UMC - Grandes Marques et Maisons de Champagne

Histoire du champagne

La cuisine au champagne

Paul Valéry a écrit : Quoi de plus important que l’acte du repas ? L’homme du monde le moins observateur ne voit-il pas dans l’installation et le progrès rituel d’un repas une ordonnance toute liturgique ? Toute la civilisation ne paraît-elle point dans ces apprêts et dans ces soins qui consacrent une conquête de l’esprit sur l’impulsion dévorante directe [1] ? C’est l’honneur du champagne, vin de la civilisation, vin de l’esprit, d’être étroitement associé au repas, comme boisson de grande classe, d’une part, comme ingrédient de haute cuisine d’autre part.

HISTORIQUE DE LA CUISINE AU CHAMPAGNE

Déjà en 1712 le grand Massialot, qui écrivait dans Le Nouveau Cuisinier royal et bourgeois que le plaisir de la table est de tout âge, de tout sexe et de toute nation, proposait dans son ouvrage des filets de saumon au vin de Champagne, des écrevices au vin de Champagne et bien d’autres préparations dans lesquelles entrait le vin d’Ay, de Reims et d’Épernay. Menon, en 1746, avait introduit quelques recettes au champagne dans La Cuisinière bourgeoise. Mais lorsqu’il publia en 1755 Les Soupers de la Cour, ce fut un festival. Le champagne y était choisi de préférence aux autres vins dans 90% des préparations comportant le mot vin dans leur titre. Sur 1 082 recettes de viandes, volailles, poisons, terrines et sauces, le champagne était utilisé 246 fois, soit près d’une fois sur quatre.

On voit par là l’importance qu’avait prise dès le XVIIIe siècle le champagne dans la gastronomie française et le caractère raffiné qu’a toujours eu son image. C’était pratiquement le seul vin à être admis à l’honneur de figurer dans la cuisine du roi et de sa cour, où il relevait souvent de son panache de solides nourritures terrestres pour en faire des préparations baptisées de noms poétiques ou suggestifs, comme les Crêtes de coqs en pagode au vin de Champagne, recette dans laquelle entraient foie gras, lard et autres délicatesses, ou les Côtelettes de mouton à l’amoureuse dont voici la recette :

Lardez si vous voulez des côtelettes de mouton avec du moyen lard ; mettez-les dans une casserole avec deux pains de beurre, persil et sariette en branches ; passez-les sur le feu jusqu’à ce qu’elles soient à moitié cuites ; mettez-les égoutter, et les mettez ensuite dans une casserole, avec des filets de jambon, oignons, carottes, panais, que vous aurez passés sur le feu avec un peu d’huile ; mouillez avec un verre de champagne, un peu de coulis, faites bouillir doucement jusqu’à ce que les côtelettes soient cuites, et qu’il reste un peu de sauce ; dégraissez, servez les filets sur les côtelettes [2].

On utilisait le champagne en abondance et c’était chose toute naturelle pour un cuisinier de grande maison d’annoncer à son maître : Eh bien, monseigneur, je vous préparerai un sanglier à la crapaudine, il aura bu soixante bouteilles de vin de Champagne [3].

Au XIXe siècle, la faveur dont jouissait en cuisine [4] le vin de Champagne n’a fait que s’affirmer. Carême, un des maîtres de l’art culinaire, en faisait un usage constant, comme on a déjà pu s’en apercevoir dans la première partie de cet ouvrage. Il le considérait comme le couronnement de son œuvre ainsi qu’en témoignent les lignes suivantes, qui ont trait à une recette de son invention, la Carpe à la Chambord Royale : Cette nouvelle Chambord a une physionomie qui la distingue ; elle réunit l’élégance à la délicatesse de ses garnitures : la sauce au vin de Champagne en rehausse la succulence [5].

