L’Ordre des Coteaux de Champagne, seule confrérie bachique représentant l’ensemble de la Champagne viticole en France et à l’étranger, se réclame des Côteaux, gourmets du XVIIe siècle surnommés ainsi en raison de l’attrait qu’exerçaient sur eux les vins des coteaux de Champagne. Boileau, par plaisanterie, les avait fait figurer comme membres d’une confrérie dans sa troisième satire, Le Repas ridicule, parue en 1667 :
Sur tout certain Hableur, à la gueule affamée,
Qui vint à ce festin conduit par la fumée,
Et qui s’est dit Profès dans l’ordre des Côteaux,
À fait en bien mangeant, l’éloge des morceaux.
Je riois de le voir, avec sa mine étique,
Son rabat jadis blanc, et sa perruque antique,
En lapins de garenne ériger nos clapiers,
Et nos pigeons Cauchois en superbes ramiers.
Un profès étant normalement celui qui a prononcé ses vœux dans un ordre religieux, le terme était employé manifestement par boutade. Quant à l’intéressé, il n’aurait pu être un de ces gentilshommes connus alors comme Côteaux car ils étaient tous de noble extraction, fort bien vêtus, et réputés pour être tellement versés dans l’art de la table que Mme de Sévigné, parlant d’un excellent dîner, écrivait le 4 mars 1672 à Mme de Grignan qu’il avait brillé non pas par la quantité des viandes, mais par l’extrême délicatesse qui a surpassé celle de tous les Côteaux [1].
Qui donc étaient ces fameux gourmets ? Quelle était l’origine de leur surnom ? Voici ce que disait Ménage à l’article Costaux de son Dictionnaire éthymologique, édition de 1694. Il citait d’abord le père Bouhours, qui a écrit ce qui suit dans le quatrième dialogue de Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, à propos de la troisième satire de Boileau : Je me suis mis en teste que les Commentateurs se tourmenteront fort pour expliquer ce « Profès dans l’ordre des Costaux », et qu’on pourra bien le corriger en lisant « Profés dans l’ordre de Cisteaux » par la raison que l’ordre des Costeaux ne se trouvera point dans l’Histoire Ecclésiastique, et que les gens de ce temps-là ne sauront point que cet Ordre n’estoit qu’une société de fin débauchés, qui vouloient que le vin qu’ils beuvoient fut d’un certain costeau ; et qu’on les appelloit pour cela « les Costeaux ». En cela Ménage rejoignait Fontenelle qui écrivait dans les Entretiens ou amusements sérieux et comiques : On trouve à Paris quantité d’Académies Bachiques, où les bons gourmets et les fins côteaux enseignent l’art de boire et de manger ; art qui s’est beaucoup perfectionné depuis peu. Ce sont de riches particuliers qui tiennent ces Académies pour leur plaisir. Poursuivant son exégèse, Ménage précisait : Ce fut feu Mr de Lavardin, Evesque du Mans, qui se plaignant de ces Messieurs qui disoient que son vin n’étoit pas bon, dit que c’étoient des délicats qui ne vouloient du vin que d’un certain costau ; car c’est ainsi qu’il faut dire et non pas costeau. Et là-dessus, on les appela « les Costaux ». Ces Messieurs étoient le Marquis de Boisdauphin, du nom de Laval ; le Marquis d’Olonne, du nom de la Trimouille ; l’Abbé de Villarceaux ; et du Broussin, du nom de Brulard.
Or, la même année 1694, paraissait une édition des œuvres de Boileau avec une note marginale explicitant Côteaux, reproduite dans l’édition de 1701 et dont voici le contenu : Ce nom fut donné à trois grands seigneurs tenant table, qui estoient partagés sur l’estime qu’on devait faire des vins des costaux des environs de Reims. Ils avaient chacun leurs partisans. Ce commentaire de Le Verrier, revu par Boileau lui-même, donne le nom de ces gentilshommes : Souvré, commandeur de l’ordre de Malte, le marquis de Mortemart, père de Mme de Montespan, et Villandry, fils d’un conseiller d’Etat, Lebreton de Villandry. Voici donc établie la relation qui existait entre les Côteaux et les vins de Champagne, lesquels ne moussaient pas encore. Voici également admis qu’à l’origine les Côteaux étaient au nombre de trois ou quatre, mais que les avis différaient en ce qui concerne leur identité.
