonosor [4], dont la contenance équivaut respectivement à celle de 6, 8 et 10 magnums ; ces très grosses bouteilles sont très vite abandonnées, mais la fabrication du salmanazar reprend en 1973.
On ignore les raisons pour lesquelles des noms bibliques ont été choisis pour désigner les bouteilles qui viennent d’être mentionnées. Les Bordelais utilisent le vocable jéroboam depuis 1725. Adopté en Champagne, il est probable que la désignation des autres bouteilles y a simplement été faite par analogie avec la première de la série. Jéroboam était le fondateur et premier souverain, au 1er siècle avant Jésus-Christ, du royaume d’Israël. Il est curieux de noter à ce propos que dans sa Balade MCCXLIX Eustache Deschamps cite à la fois Jéroboam, Roboan (Roboam ou Rehoboam) et Balthazar. Quant à l’explication de l’adoption du mot Jéroboam par les Bordelais, peut-être faut-il la chercher dans la Bible, qui précise que jéroboam était un homme de grande valeur ; un jéroboam de Château Latour est incontestablement une bouteille de grande valeur !
On assiste à partir des années 1960 à une prolifération de bouteilles se différenciant de la champenoise classique, destinées à abriter les cuvées spéciales qui prennent naissance à l’exemple du Dom Pérignon, lancé par Moët & Chandon aux Etats-Unis en 1937 avec les millésimes 1921, 1928 et 1929, puis en Belgique en 1947 et en France en 1949 avec les millésimes 1934 et 1937, avec une bouteille analogue à celle du XVIIIe siècle. Petit à petit, la plupart des maisons de champagne créent une cuvée de prestige, avec ou sans bouteille spéciale, et quelques vignerons font de même. Ainsi s’élargit le champ des produits proposés au consommateur.
Le dosage s’oriente nettement vers des vins peu chargés en sucre ajouté. Le doux disparaît et la proportion moyenne des brut et extra-dry qui n’est encore que de 50% en 1945 passe graduellement à 90%. On voit même apparaître des champagnes non dosés. Toutefois, certains pays restent plus longtemps que les autres attachés à ceux qui sont largement dosés. C’est le cas de la Belgique, dont le pourcentage des importations de secs et demi-secs est encore de 85% en 1945 et de 20% dans les années 1970. En 1980, l’Allemagne fédérale, les Pays-Bas et le Vénézuela importent pour leur part respectivement 29%, 44% et 46% de secs et demi-secs.
Quant aux millésimes, aux blancs de blancs, aux crémants, aux rosés, ils continuent à se partager les faveurs des amateurs, le non millésimé restant toujours l’essentiel de la production. De très beaux millésimes ont vu le jour, notamment en 1947, 1955, 1964 et 1973, le 1961 et le 1975 pouvant aussi, selon certains, figurer au palmarès. Voici, arrêtée en 1983, la liste des années généralement millésimées depuis le début de la dernière guerre : 1941, 1943, 1945, 1947, 1949, 1952, 1953, 1955, 1959, 1961, 1962, 1964, 1966, 1969, 1970, 1971, 1973, 1975, 1976, 1979. Quelques producteurs ont millésimé 1974 et 1978. En 1983, les vins de 1980, de 1981 et de 1982 paraissaient susceptibles d’être millésimés, mais 1980 et 1981 étant des années de petite production avaient peu de chances de l’être sur une large échelle.
À partir de 1950, les vignerons jouent un grand rôle dans la progression du champagne, à la fois comme vendeurs de raisins et comme récoltants-manipulants. Fort heureusement l’équipement du vignoble s’est effectué dans une période dans laquelle, on l’a vu, le champagne se vendait bien. De ce fait, les vignerons pour la première fois de leur histoire peuvent à la fois investir et élever leur niveau de vie.