La sauce au vin de Champagne a été servie pour la première fois en 1815 à l’Elysée-Bourbon. En voici la recette : Après avoir habillé deux moyennes soles, vous les coupez en escalopes, et les mettez dans une casserole à ragoût, avec une demi-bouteille de vin de Champagne, deux maniveaux (petits paniers à champignons, par extension, champignons), deux oignons et des carottes émincées, deux échalotes, une petite gousse d’ail, un bouquet assaisonné, un peu de mignonnette (chicorée sauvage) et de macis (muscade). Faites mijoter et réduire à petit feu pendant 30 à 40 minutes, après quoi vous passez cette essence avec pression par l’étamine, ensuite vous y joignez deux grandes cuillerées à ragoût de sauce allemande, et quatre maniveaux tournés et leurs fonds ; faites réduire de la manière accoutumée ; ajoutez un verre de champagne, et, dès que la sauce est réduite à point vous la versez dans une casserole à bain-marie. À l’instant du service, vous y mêlez un peu de glace de volaille et de beurre d’Isigny.

Carême se plaignait en 1821 de ne pas avoir à Vienne les vins exquis de France mais il trouvait tout de même du champagne pour y cuisiner esturgeon, truites, darnes de saumon avec la sauce au vin de Champagne [6]. Il faisait cependant la part de ce qui mérite d’être préparé au champagne et de ce qui n’en est pas digne. Il cuisait le Turbot à la française avec une forte mirepoix au vin de Champagne et il présentait le Turbot à la royale avec deux saucières contenant la sauce au vin de Champagne, mais il écrivait que le cabillaud se cuit au vin de Chablis, tandis que le Saumon à la Rothschild demande une excellente mirepoix mouillée avec quatre bouteilles de champagne. La proportion peut sembler élevée mais confirme ce que Grimod de la Reynière écrivait du saumon, qu’il conseillait de faire au vin de Champagne : Ce poisson est un peu ivrogne, et encore lui faut-il du meilleur [7].

Carême a été le premier à utiliser le champagne pour la confection des potages, qu’ils soient à la parisienne ou à la française, ou qu’ils fassent partie des Traités des potages anglais, polonais ou russes ou portant d’autres noms cosmopolites que l’on a eu l’occasion de rencontrer lors de l’étude du succès du champagne sous la Restauration.

Au XIXe siècle les hommes de lettres étaient souvent gourmets, ou tout au moins gourmands. Carême a créé une Moyenne grosse pièce de matelote d’anguille à la Victor Hugo, pour laquelle on devait garnir l’intérieur de l’anguille avec le ragoût indiqué matelote au vin de Champagne. Thomas Moore louait les rognons fantastiques sautés au vin de Champagne du Café Hardy [8]. Alexandre Dumas préparait lui-même des Grives à la Polonaise selon une recette dans laquelle entrait le champagne et que voici :

Quand vos grives sont épluchées, vous les passez dans une casserole avec lard fondu, des truffes et des champignons ; ajoutez cinq ou six petits oignons, bouquet garni, un ris de veau blanchi, une tranche de jambon fumé. Mouillez ensuite d’un verre de vin de Champagne et d’un peu de coulis, salez et poivrez, laissez cuire doucement. Après cuisson, arrosez d’un jus de citron, enlevez le bouquet et la tranche de jambon ; servez, à sauce réduite, les grives montées en buisson, flanquées du ris de veau découpé en tranches [9].

Les frères Goncourt ont noté dans leur Journal qu’ils ont dîné le 7 mai 1894 chez Zola, dans sa belle grande salle à manger nouvelle, et qu’ils ont fait un très beau et très fin dîner, au milieu duquel a été servi un plat exquis : des bécasses au vin Champagne, dont la recette a été rapportée par Mme Zola de Belgique.

