Mais le rite le plus généralement lié au champagne, jusqu’à en être inséparable, c’est le toast, autrefois appelé santé. La tradition est aussi respectable que vénérable.
Legrand d’Aussy écrit dans son Histoire de la vie privée des François que dans l’origine, l’usage de se porter des santés n’étoit chez les Anciens, qui l’ont transmis, qu’une cérémonie religieuse. Par la suite on trouva qu’il étoit plus gai de célébrer, le verre en main, les plaisirs de ses amis, ou de boire à la santé de celle qu’on aime. Et Franklin précise que parfois, on mettait au fond du verre une croûte de pain rôtie, et le verre passait de main en main avant d’arriver au convive à qui l’on buvait. Celui-ci vidait le verre et mangeait la rôtie, appelée « toustée » ou « tostée », d’où nous avons fait toast [1]. Les toasts publics portés en fin de repas ont été mis à l’honneur, pour des politiques, par les révolutionnaires de 1789, et A.B. de Périgord, dans son Nouvel Almanach des gourmands se réjouissait en 1825 de cette mode salutaire et éminemment philanthropique établie depuis quelque temps, de porter des toasts au moment du dessert.
Le champagne semble avoir été rapidement adopté pour cet usage et on a vu que c’est une des raisons pour lesquelles il a longtemps été considéré principalement comme un vin de dessert et qu’il est encore si souvent bu à la fin des repas et aux vins d’honneur.
Porter des santés en tête-à-tête ou dans un groupe restreint est par contre une coutume controversée. Jean-Baptiste de la Salle, rémois, fondateur de l’Institut des frères des écoles chrétiennes, écrivait déjà au début du XVIIIe siècle que porter des santés aux uns et aux autres, pour les obliger de boire davantage, c’est une pratique qui sent le cabaret, et qui n’est plus en usage parmi les honnêtes gens, à moins qu’on ne soit avec ses amis les plus familiers, et qu’on ne le fasse par marque d’amitié ou de réconciliation [2].
Mais quel joli geste, justement, que la santé portée à son voisin sous le signe du partage du champagne, le vin de l’amitié. On trinque, en choquant légèrement les verres, et le son cristallin de leur rencontre est le gage de la communication des cœurs. Il est regrettable que cet usage, resté très vivant dans toutes les classes sociales de beaucoup d’autres pays, soit souvent considéré en France comme trop populaire. Le Code Gourmand affirmait avec juste raison que l’antique usage de trinquer doit être religieusement maintenu, et il faut écouter Béranger qui chantait :
Qu’aujourd’hui l’on traite d’abus
Quand du mépris d’un tel usage
Les gens du monde sont imbus,
De le suivre, amis, faisons gloire,
Riant de qui peut s’en moquer.
Le préfet Gandouin, dans son Guide du protocole et des usages, qui date de 1972, dit combien il est charmant de heurter légèrement un verre rempli d’un vin généreux contre celui de ses hôtes. Il ajoute fort pertinemment : C’est d’ailleurs une pratique courante dans la plupart des pays étrangers et je voudrais pour ma part qu’on la maintienne chez nous sans arrière-pensée.
D’autres manifestations, bien que moins fréquentes, sont associées à l’image du champagne, vin de la fête. Lurine et Bouvier citent en 1841 le Jeu des pyramides, où l’on doit vider des pyramides de verres pleins de champagne [3]. Appelé aussi Fontaine de champagne ou Cascade de champagne, il consiste à élever une pyramide de verres en plaçant directement ceux d’un étage sur ceux de l’étage inférieur, puis, dans le verre qui couronne l’édifice, à verser le champagne, qui s’écoule de palier en palier en une cascade dorée et mousseuse, remplissant tous les verres au passage, merveilleux symbole de sa générosité inépuisable [4]
Dans le domaine des contenants, que penser du champagne bu dans les chaussons des ballerines ? Probablement qu’il faut en être très admirateur pour se livrer à cette bizarrerie. C’est une coutume qui a pris naissance, semble-t-il, dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Le Connaisseur du 6 juin 1754 rapportait qu’au cours d’une joyeuse réunion un jeune débauché avait enlevé le soulier d’une fille de joye et l’avait rempli de champagne qu’il avait bu à sa santé. Dans les années 1900, le soulier de la fille de joie est devenu le chausson de danse dans lequel avaient l’habitude de boire du champagne les jeunes lords de la cour d’Edouard VII, lui-même, comme on le sait, amateur passionné du champagne et des danseuses de Covent Garden et de l’Opéra de Paris. Et en 1983, Ronald Searle, dans The Illustrated Winespeak, a encore dessiné un gentleman buvant dans la botte d’une jeune femme dont il a paré la jambe nue de bijoux et de perles.
D’autres récipients inattendus sont aussi utilisés pour le champagne. À un officier affecté à un régiment de cuirassiers, on fait vider à son arrivée le plastron ou la dossière de la cuirasse de la salle d’honneur du régiment après y avoir versé une bouteille. En Champagne, le soir d’une noce, on part dans la nuit à la recherche des mariés et quand on les a trouvés dans leur intimité on leur offre du champagne qu’ils doivent boire en public dans un pot de chambre pour... réparer leurs forces. À noter que traditionnellement un œil est peint dans le fond du pot de chambre réservé, en principe, à cet usage.