Les effectifs restent stables, et sont même en légère augmentation. Au nombre de 13 300 en 1958, les exploitants sont 14 200 en 1982, la vigne n’étant cependant pour 54% d’entre eux qu’une activité annexe. La superficie moyenne de l’exploitation progresse de 75 ares en 1958 à 1 hectare en 1982, année où elle atteint 2 hectares et demi pour les vignerons ne vivant que de la vigne. Le nombre des exploitations d’une superficie égale ou supérieure à 2 hectares passe de 535 en 1950 à 3 607 en 1982, dont 582 d’une superficie supérieure à 5 hectares contre 90 en 1950. C’est dire l’importance de la transformation sociale intervenue en une génération et dont témoigne la fin de la désaffection portée par les jeunes au vignoble champenois.
Simultanément, le Vignoble accentue considérablement son autonomie par rapport au Négoce. De 1958 à 1982, les surfaces cultivées en vignes s’accroissent de 33% pour le Négoce mais de 125% pour le Vignoble, favorisé par la politique sociale suivie en matière de délivrance des autorisations de plantations et d’intervention de la S.A.F.E.R.51. Dans le même temps, les expéditions de champagne du Négoce sont multipliées par quatre mais celles du Vignoble par huit. La manipulation prend en effet une importance décisive. Les récoltants-manipulants, qui étaient 1 300 à la veille de la guerre, sont déjà 3 000 en 1968 et près de 5 000 vingt ans plus tard. Dans les années 1940, leurs expéditions se chiffraient à 3 millions de bouteilles. Elles s’élèvent à 7 millions et demi en 1958, 10 millions en 1960, 26 millions en 1970 et près de 61 millions en 1980 ! En 1982, le Vignoble assure le tiers de la production de champagne et, on l’a déjà noté, fournit la moitié du marché français contre seulement 13 % en 1960.
Dans ces chiffres sont comprises les expéditions des coopératives qui, avec l’appui du gouvernement et de l’interprofession du champagne, ont pris un grand essor. À partir de 1947, l’Etat finance 20 % des constructions nouvelles et le C.I.V.C. participe aux frais envisagés. Dans les années 1960, l’aide s’amplifie et la totalité des subventions peut atteindre 80% des besoins. Une coopérative qui se monte se voit donc subventionnée pour une bonne partie de ses dépenses d’installation, bénéficiant pour le reste d’avances du Crédit agricole. En 1950, il existe déjà 52 coopératives ; il y en a 120 en 1965 et 145 en 1980. On trouve parmi elles de puissantes coopératives régionales ou unions de coopératives, qui produisent du champagne pour le compte des coopératives locales.
Une très importante union de coopératives, le Centre vinicole de la Champagne, est créée à Chouilly, près d’Épernay, en 1971. Elle a pour adhérents 5 coopératives régionales, 63 coopératives locales et 20 particuliers, représentant 4 000 vignerons exploitant 1 200 hectares répartis sur 150 crus. Elle a une capacité de stockage de 80 000 hl et tire en année normale 6 millions de bouteilles de champagne (en trois cuvées de qualités différentes) dont 4 millions retournant aux adhérents. Elle est dotée des derniers perfectionnements techniques, dont un appareillage pour l’analyse des moûts au sortir même des camions-citernes, à la cadence de 40 analyses à l’heure. Et pour mieux commercialiser ses vins, elle s’associe en mai 1983 au groupe Berger, extérieur à la Champagne.
Depuis 1950 le pouvoir d’achat des vignerons peut être maintenu bon an, mal an, malgré l’inflation, grâce à l’augmentation quasi continue du prix du raisin (30 % en francs constants entre 1962 et 1979) se conjuguant avec celle des rendements, sans oublier pour les récoltants-manipulants la valeur ajoutée du produit fini.