Il est donc bien établi, après deux siècles de pratique par les plus grands professionnels, et de louanges par les plus fins gourmets, que la cuisine au champagne a ses lettres de noblesse. Aujourd’hui, elle n’a rien perdu de son prestige et tous les gastronomes l’exaltent. En hommage à Curnonsky, lors du Dîner du centenaire qui a été donné à l’Hôtel de Paris, à Monaco, en avril 1972, le menu comportait un Homard à la gelée au champagne. Nicolas de Rabaudy a écrit dans la revue Boissons (décembre 78) que les plats au champagne acquièrent un raffinement que n’ont pas les plats au vin blanc, que la cuisine passe là du rang bourgeois à l’étage gastronomique. Il ajoute : Le turbot, le poulet, la choucroute même, sont magnifiés par le vin blond. James de Coquet, tout bordelais qu’il est, n’hésite pas à servir l’entrecôte accompagnée d’une sauce bordelaise, non pas au bordeaux mais au champagne. Il écrit à ce propos : Rien de plus facile à confectionner ; on fait sauter au beurre l’échalote hachée la remuant sans cesse pour l’empêcher de blondir. Lorsqu’elle est devenu translucide, on ajoute un verre de champagne. On fait réduire, on sale, on poivre et le tour est joué. C’est un très bon tour [10].

Quant aux grands cuisiniers, ils sont unanimes à vanter les mérites de la cuisine au champagne et à la mettre en pratique. Du Congrès des chefs des tables royales et présidentielles, qui s’est tenu à Vienne en 1979, est ressorti, a écrit Michel Piot dans le Figaro du septembre 1979, qu’ils portent tous un véritable culte au champagne qu’ils réservent à la préparation des plats les plus raffinés et qu’ils servent régulièrement aux repas d’apparat.

L’INTÉRÊT PRATIQUE DE L’UTILISATION DU CHAMPAGNE EN CUISINE

Tous les professionnels savent que, techniquement, le champagne est un vin idéal pour la cuisine car, comme d’ailleurs le riesling et le chablis, son acidité fait qu’il ne brunit pas, ce qui lui permet de communiquer aux sauces blondes sa fraîcheur et son délicat bouquet. À la cuisson, ses éthers et une grande partie de ses alcools disparaissent par évaporation et seuls demeurent incorporés aux aliments les extraits secs qui les valorisent. Dans tous les cas il joue, et très bien, le rôle des autres vins, qu’il s’agisse par exemple de mariner ou de braiser. Il est particulièrement apte au déglaçage qui, du fait qu’il termine la préparation, lui permet de conserver une partie de son effervescence et de donner au plat plus de légèreté. On peut aussi suivre Robert Courtine qui, dans le numéro d’avril 1980 de la revue Touring, suggérait fort justement que quelques cuillères de champagne moussant soient ajoutées, crues, au moment du service ou presque, et il est bon de savoir qu’il est simple et excellent de verser un jet de champagne sur un poisson grillé, par exemple au barbecue, juste avant de le servir.

Pour la cuisine on utilise en général du champagne brut, sauf pour les viandes braisées et les desserts. Ce n’est cependant pas une règle absolue. Chez Lasserre, pour la poularde au champagne, et à la Tour d’Argent, pour le turbot au champagne, on prend du sec, tandis que chez Ledoyen, pour le sorbet au champagne, on préfère le brut.

Certes, le champagne peut paraître à certains d’un prix trop élevé pour être raisonnablement utilisé en cuisine. Lorsque le roi de Prusse Frédéric II avait appris du prince d’Anhalt que le plat exquis dont il l’avait régalé était du jambon sauté au vin de Champagne, il s’était exclamé : « Au vin de Champagne ! Je ne suis pas assez riche pour payer la sauce » . Mais tout le monde ne tient pas les cordons de sa bourse aussi serrés et il ne faut pas oublier que dans la plupart des recettes où entre le champagne il en faut fort peu, parfois seulement un demi-verre. Il s’agit, non pas d’en inonder les mets, mais de l’incorporer à bon escient dans leur préparation.

