Une plaisante anecdote se situe un peu plus tard, la voici telle que la raconte Pierre Andrieu : Sous le Directoire, un général dont la chronique tait le nom, revient un jour brusquement à Paris. Il apprend par la soubrette que Madame prend un Bain de champagne, et, en même temps, que la réserve de la cave s’épuise. Il pénètre dans la salle de bain avec l’intention de tancer sévèrement la jeune femme, mais devant le tableau charmant de la générale, plongée dans un liquide jaune pâle tout crépitant de bulles d’or, il hoche la tête, riant, et dit : « Eh ! Madame, je le savais gourmand, mais je ne le croyais ivrogne ! » [3].
Au XIXe siècle et à la Belle Epoque, ce sont des danseuses et des actrices qui auraient pratiqué le Bain de champagne. Philippe Dumay en parle, au conditionnel, à propos d’Alice Ozy. Quant à Sarah Bernhardt, Emile Moreau affirmait que les Champenois lui avaient offert ce qu’il appelait une trempette au champagne. Plus tard, Marilyn Monroe, aux dires de la presse, aurait eu le caprice de faire remplir sa baignoire de champagne de marque, et 350 bouteilles auraient été sacrifiées pour satisfaire une lubie matinale.
Si l’histoire ne fait pas état de bains de pied au champagne, on peut cependant admirer dans l’Assiette au beurre du 15 février 1902 un dessin en couleurs de Jacques Villon, qui sera l’un des maîtres de la peinture moderne, présentant parmi un groupe de fêtards blasés une jeune femme prenant un bain de pied avec le champagne qu’y verse l’un d’eux. Et dans le domaine des ablutions, on peut rappeler la coutume, évoquée précédemment, de l’arrosage au champagne des gagnants des courses automobiles.
Le champagne donne parfois lieu à des utilisations bizarres. Dans la première partie du XIXe siècle, on s’en est servi en Angleterre pour faire... du cirage ! Le capitaine Rees Howell Gronow raconte dans son livre Reminiscences que Brummel, le célèbre dandy, fut approché un jour par un jeune beau qui lui demanda : « Permettez-moi de vous demander où vous vous procurez votre cirage. Ah ! répondit Brummel, jetant un regard complaisant sur ses bottes, mon cirage positivement me ruine. Je vous dirai en confidence qu’il est fait avec le meilleur champagne. » Et dans Handley Cross, Robert Smith Surtees écrit qu’un certain Mr. Radcliffe se déclara hautement en faveur des revers de botte nettoyés avec du champagne et de la confiture d’abricots.
Il faut mentionner des produits fabriqués avec des bas vins ou des lies mais qui se réclament du champagne, comme le dentifrice au champagne, le vinaigre de champagne, la moutarde au champagne. Celle-ci est d’ailleurs une invention ancienne. Voici ce que l’on pouvait lire dans l’Almanach des Gourmands : Moutarde au vin de Champagne. C’est à M. Bordin que l’on doit ce nouveau produit de sa fabrique. La base de cette moutarde apéritive est véritablement le vin de Champagne, ce qui lui donne un montant, un bouquet et un parfum plus aisés à louer qu’à décrire [4].
Un autre emploi insolite du champagne est celui qu’en faisait au début du XXe siècle un marchand de vin anglais, Frank Hedges Butler, pionnier des ascensions en ballon libre. Il emportait des bouteilles en guise de lest, et après les avoir bues, les jetait par-dessus bord quand il voulait prendre de la hauteur [5].
On pourrait classer dans les emplois bizarres du champagne celui, principalement littéraire à vrai dire, qui consiste à le boire à la santé d’un défunt. Dans Wilhelm Meister Goethe raconte comment le jeune homme, pleurant son amie disparue, vit la gouvernante de celle-ci faire sauter le bouchon et remplir trois verres et dire après avoir vidé tout d’un trait son verre écumant : « Buvez, avant que l’esprit s’évapore. Ce troisième verre, versé à la mémoire de l’infortunée Marianne, laissons-le sans emploi ; laissons tomber la mousse. Comme ses lèvres étaient vermeilles, lorsqu’elle buvait à votre santé. Hélas ! Et maintenant, pâles et glacées pour jamais ! » A citer aussi, dans le même ordre d’idées, James Mc Millan Gibson, citoyen américain mort à Palm Beach en 1966, qui s’est fait enterrer avec deux nabuchodonosors, l’un aux pieds, l’autre à la tête. Mais cela peut aussi relever du louable enthousiasme de l’amateur de champagne.
[1] Vin (Le) de Champagne. Paris, 1977.
[2] FORBES (Patrick). Champagne. The usine, thé land and thé people. Londres, 1967.
[3] ANDRIEU (Pierre). Petite histoire du champagne et de sa province. Paris, 1965.
[4] GRIMOD de la REYNIÈRE (Laurent). Almanach des gourmands. Paris, 1803-1812.
[5] VANDYKE PRICE (Pamela). Guide Io the wines of Champagne. Londres, 1979.