Le Négoce continue à faire preuve du dynamisme qui avait fait la fortune du champagne au XIXe siècle et qui a permis, conjointement avec celui du Vignoble, l’expansion prodigieuse que l’on a constatée entre 1950 et 1980. Aux mains d’hommes actifs, entreprenants, les maisons adoptent une option semi-industrielle. On creuse à fouille ouverte des caves à plusieurs niveaux, on installe des cuveries spectaculaires, on automatise les chaînes de dégorgement et d’habillage. Ainsi, tout en gardant intactes la qualité et la personnalité du champagne de chacune des marques, on améliore la productivité, ce qui rend possible le maintien de prix de revient raisonnables et de prix de vente susceptibles de ne pas effrayer une clientèle en constant élargissement.
Le Négoce plante de la vigne dans les limites admises par la réglementation, mais celle-ci ne lui permet pas d’accroître son vignoble dans une proportion correspondant à ses besoins. Il lui est donc de plus en plus difficile, au cours de cette période d’expansion, de se procurer les raisins qui lui sont nécessaires et pour lesquels il se trouve désormais en concurrence avec les récoltants-manipulants. Les achats sont onéreux, non seulement à cause du taux élevé des primes exceptionnelles en période de pénurie, mais aussi par suite du resserrement progressif de l’échelle des crus. En outre, certains négociants sont dans l’obligation, pour améliorer leurs approvisionnements, de faire appel à des vins sur lattes achetés fort cher en spéculation.
Si bien que la croissance du Négoce, pour spectaculaire qu’elle soit, est irrégulièrement répartie. Depuis le début du siècle, quelques maisons se sont créées en dehors des grandes localités et ont atteint à la notoriété, comme René Brun, Collery et Gosset à Ay, Oudinot à Avize, Brice-Martin-Tritant à Bouzy, Gardet à Chigny, Legras à Chouilly, Gobillard à Pierry, et quelques autres. Elles sont généralement de tradition vigneronne, parfois très ancienne, comme c’est le cas pour la famille Gosset dont les ascendants cultivaient déjà la vigne à Ay au XVIe siècle. Par contre, des maisons anciennes ou nouvelles, en général de taille modeste, se sont peu développées, parfois même ont stagné ou régressé. Plusieurs cessent leur activité, surtout entre 1956 et 1964, période au cours de laquelle 45 entreprises ferment leurs portes ou font l’objet d’absorption ou de regroupement. À quelques exceptions près, il s’agit de petites maisons dont la disparition est compensée dans les années 1970 par des créations, si bien qu’en définitive entre 1945 et 1980 le nombre des négociants exploitants n’a diminué que de 20 %.
À l’opposé, cependant, les maisons importantes progressent rapidement, six d’entre elles atteignant entre 1969 et 1979, soit en dix ans, une croissance supérieure à 200 %, l’une d’elles expédiant même à elle seule 18 millions de bouteilles en 1978. On observe une accentuation du clivage entre le groupe des dix premières maisons et le reste du Négoce. Ce peloton de tête, représentant moins de 10 % de l’ensemble des maisons, et à l’intérieur duquel chacun garde sensiblement sa place, prend une part de plus en plus importante dans les expéditions du Négoce ; de 46% en 1955, elle passe à 55 % en 1959 et, après avoir marqué un palier entre 1959 et 1967, elle atteint 71% en 1979 et 76% en 1982. Ce sont les maisons qui, partant d’un seuil déjà appréciable, ont su le mieux concilier notoriété, productivité, financement et politique des prix et des marchés.
À l’échelon individuel, la structure familiale doit parfois se transformer ou même disparaître pour laisser la place à des sociétés dont certaines font appel à l’épargne publique. Mais beaucoup de maisons ont encore une gestion familiale et, comme au XIXe siècle, on trouve toujours des femmes de grande distinction à la tête de plusieurs d’entre elles à une période ou une autre de l’époque considérée.