Au grand gastronome canadien qu’est Gérard Delage, qui se demandait s’il n’était pas indécent de gaspiller cet excellent vin en cuisine, compte tenu de son prix, l’autre grand gastronome qu’est Simon Arbellot a répondu comme suit dans Dimanche-Matin, journal du Québec : Tout comme la haute couture, la haute cuisine, élégante et raffinée, suppose un magicien. Ici, n’en doutez pas, c’est le champagne. Tout le monde s’accorde à reconnaître au vin de la Marne une souplesse et un bouquet incomparable. Nous aimons l’euphorie qu’il crée autour de lui et nous admirons la douce clarté de son reflet dans le cristal. La cuisine, elle, va encore développer davantage, s’il se peut, toutes ces qualités. Nous les retrouverons dans le sympathique bar et la classique poularde au champagne, tout comme on reconnaît dans une symphonie l’âme des harpes et des violons. C’est pourquoi ils sont nombreux les plats qui, accomodés au champagne, permettent à ce vin fameux de s’exprimer dans toute sa splendeur et de donner aux sauces, aux meurettes, aux civets et aux daubes cette légèreté et ce discret parfum qui sont l’esprit même du terroir champenois.

Les recettes de cuisine au champagne sont en effet fort nombreuses. On en trouvera la meilleure sélection dans la brochure intitulée La Cuisine au vin de Champagne, éditée en 1970 pour le C.I.V.C. par les éditions Lallemand. Vendue en librairie, elle comporte 117 recettes d’aujourd’hui et 26 recettes des grands cuisiniers des XVIIIe et XIXe siècles.

LES ALLIANCES PRIVILÉGIÉES

Il convient de parler de certains comestibles qui ont une affinité spéciale avec le champagne. Voici tout d’abord l’huître. On a vu dans les chapitres précédents que boire du champagne avec des huîtres est depuis plus de trois cents ans la règle. Mais on constate aussi par les œuvres des grands cuisiniers qu’en France les huîtres cuites se préparent traditionnellement au champagne. Il peut en être de même dans les pays étrangers, en Belgique notamment, mais les huîtres y sont fréquemment cuisinées de diverses autres manières, en friture par exemple. La recette ci-après qu’a donnée Massialot dans son Nouveau Cuisinier royal et bourgeois est à la fois simple et excellente, et on remarquera qu’en 1712 il paraissait déjà si évident que les huîtres devaient être cuites au vin de Champagne que celui-ci, s’il est dans la préparation, ne figure pas dans le titre de la recette.

Huîtres en casserole. Ouvrez des huîtres : ayez un plat d’argent, que le cû soit frotté de bon beurre ; arrangez vos huîtres dedans et assaisonnez-les de poivre, de persil haché ; mettez-y un demi-verre de vin de Champagne, couvrez-les de bon beurre frais bien mince et parez-les d’une mie de pain bien fine, et mettez-les cuire avec le couvercle d’une tourtière, feu dessus et dessous, qu’elles prennent une belle couleur.

La truffe se cuit sous la cendre, mais souvent aussi au champagne, surtout lorsqu’elle est entière. La Terreur à peine révolue, Corcelet, le célèbre marchand de comestibles parisien, affichait ses truffes cuites au vin de Champagne, et la tranquillité intérieure revenue avec Napoléon, Carême après avoir cuit comme il se doit son Saumon à l’Impériale avec une mirepoix mouillée de deux bouteilles de champagne, le décorait avec huit hatelets composés chacun de deux grosses truffes cuites au vin de Champagne et de trois petites couronnes de filets de soles Conti aux cornichons. Emile Goudeau, chansonnier périgourdin, demandait au vin qui mousse d’être le plus ensoleillé des rois pour la plus noire des déesses, et au menu du dîner qui termine le roman d’Eugène Sue, Les Sept péchés capitaux, si les truffes blanches du Piémont sont à l’huile vierge, les truffes du Périgord sont au vin de Champagne.

