Pourquoi Saint-Vincent est-il devenu le saint patron des vignerons ? De nombreuses hypothèses ont été avancées mais aucune n’a pu être confirmée. Selon Dom Guéranger (L’Année liturgique, 22 janvier), cela pourrait être parce qu’il était chargé en tant que diacre de verser le vin de la messe dans le calice ; mais il n’est pas le seul diacre à avoir été canonisé. Selon certains, il aurait fait un miracle pour démasquer un fraudeur en versant sur sa tunique du vin frelaté dont s’était séparée l’eau indûment ajoutée ; mais cela relève de la légende. Pour d’autres, parce qu’il était martyr, un parallèle aurait été fait, comme souvent dans la religion catholique, entre le sang et le vin ; c’est le thème du Pressoir mystique, si souvent représenté dans l’art religieux. On a même ajouté qu’il aurait été torturé sur une roue de pressoir, mais il est beaucoup plus probable qu’il a subi le supplice du chevalet, les membres déchirés par des ongles de fer [1]. Plus simplement, Saint-Vincent aurait été associé au vin en raison de l’identité qui existe entre ce mot et la première syllabe de son nom, ou à la vigne parce que sa fête tombe le 22 janvier, à une époque réputée favorable pour le début de la taille.
Roger Lecotté, président de la Société d’ethnologie française, a donné une version historique qui concerne les vignobles de l’Ile-de-France et pourrait de ce fait intéresser ceux de Champagne, les vins des deux provinces étant au Moyen-Age confondus. Selon lui, Saint-Vincent serait devenu le protecteur des vignerons de la région parisienne du fait que les premiers colons planteurs de vignes aient œuvré sous la dépendance de l’abbaye Saint-Vincent qui conservait des reliques du saint, venues d’Espagne, et qui devint par la suite Saint-Germain-des-Prés [2]. Il est plus vraisemblable cependant que la dévotion des vignerons champenois à Saint-Vincent se rattache à celle manifestée par leurs voisins bourguignons qui dès le haut Moyen-Age le considéraient comme leur saint patron [3].
La Champagne, en tout cas, est particulièrement riche en reliques de Saint-Vincent. On en trouve à Pocancy (à environ 15 km à l’est d’Épernay), dont l’église conserve un morceau important du crâne, à Saint-Loup de Châlons-sur-Marne, à Saint-Pierre-Saint-Paul d’Épernay, dans les églises paroissiales de Vitry-le-François et de plusieurs communes du vignoble champenois, notamment celles dédiées à Saint-Vincent ou ayant des chapelles qui lui sont consacrées. Il existe en outre dans les églises de Champagne beaucoup de statues, bannières et vitraux représentant Saint-Vincent, en général porteur de la palme du martyre et d’une grappe de raisin. Dans l’église du Mesnil, notamment, on peut voir un vitrail dédié à Saint-Vincent et Saint-Basle, Souvenir de reconnaissance des vignerons du Mesnil pour la merveilleuse vendange de 1865.
Les confréries de Saint-Vincent ont pris naissance au Moyen-Age, les vignerons, comme les autres corps de métiers, éprouvant le besoin de se grouper pour des raisons sociales aussi bien que religieuses. Il a dû y en avoir un grand nombre en Champagne à cette époque, la vigne s’étendant alors dans toute la province, la plus ancienne ayant été selon toute vraisemblance celle des Frères de Saint- Vincent, établie en 1430 à Sainte-Menehould. Beaucoup ont disparu, d’autres se sont maintenues avec des vicissitudes. La confrérie de Vertus, toujours bien vivante au début des années 1980, possède un document manuscrit daté du 19 décembre 1784, aux termes duquel les vignerons et autres habitants de la Ville de Vertus soussignés, désirant et voulant honorer Saint-Vincent leur patron, décident de rétablir la confrérie, laquelle est tombée dans le néant depuis plusieurs années. Les confréries de Saint-Vincent ont pour la plupart été mises en sommeil à la Révolution. Le culte du saint était cependant resté vivant en Champagne, favorisé par l’Eglise depuis 1860 environ. En janvier 1874 on pouvait lire dans le Vigneron champenois : Sur tous les points du vignoble la Saint-Vincent sera solennisée par de gais et joyeux repas de corps ou de famille. On y apprenait aussi que des confréries avaient repris leur activité, à Cumières depuis 1862, à Ay et à Sillery depuis 1865. Un peu plus tard le Vigneron champenois du 31 janvier 1872 signalait que celle de Verzenay se distinguait par sa vitalité.
