Encore faut-il que sa mousse baigne la coque, et les anecdotes ne manquent pas de bateaux au destin fatal pour lesquels la bouteille, lors du lancement, n’avait pas rempli son office.
Pamela Vandyke Price raconte l’histoire qui est arrivée en 1853 au quatre-mâts Great Republic, à l’époque le plus grand navire du monde. La bouteille de champagne destinée à son baptême fut bue durant la nuit par un chapardeur et ne fut pas remplacée. Or, le bateau prit feu peu de temps après sa mise à l’eau, et durant de nombreuses années on a raconté comment la négligence dont avait fait preuve le constructeur en n’achetant pas une autre bouteille de champagne l’avait presqu’acculé à la ruine [1]. On a prétendu que le Titanic, qui fit naufrage lors de son voyage inaugural en 1912, n’avait pas été baptisé au champagne. En 1980 encore, certains ont été tentés d’imputer le naufrage d’Olivier de Kersauson au cours de la traversée de l’Atlantique au fait que la bouteille de champagne ne s’était pas brisée lors du lancement de son trimaran.
Pour les navires de tonnage important, toutes les précautions sont prises aujourd’hui pour que le baptême ait lieu dans les règles, pour la sauvegarde du bâtiment et le plaisir des nombreux spectateurs. La bouteille est lestée de plomb, afin que sans rebondir elle se casse au premier choc. Elle est attachée à un ruban et la marraine, généralement en appuyant sur un bouton, en déclenche la course dont la trajectoire est réglée pour éviter tout incident, comme celui qui se produisit dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, lorsqu’une princesse de Hanovre en lançant une bouteille de champagne sur un bateau qu’elle baptisait atteignit à la tête un spectateur, qui attaqua l’Amirauté en justice. Des bouteilles de réserve sont prévues et on a vu en 1980, au lancement d’un pétrolier, alors que la première bouteille avait failli, la marraine prendre l’initiative d’en lancer directement une deuxième et atteindre avec force et précision sa cible, le champagne se répandant sur l’étrave pour la plus grande satisfaction des assistants. Le rite donne lieu à de nombreuses fictions humoristiques, comme la caricature représentant un parrain en haut-de-forme lisant l’étiquette avant de lancer la bouteille et disant : Un millésime 1955, quel dommage ! ou encore, au cinéma, dans Le Petit baigneur de Robert Dhéry, la bouteille de champagne, projetée par une marraine énergique, faisant... un trou dans la coque !
On ignore l’origine précise de la coutume. Pour les uns, elle remonte aux Grecs de l’Antiquité, du vin ayant été versé, selon la légende, pour demander la protection des dieux lors du départ des Argonautes. Pour les autres, elle se rattache à l’habitude qu’avaient les Vikings de répandre du sang humain sur les bateaux nouvellement construits. Il est certain que dans les temps modernes, depuis très longtemps, la mise en chantier ou l’achèvement d’un bateau, comme d’une cathédrale ou d’un palais, donnait lieu à des cérémonies religieuses et comme il s’agissait d’attribuer un nom au navire, on procédait à une sorte de baptême. Mais on ignore l’époque à partir de laquelle le vin y a été associé. On croit pouvoir établir par contre que c’est en France, au cours du XVIIIe siècle, que le baptême au champagne des navires a été instauré et devint une habitude rapidement suivie dans les autres pays. Voici comment la presse du siècle suivant a raconté le lancement du premier transatlantique moderne, le Great-Britain, le 19 juillet 1843 : Le grand-père de l’empereur d’Allemagne, le prince Albert de Saxe-Cobourg, époux de la reine Victoria, s’était spécialement déplacé. Trente mille personnes étaient là et chaque spectateur retint son souffle lorsque la mère du député de la circonscription lança la traditionnelle bouteille de champagne... et manqua son coup. Le Prince Albert saisit aussitôt une seconde bouteille et la fracassa d’une main leste contre la proue de fer du Great-Britain.
Le dernier transatlantique français fut mis à l’eau en 1962. C’était le France, et la bouteille de champagne, du Charles Heidsieck, fut lancée par Mme Charles de Gaulle. La tradition se maintient dans le monde entier, et il est bon que soit consacré par le vin de la fête et de l’exploit l’aboutissement du travail de tous ceux qui ont participé à la construction du navire.
C’est dans le même esprit qu’aujourd’hui on baptise au champagne toute création, toute nouveauté, qu’il s’agisse d’un livre, d’un disque, d’une voiture ou d’une rose. Ces objets ne supportant pas de recevoir le choc et les éclats d’une bouteille de champagne, on se contente de les asperger plus ou moins symboliquement et les invités font ensuite une grande débauche de champagne. Et même s’il n’est pas question de baptême, toute première importante suppose la présence du champagne. Pour les vols inauguraux du Concorde, les participants en buvaient avant le départ, à nouveau dans l’avion, et après l’arrivée devant les caméras de la télévision américaine ou brésilienne.
[1] VANDYKE PRICE (Pamela). Guide Io the wines of Champagne. Londres, 1979.