Le champagne s’allie également à la perfection avec la truffe dans diverses préparations. Menon, dans Les Soupers de la Cour, faisait mijoter au champagne des Truffes en puits, farcies de foie gras, moelle de bœuf, persil, ciboules, liez de quelques jaunes d’oeuf et cuites entre bardes de lard, tranches de veau, tranches de jambon  ! Quant à Carême, on lui doit la recette de la Sauce aux truffes, faite au champagne, et celles du Ragoût de rognons de coq à la Périgord et du Ragoût d’estomacs de mauviettes aux truffes, toutes deux réunissant truffes et champagne, ainsi que celle de la Garniture de truffes au vin de Champagne que voici :

Coupez en petites escalopes quatre grosses truffes du Périgord ; puis vous les faites mijoter cinq minutes avec un demi-verre de vin de Champagne ; ensuite vous y mêlez la sauce au vin de Champagne préparée comme de coutume ; faites bouillir quelques minutes le ragoût et servez.

Les écrevises ont aussi partie liée avec le champagne, et Grimod de la Reynière écrivait dans l’Almanach des gourmands de 1804 que les grosses, cuites dans un court-bouillon, ou mieux encore au vin de champagne, forment un milieu d’entremets que nous ne pouvons mieux comparer qu’au buisson ardent de Moïse. Massiolot en donnait dans le Nouveau Cuisinier royal et bourgeois une recette qui demandait de belles écrevises de Seine. Il ne doit plus guère en exister, mais Robert Courtine dit connaître telles écrevisses au champagne du côté d’Epernay parlant au cœur comme à l’estomac.

On peut cependant cuisiner au champagne des comestibles moins recherchés. L’un d’eux donne lieu à la seule recette champenoise classique qui se fasse avec le vin effervescent de la province, la Poularde au champagne. Si, à Reims et à Épernay, il est en effet fréquent de voir le champagne utilisé en cuisine, s’il est de tradition dans les familles de laisser sur la première marche de la cave une bouteille pour cet usage, entamée ou non, il est de fait que la cuisine au champagne a été créée et répandue par de grands cuisiniers extérieurs à la Champagne. L’origine champenoise de la poularde au champagne est indiscutable. Longtemps faite au vin tranquille blanc de Champagne, aujourd’hui au champagne effervescent, sous l’Ancien Régime on l’appelait Poularde Fleur-de-lys, en triple hommage à la monarchie, au champagne qui fait la particularité de la recette par opposition au vin rouge du Coq au Bouzy, au lys des jardins qu’affectionne le vigneron champenois car, comme on le sait, il fleurit en même temps que la vigne de ses coteaux.

En voici deux recettes extraites de La vraie cuisine de la Champagne de Roger Lallemand :

Poularde au champagne

Dans une cocotte faire revenir avec du beurre une carotte et un oignon émincés ; ajouter la poularde préparée pour la cuisson et bien bridée. Lui laisser prendre une belle couleur blonde ; la retourner et l’arroser souvent. Assaisonner de sel et poivre ; ajouter des queues de persil, une brindille de thym, deux petites feuilles de laurier, enfin trois verres de champagne ; couvrir et faire cuire doucement. Un quart d’heure avant la fin de cuisson ajouter deux décilitres de crème fraîche et un peu de fond de volaille réduit. Retirer la poularde dès qu’elle est à point ; rectifier l’assaisonnement de la sauce qui doit être liée et onctueuse ; sinon laisser réduire encore. Passer sur la poularde qui sera présentée entière sur table. Dans la sauce on peut incorporer des petits champignons frais sautés au beurre.

Poularde sautée au champagne

Découper la poularde en morceaux ; les assaisonner et les saisir dans une cocotte où l’on aura mis chauffer du beurre. Couvrir et laisser cuire, sans mouillement, doucement pendant trente-cinq à quarante minutes. Surveiller la cuisson et remuer de temps à autre. Lorsque les morceaux sont cuits, les retirer et les disposer dans un plat creux, tenir au chaud. Jeter dans la cocotte des champignons frais et les faire sauter. Ajouter deux verres de champagne et laisser réduire des trois-quarts. Verser deux verres de crème et laisser mijoter jusqu’à formation d’une sauce onctueuse. Rectifier l’assaisonnement. En napper les morceaux de poularde et servir aussitôt.