Cette résurrection, cependant, était loin d’être générale, et au lendemain de la première guerre mondiale, Moreau-Bérillon, sans même évoquer les confréries, écrivait : La Saint-Vincent est encore de nos jours la fête traditionnelle des vignerons, mais ainsi que la plupart des vieilles coutumes d’autrefois, elle perd de plus en plus son antique éclat [4]. Or, on a assisté depuis les années 1930, avec une éclipse due à la deuxième guerre mondiale, à un renouveau d’une telle ampleur qu’en 1970 les confréries de Saint-Vincent couvraient toute la Champagne viticole. Un grand nombre de paroisses ont la leur, mais il existe aussi des confréries en groupant deux ou trois, ou même s’étendant géographiquement sur un large territoire, comme la Confrérie Saint-Paul-Saint-Vincent du Bar-sur-Aubois, créée en 1965 à Colombé-le-Sec.
Ces confréries ont pour but premier l’entraide ; celle d’Épernay, par exemple, fondée en 1865, s’intitule Société de secours mutuels de Saint-Vincent. En outre, elles honorent le saint patron des vignerons, organisent et animent la Fête de la Saint-Vincent dans le cadre de la communauté vigneronne locale et rendent les derniers devoirs à ceux qui sont rappelés à Dieu.
Quelques confréries ont en outre entrepris de jouer un rôle de propagande, à l’occasion de la Saint-Vincent notamment, au profit de la commercialisation du champagne et des coteaux champenois du cru. Elles sont en très petit nombre car en Champagne la fête du saint se célèbre essentiellement au sein de la famille vigneronne, mais leurs activités sont parfois importantes comme à Ambonnay, où la Saint-Vincent a certaines années drainé un public considérable, ou dans l’Aube, où la confrérie du Bar-sur-Aubois reçoit à Colombé-le-Sec dans le beau cellier gothique qu’y possédait l’abbaye de Clairvaux et gère par ailleurs, après l’avoir mis sur pied, le chalet de dégustation de Bar-sur-Aube dont il a été parlé précédemment.
L’emblème de la confrérie est en général le bâton de Saint-Vincent, communément appelé le bâton, longue pièce de bois de section circulaire terminée à une extrémité par la statue du saint, parfois encadrée de palmes plus ou moins stylisées, et fréquemment surmontée d’une couronne ou d’un dais. Certains de ces bâtons sont des chefs-d’œuvre d’art populaire. Selon les confréries, le bâton de Saint-Vincent, parfois remplacé par une statue du saint, est conservé à l’église paroissiale ou détenu pour une année par un confrère, volontaire pour prendre à sa charge les frais de la manifestation de l’année suivante. Le jour de la fête du saint, celui qui a gardé le bâton devient le rendant, alors qu’une année plus tôt il était le prenant, et il est d’usage que le rendant et le nouveau prenant offrent le champagne aux membres de la confrérie.
[1] HURAULT (Abbé). Saint Vincent, martyr, patron des vignerons. Châlons-sur-Marne, 1910.
[2] ROYER (Claude). Les Vignerons. usages et mentalités des pays de vignobles. Paris, 1980.
[3] BALZAC. La Maison Nuncingen.
[4] MOREAU-BÉRILLON (C.). Au pays du Champagne. Le Vignoble. Le vin. Reims, 1922.