Il reste que pour avoir de toute cette affaire la version qui semble la plus véridique, il faut se reporter aux œuvres de Monsieur de Saint-Evremond, avec la vie de l’auteur, éditées à Amsterdam par Des Maizeaux en 1726 mais datées de Londres de 1706. Saint-Evremond semble bien en effet avoir été un des trois authentiques Côteaux. Il se donnait comme tel en tout cas dans la lettre qu’il a envoyée le 29 août 1701 à Mylord Galloway. Voici ce qu’il lui écrivait à propos de la sève qu’il disait amoureuse des vins de Reims : Le terme d’« amoureux » est celui des grands Connoisseurs, des d’Olonnes, des Boisdauphins, et de vôtre Serviteur, Côteaux, autrefois fort renommez. Et dans une Lettre à Madame la Duchesse de Mazarin, à propos de petits poissons que lui avait offerts Monsieur le Duc de Saint-Albans il écrivait : Pour un côteau délicat c’étoit un fort méchant plat. Des Maizeaux est très explicite dans l’ouvrage précité. Il écrit en effet ce qui suit : Monsieur de Saint-Evremond étoit très-sensible à la joie et au plaisir de la table ; et il se rendit fameux par son raffinement sur la bonne chère. Mais de la bonne chère on recherchait moins la somptuosité et la magnificence, que la délicatesse et la propreté. Tels étoient les repas du Commandeur de Souvré, du Comte d’Olone, et de quelques autres Seigneurs qui tenaient table. Il y avoit entr’eux une espèce d’émulation à qui feroit paraître un goût plus fin et plus délicat. Monsieur de Lavardin, Evêque du Mans et Cordon-bleu, s’étoit aussi mis sur les rangs. Un jour que Monsieur de Saint-Evremond mangeoit chez lui, cet Evêque se prit à le railler sur sa délicatesse, et sur celle du Comte d’Olonne et du Marquis de Boisdauphin. « Ces Messieurs, dît ce Prélat, outrent tout à force de vouloir raffiner sur tout. Ils ne sauraient manger que du Veau de riviere : il faut que leurs Perdrix viennent d’Auvergne : que leurs Lapins soient de la Roche-Guyon ou de Versine. Ils ne sont pas moins difficiles sur le Fruit : et pour le Vin ils n’en sauraient boire que des trois Côteaux, d’Ay, de Haut-Villiers et d’Avenay. » Monsieur de Saint-Evremoud ne manqua pas de faire part à ses amis de cette conversation ; et ils furent ravis de trouver une si belle occasion de tourner en ridicule un Prélat dont ils n’estinoient pas beaucoup la délicatesse. Enfin, ils répétèrent si souvent ce qu’il avoit dit des Côteaux, et ils en plaisantèrent en tant d’occasions, qu’on les appella LES TROIS CÔTEAUX. Voilà, Monsieur, la véritable origine des CÔTEAUX, qui a été connue de bien peu de personnes (Le Pere Bouhours, M. Ménage et M. Despréaux s’y sont trompés), et que nous n’aurions peut-être jamais bien sue, si M. de Saint-Evremond ne me l’eût apprise. Il me dit aussi que l’Abbé de Bois-Robert avoit entrepris la défense du Prélat, et fait une espèce de Satire intitulée, LES CÔTEAUX.
Cependant, en 1665, était publiée, sinon jouée, une comédie en un acte, non signée mais attribuée à Villiers, intitulée Les Costeaux ou les Marquis frians. Elle mettait en scène des gourmets et des pique-assiette et avait pour thème le plaisir et les inconvénients de recevoir. À la scène XIII, on faisait les éloges d’un amphitryon en disant : C’est un Costeau. Et à Oronte qui demandait à Valère : Marquis qui sont donc ces Costeaux, ce dernier répondait :
Ce sont gens délicats aimans les bons morceaux,
Et qui les connoissans, ont par experience
Le goust le plus certain et le meilleur de France.
Des friands d’aujourd’hui, c’est l’eslite et la fleur.
En voyant du gibier, ils disent à l’odeur
De quel païs il vient. Ces hommes admirables,
Ces palets délicats, ces vrais amis des Tables,
Et qu’on en peut nommer les dignes souverains,
Sçavent tous les Costeaux où croissent les bons vins,
Et leur goust leur ayant acquis cette science,
Du grand nom de Costeaux on les appelle en France.
Force est d’admettre que dans les écrits des siècles passés rien n’indiquait donc qu’il y ait eu autrefois un Ordre des Côteaux, et, qui plus est, à vocation champenoise. Monteil, dans le quatrième volume de son Histoire des Français des divers états a certes dépeint sous le titre Des Côteaux une réunion du XVIIe siècle au cours de laquelle un initié expliquait à un curieux : Vous avez vu recevoir un profès du fameux ordre des fins connaisseurs de vins, ou du fameux ordre des Côteaux dont on parle tant, la cérémonie consistant en une dégustation de divers crus. Mais Monteil précisait bien qu’il s’agissait d’une reconstitution supposée, se référant à Boileau et Villiers.