LES RAPPROCHEMENTS INATTENDUS

Par la grâce du champagne qui les accommode, certaines denrées communes peuvent accéder à la haute cuisine. Tel est le cas, par exemple, des nouilles, pour lesquelles, à l’occasion d’un concours de cuisson qui s’est déroulé en Allemagne en 1979, un chef a créé des Nouilles sauce au champagne et aux œufs de caille. C’est le cas aussi du riz, avec lequel on fait dans les plus grands restaurants italiens le Risotto allo champagne dont voici une recette enseignée dans les écoles hôtelières de la péninsule.

Pour 4 personnes, 400 gr de riz long, 50 gr d’oignons, 30 gr de parmesan râpé, 50 gr de beurre, jus de viande, ½ bouteille de champagne. Faire revenir oignons, finement coupés dans un peu de beurre, mettre le riz, le faire revenir mouiller avec la moitié du champagne. En cours de cuisson, ajouter le jus viande et un jet de champagne. 3 minutes avant cuisson complète, lier avec reste du beurre, le parmesan et le reste du champagne.

Mention particulière doit être faite de la choucroute au champagne, qui est depuis longtemps un classique de la table, en France aussi bien qu’en Allemagne où Bismarck, en annotant un menu du 8 décembre 1870 comportant du faisan en choucroute, précisait : faisan avec de la choucroute, laquelle était cuite dans le champagne. Il est douteux que celui-ci puisse réellement transmettre son caractère propre à la choucroute crue avec laquelle il cuira quatre ou cinq heures. Par contre, pour Gault et Millau, il semble bienvenu de verser, au moment de servir, du champagne sur le plat de choucroute. Le champagne, dans ces conditions, conserve une plus grande partie de ses qualités et, surtout, « dégraisse » la choucroute et la rend plus légère [11]. Dans certains restaurants, on niche dans le plat un ou plusieurs quarts de champagne, debout et démuselés. La chaleur fait partir les bouchons et le champagne arrose choucroute sous les yeux amusés de l’assistance.

LES DESSERTS AU CHAMPAGNE

Le sabayon, s’il se fait avec tous les vins, est excellent lorsqu’il est au champagne. Une bonne idée est de lui adjoindre quelques gouttes de jus de citron et des zestes d’orange, qui combattent ce qu’il peut avoir d’écœurant goût de certains, et de le servir tiède dans de grands verres à champagne, sur de la glace à la vanille.

Les gelées au champagne ne sont plus guère en usage, mais elles faisaient partie des classiques de la table de l’Ancien Régime. On trouve dans le Cuisinier royal de Viard une Gelée de fleur d’orange au vin de Champagne qui utilise des fleurs d’oranger dégarnies de leurs pistils, du sirop de sucre et une bouteille de vin de Champagne et autant de colle de poisson. À Vienne, en 1821, l’illustre Carême, cuisinier de Lord Stewart, ambassadeur extraordinaire de S.M. britannique, sert une Gelée au vin de Champagne rosé comme dessert ; il en donne la recette dans Le Cuisinier Parisien. En Grande-Bretagne, où les gelées sont encore très en honneur, la gelée au champagne devrait garder son prestige.

Pour les fruits, ce sont surtout les fraises qui retiennent l’attention. Selon James de Coquet, le stimulant qui convient le mieux à la fraise, c’est le vin rouge ou le champagne. Voici la recette des Fraises à la duchesse de la Physiologie du vin de Champagne :

Mouillez d’abord les fraises avec le jus d’une orange de Valence ; ajoutez le jaune de l’orange que vous enlèverez avec la râpe d’un morceau de sucre ; laissez fondre le sucre ; arrosez le tout avec du vin de Champagne frappé, et puis naturellement servez froid [12].

C’est au marquis de Cussy, préfet du palais de l’empereur Napoléon, que l’on doit l’idée de réunir la fraise, la crème et le champagne. Justin Améro dit de lui qu’il était un grand maître en gastronomie. Au rebours de Brillat-Savarin, qui dit-on, professait plus qu’il ne dînait, M. de Cussy commençait par dîner, sauf à professer ensuite [13].