C’est le cas notamment de Mme Olry-Roederer qui, ayant remplacé à partir de 1932 son mari, Léon Olry-Roederer, dirige son entreprise pendant de longues années avec dynamisme et autorité et est l’artisan de la forte implantation de sa marque en Suède. C’est le cas de sa fille Mme Claude Rouzaud, de Mme Boizel, déjà rencontrée en étudiant les apports étrangers au négoce champenois, de Mme Chayoux, pour Ayala et De Montebello, de la baronne d’Alès, pour Piper-Heidsieck, de Mme Abel Lepitre, pour Abel Lepitre, de Mme d’Anglemont de Tassigny, pour Jacquesson, de Mme Mérand pour De Castellane. Quant à Mme Bollinger, elle dirige personnellement avec autorité et compétence de 1941 à 1977 la maison qui porte son nom, décidant elle-même des cuvées et étendant encore la réputation de son excellente marque.
Les trente-cinq années de l’après-guerre voient des fusions assez nombreuses et parfois retentissantes, soit par prise de contrôle d’une maison gardant sa personnalité, soit par absorption pure et simple de maison ou de marque, phénomène qui s’était d’ailleurs manifesté sporadiquement dès l’entre-deux-guerres.
Dans le même temps, dans l’impossibilité où elles se trouvent d’étendre davantage leur activité en raison des limitations apportées à leurs approvisionnements en raisins, certaines des maisons les plus importantes se diversifient dans la production de vins mousseux hors de Champagne, et même en Californie, et dans les parfums, la haute couture, l’hôtellerie, etc. Comme le disait au cours d’une conférence faite à l’assemblée générale de l’A.V.C. du 26 novembre 1966 H. Pestel, directeur de l’ I.N.A.O. : Les professionnels d’un vin à A.O.C. dont le besoin ou le désir d’enrichissement ou de puissance est illimité doivent envisager de satisfaire cette passion non pas par le développement indéfini du commerce ou de la production de leur appellation, mais en adjoignant à ceux-ci le commerce ou la production d’autres produits.
On assiste aussi, et cela depuis peu avant la deuxième guerre mondiale, à des transformations de petites maisons anciennes, qui deviennent rapidement de grosses, et même de très grosses entreprises par suite du dynamisme de leurs nouveaux dirigeants, s’appuyant parfois sur des changements de structure. Taittinger, à Reims, reprend en 1932 la maison Fourneaux, remontant à 1734, et acquiert la notoriété en très peu de temps, avec un chiffre d’affaires en constante augmentation et une introduction en bourse. Veuve Laurent-Perrier, à Tours-sur-Marne, d’ancienne mais modeste origine, après avoir changé de mains en 1938 devient une importante maison de grande qualité, en continuelle expansion. Besserat de Bellefon, partant d’une maison Besserat fondée à Ay au milieu du XIXe siècle, entre en 1959 dans le groupe Compagnie générale Dubonnet-Cinzano, s’adjoint la maison Salon, se regroupe à la sortie sud de Reims, puis entre en 1976 dans le groupe Pernod-Ricard et absorbe finalement en 1981 une autre maison Besserat, Edouard Besserat. On voit enfin dans la même période des maisons datant de l’entre-deux-guerres, ou de l’immédiat après-guerre, qui prennent une place importante au sein du Négoce. On peut citer : Trouillard et Cie, créée en 1919, qui reprend l’excellente et ancienne maison de Venoge ; Abel Lepitre, créée en 1924 et dont l’expansion est favorisée dans les années 1950 par la fusion avec George Goulet et avec De Saint-Marceaux, marques de solide et vieille réputation ; Marne et Champagne, créée en 1933, très grosse affaire exploitant une centaine de marques, dont certaines proviennent également de maisons de tradition comme Giesler, Gauthier, Geismann ; A. Charbaut et Fils, créée en 1948, qui se fait très vite une place enviable en France comme à l’étranger, y compris sur le difficile marché américain. Malgré ces changements notables, on reste frappé, à l’examen de la situation d’ensemble du Négoce, par la continuité de la profession, continuité d’autant plus remarquable qu’elle a doublé son activité en quatorze ans.