Il faut se réjouir qu’ait disparu l’habitude qu’avaient certains, à la Belle Epoque, et encore dans les Années folles, de briser les verres après les avoir vidés, selon la coutume russe. On prétend que ce fastueux gâchis avait été inspiré par une grande firme française de verrerie qui, s’installant vers 1900 en Russie, avait lancé cette mode pour stimuler la vente. Le champagne est un vin distingué qui s’accommode mal de ces mœurs de moujiks habitués à l’alcool de grains, même si elles sont le fait de boyards buveurs de champagne. Le général Lasalle, si admirable par d’autres côtés de son caractère, avait institué ce rite pour sa division. Le commandant Dupuy raconte qu’invité par le 3e chasseurs à cheval à la réception offerte par celui-ci au 11e chasseurs à cheval passant dans sa garnison, après de nombreux toasts et force libations de champagne, le général Lasalle porta la santé du colonel du 11e. « Après cette santé, dit-il, on n’en porte plus d’autres » et il lança avec force son verre dans une glace qui se trouvait près de lui. Le commandant Dupuy ajoute : C’était une mode assez extravagante que le général avait établie ; elle fut généralement adoptée par les régiments de sa division [5].
Le champagne sert aussi de support à un certain nombre de manifestations qui tiennent à la fois du rite et du jeu. Tel est le Ban de cavalerie, qui met encore en cause des militaires, à nouveau des cuirassiers. On chante : C’était un jour, à Reichshoffen, / Il fallait voir les cuirassiers charger. Le chef de ban proclame : « Au pas », et chacun scande le pas des chevaux en tapant de la main sur la table. On fait de même pour le trot, puis, beaucoup plus violemment, pour le galop jusqu’au commandement de « Ralliement » qui termine le jeu, qui a consisté à faire tout le bruit possible sans renverser les verres de champagne que les trépidations de la table font vaciller sur leur pied.
Après 1830, on sentit généralement le besoin de « vider » le vin de Champagne au lieu de le boire, lit-on dans la Physiologie du vin de Champagne, qui explique comme suit les règles de la mirobolante merveille du Grand galop : Il faut six convives au moins ; chacun des six buveurs est obligé d’ingurgiter quatre verres de vin de Champagne, tandis que les cinq autres partners entament un couplet qu’il est forcé de reprendre ou de continuer en chantant ; de cette façon tous les verres pleins se vident, tous les verres vides s’emplissent sans cesse ; la chanson va toujours son petit train poétique et le combat finit faute de combattants On voit que ce genre d’exercice s’apparente plutôt à la gloutonnerie qu’à la dégustation, comme d’ailleurs la Coupe d’Hercule, réjouissance consistant à boire une bouteille et demie de champagne dans un verre conique propre à cet usage. L’esprit est le même pour la Cloche du village, la Pomponnette et le Général Paf.
Selon les Physiologies parisiennes, la Cloche du village est une onomatopée-romance dans laquelle le son de la cloche est imité par le chanteur ; à chaque coup du battant, il faut qu’un verre de champagne soit ingurgité. Un domino de moyenne force ingurgite dix verres de champagne pendant la susdite romance, il y a des débardeurs qui vont jusqu’à vingt ; ils ingurgitent deux fois pendant une mesure du chant. La Cloche du village était en honneur dans les soupers des bals masqués de la Monarchie de Juillet. Pour Maurice Hollande, boire à la pomponnette consiste à remplir et vider sans désemparer douze verres de champagne pendant la sonnerie des douze coups de midi [6]. C’est, en somme, une variante de la Cloche du village.
Quant au Général Paf, son origine est américaine et remonte aux années de la prohibition dont les ukases, comme on le sait, étaient souvent tournés. Voici comment Georges-Michel explique ce jeu :
On est au bar. Tout à coup, une jeune dame se lève, prend son verre et dit : « I drink to General Paf », et elle choisit quelqu’un pour boire avec elle. Alors, ensemble, elle et son partner lèvent leur verre, tenu entre le pouce et l’index, et disent : « I drink to General Paf ». Ils boivent une gorgée, font un clignement d’yeux, posent leur verre, et avec l’index de chaque main donnent un coup sur leur front, un coup sur leur joue, un coup sur leur menton, un coup sous la table, un coup sur leur genou, un coup sur le bout de leur pied, puis font une révérence. Cela exécuté, ils reprennent leur verre, cette fois avec deux doigts, et disent : « I drink to General Pafpaf ». Ils boivent deux gorgées, posent leur verre en frappant deux fois la table après avoir fait deux clignements d’yeux et avec deux doigts, tapent deux fois le front, etc. Après quoi ils reprennent le verre avec trois doigts disent : « I drink to General Pafpafpaf ». Ils boivent trois gorgées, font trois clignements d’yeux, etc. Si l’un des joueurs se trompe, il doit tout recommencer.
[1] FRANKLIN (Alfred). La Vie privée d’autrefois. Paris, 1898.
[2] Jean-Baptiste de LA SALLE. Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne. Paris, 1782.
[3] LURINE et BOUVIER. Physiologie du vin de Champagne par Deux buveurs d’eau. Paris, 1841.
[4] Le record de hauteur de la Fontaine de Champagne a été établi en 1981 par Jean-Marie Dubois, directeur des relations extérieures de Moët et Chandon, avec 1 365 verres. Il a été battu en 1982 par Pascal Leclerc-Briant, viticulteur de Cumières, avec 4 153 verres en 25 étages, le dernier à 4,50 m de la base constituée par 468 verres posés sur une plaque de verre de 1,30 m de diamètre, supportée par 25 jéroboams.
[5] Commandant Victor DUPUY. Souvenirs militaires de Victor Dupuy. Paris, 1892.
[6] HOLLANDE (Maurice). Connaissance du Vin de Champagne. Paris, 1952.