Dans le très sérieux ouvrage de Joseph Roques, le Nouveau traité des plantes usuelles, à l’article Fraise, on lit ce qui suit : La triple alliance. Nous la devons à un homme plus aimable que tous les politiques du monde, à M. le marquis de Cussy. C’est tout bonnement le vin de Champagne qui se marie avec la fraise et la crème. M. de Cussy, pour lui faire honneur, ne prend qu’un peu de potage, quelques filets de sole, une caille ou une aile de bartavelle et quelques belles asperges. Avec ce délicat prélude, il affronte sans crainte cette belle mousse où le champagne, la fraise et la vanille ont laissé leur parfum . Le piquant de l’histoire est que l’éditeur a imprimé en note l’observation suivante : M. Roques a dû se tromper ici. On ne peut pas réunir trois choses froides à la fin d’un dîner abondant. Des fraises, de la crème fouettée et du vin de Champagne, cela est glacial ; dix personnes sur douze succomberaient.

Que l’on se rassure cependant. André Desvignes, qui présida longtemps aux destinées du Royal Champagne, y avait fait figurer à la carte les Fraises à la Cussy, et des milliers de gourmets s’en sont régalés sans aucun inconvénient pour leur santé. Il est vrai qu’elles n’étaient pas servies glacées. En voici la recette :

Pour 4 personnes, 1 kg de fraises, 125 gr de sucre, 1/2 litre de crème double, 1/2 bouteille de champagne. Faites macérer les fruits avec le sucre pendant une heure dans la moitié du champagne. Mélangez au fouet la crème et le reste du champagne. Nappez les fruits avec cette préparation après les avoir dressés dans des coupes.

L’ACCOMPAGNEMENT DE LA CUISINE AU CHAMPAGNE

Tout naturellement, on boira du champagne pour accompagner la cuisine au champagne, en vertu de la règle selon laquelle on doit servir à table le vin qui a été choisi pour la préparation culinaire. C’est d’ailleurs autour de cette merveilleuse association que sont organisées chaque année, dans le monde entier, par les plus grands restaurateurs, des semaines ou des quinzaines du champagne, au cours desquelles sont proposés aux clients les meilleurs champagnes et les meilleures recettes de la cuisine au champagne.

Il est bien entendu que le champagne servi est toujours brut, sauf en fin de repas où il est souhaitable de boire avec le dessert du sec ou, mieux encore, du demi-sec.

Notes

[1(VALÉRY (Paul). Pièces sur l’art.

[2MENON. Les Soupers de la Cour. Paris, 1755.

[3(Louis-Sébastien). Tableaux de Paris. Amsterdam, 1783.

[4Au XVIIIe, le vin de Champagne employé en cuisine n’était généralement pas effervescent, mais il l’était toujours à partir du XIXe.

[5CARÊME (Marc-Antoine). L’Art de la cuisine française au XIXe siècle. Paris, 1847.

[6CARÊME (Marc-Antoine). Le Maître d’hôtel français. Paris, 1822.

[7GRIMOD de la REYNIÈRE (Laurent). Almanach des gourmands. Paris, 1803-1812.

[8MOORE (Thomas). Chefs-d’œuvre poétiques. Paris, 1841.

[9RICHARDIN (Edmond). L’Art du bien manger. Paris, 1904.

[10COQUET (James de). Lettre aux gourmands aux gastronomes et aux goinfres sur leur comportement à table et dans l’intimité. Paris, 1977.

[11GAULT (Henri) et Christian MILLAU, avec la collaboration de Jean-Luc de RUDDER. Guide Julliard du champagne. Paris, 1968.

[12LURINE et BOUVIER. Physiologie du vin de Champagne par Deux buveurs d’eau. Paris, 1841.

[13AMERO (Justin). Les Classiques de la table. Paris, 1855.