Lorsque l’on considère le chemin parcouru depuis un siècle et demi, on doit rendre hommage aux professionnels, négociants et vignerons. Leur action concertée a suscité, puis entretenu et développé, la réussite presque incroyable du champagne et fait de ses terroirs la région viticole de France qui, entre 1950 et 1980, a progressé le plus en ce qui concerne la superficie, les expéditions, le chiffre d’affaires. Les crises des années 1970 ont cependant montré qu’une certaine prudence était nécessaire dans les entreprises économiques de la Champagne viticole. Voici ce que déclarait à ce propos Claude d’Hautefeuille, président du Syndicat de grandes marques de champagne, à l’assemblée du Syndicat général des vignerons de la Champagne délimitée du printemps 1974 : « Notre objectif ne doit plus être le progrès triomphant, incontrôlé, mais la mesure d’un marché qu’il nous appartient de planer selon les réalités. »
La tâche des responsables n’a pas toujours été facile dans ce domaine car en période de croissance le succès grise et les renversements de tendance sont ressentis durement. À la suite des récoltes de 1978 et de 1980, décevantes, comme on l’a déjà noté, du point de vue de la quantité, voici ce que disait Marc Brugnon, président du Vignoble, au banquet 1981 de l’A.V.C. : « Le champagne est bien un produit de la nature. Deux fois en trois ans elle nous l’a rappelé. En conséquence, nos activités seront toujours soumises à ses caprices, à ses variantes, à ses accidents et, bien entendu, l’organisation de nos activités, de notre économie, devra en tenir compte ». Quant à Jean-Michel Ducellier, président du Négoce, au même banquet, il prononçait ces paroles : « Cette crise est grave, sans doute la plus grave que nous ayons jamais connue, mais nous en sortirons et nous repartirons bientôt vers de nouveaux succès, car il ne faut jamais désespérer de la Champagne. »
En réalité, comme le faisait remarquer Jean Piérard dans le Bulletin d’information du C.I.V.C. du 4e trimestre 1979, sous des dehors brillants la Champagne viticole est le plus souvent obligée de vivre dangereusement, partagée entre la fragilité et l’incertitude. S’il est vrai que les récoltes de 1982 et 1983 ont réconforté les professionnels, la décennie qui s’est ouverte en 1980 avait néanmoins apporté dans ses bagages la pénurie des stocks, la récession des ventes et des impôts exceptionnels venant aggraver une fiscalité inadaptée à la viticulture. Mais, comme on vient de le voir, il en faut davantage pour abattre le moral des négociants et des vignerons de la Champagne viticole. L’histoire du champagne, (qui se prolongera bien au delà de ce livre !) , démontre abondamment que leur dynamisme, leur faculté d’adaptation et l’excellente organisation de leur interprofession sont les gages d’une réussite qui n’est pas près de s’éteindre.
[1] URBAIN (Paul) et Léon JOURON. Le Vignoble champenois, sa culture et ses produits du Ve siècle à nos jours. Neufchâtel-en-Bray, 1873.
[2] PACOTTET et GUITTONNEAU. Vins de Champagne et vins mousseux. Paris, 1918.
[3] Alors que le traitement d’un million de bouteilles nécessite en remuage manuel un espace de 1500 m2, en remuage automatique 400 m2 sont suffisants.
[4] Dans la série des grandes bouteilles, cri 1951 Georges Chappaz (9G) s’arrêtait au magnum, mais le jéroboam figurait au Dictionnaire encyclopédique Quillet de 1946 ; cri 1952 Maurice Hollande s’arrêtait au jéroboam ; en 1962 André Simon citait toutes les grosses bouteilles, sauf le balthazar, qui figurait pourtant en 1960 au G""rand Larousse encyclopédique. En 1954, le C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne) présentait un nabuchodonosor en Amérique.