C’est manifestement par boutade que Boileau a fait allusion à un ordre. Saint-Evremond, d’Olonne et Boisdauphin semblent bien avoir été les premiers qui aient été reconnus comme Côteaux par la vox populi. Il en fut bientôt de même de quelques autres gentilshommes, Villarceaux, du Broussin, Souvré, Mortemart, Villandry, sans oublier l’évêque du Mans, comme en témoignait Tallemant des Réaux lorsqu’il précisait, après avoir parlé des trois Costaux premiers du nom, que mesme on nomme ainsy ceux qui sont trop délicats, et qui se piquent de raffiner en bonne chère, mentionnant assez curieusement que la principale maxime des Costaux, c’est de ne jamais manger de cochon de laict [2].
Ainsi donc les Côteaux n’étaient autres que des gourmets qui tenaient table et, en gens de goût, appréciaient les vins de Champagne. Lorsque Mme de Sévigné, Villiers et Tallemant des Réaux y faisaient allusion, tous trois avaient manifestement à l’esprit le talent personnel d’un amphitryon et non l’activité gourmande d’une société, et dans Vins à la Mode A. de La Fizelière spécifiait bien que Des Maizeaux, en sa Vie Saint-Evremond, a ramené la fondation de cet ordre prétendu aux simples proportions d’une saillie de conversation.
Le 1er octobre 1956 a été créée à Reims, sous la présidence de Roger Gaucher, une Commanderie de Champagne des Chevaliers du Cep, devenue le 30 décembre de la même année la Commanderie de Champagne de l’Ordre des Coteaux, se plaçant ainsi sous le patronage des Côteaux du XVIIe siècle, et devenant le 28 septembre 1968 l’Ordre des Coteaux de Champagne. L’idée était en effet fort bien venue, pour la jeune confrérie, de se réclamer des marquis frians, de ces Costeaux qui, pour citer à nouveau Villiers, avaient le goust le plus certain et le meilleur de France, et honoraient il y a quatre siècles déjà les vins de Champagne qui allaient bientôt devenir effervescents.
À l’origine, la direction de la confrérie était assurée par des Champenois de professions diverses, grands amateurs de champagne, assurant bénévolement la propagande et la défense de leur vin de prédilection. Vingt ans après la fondation de l’ordre, en 1976, ils ont été rejoints par des professionnels du Négoce et du Vignoble, pour la plupart membres de la Commission Comunication Appellation Champagne du C.I.V.C. (Vignerons et Maisons de Champagne). Avec une représentativité ainsi accrue l’Ordre des Coteaux de Champagne est devenu plus que jamais à même d’assurer, comme l’a écrit Fernand Woutaz dans Le Grand Livre des confréries des vins de France, les fonctions d’ambassadeur du plus grand vin du monde.
Claude Royer a écrit en 1980, passant en revue les confréries vineuses d’aujourd’hui, que l’Ordre des Coteaux de Champagne, dont les manifestations sont plus mondaines que gaillardes, est remarquablement organisé, le mot « gaillard » étant utilisé ici par référence à d’autres confréries dont il est dit qu’elles ont des professions de foi épicuriennes, voire rabelaisiennes [3].
Association à but non lucratif, la confrérie a son siège Reims. Elle est dirigée par un Conseil chapitral de 36 Dignitaires, présidé par un Commandeur, assisté d’un Vice-Commandeur. Elle est représentée à l’étranger par des ambassades et des consulats. Elle dispose d’une Direction permanente. L’Ordre des Coteaux de Champagne compte environ 3 000 membres, Chevaliers ou Dames-Chevalier, pouvant accéder aux grades d’Officier puis de Chambellan.
L’ordre a comme insigne une médaille émaillée représentant un verre pomponne stylisé, flanqué de six boules évoquant les raisins des vignes champenoises et groupées par trois en souvenir des trois coteaux dont les vins firent les délices de Saint-Evremond et de ses nobles commensaux. Le motif de la médaille est reproduit en bijou cravate et en insigne de boutonnière. Les couleurs de la médaille du bijou varient selon les grades. La médaille est portée, pour le Chevalier, sur un sautoir vert, pour l’officier sur un sautoir jaune pour le chambellan sur un sautoir jaune et rouge. Les dignitaires portent un large sautoir jaune à reflets gris. En tenue d’apparat, ils sont vêtus d’un pantalon foncé, d’une veste de smoking couleur champagne, d’un nœud papillon noir, d’une cape noire doublée couleur champagne et de gants blancs.
Il s’attache en particulier à faire apprécier les qualités du vin de Champagne, à en favoriser la consommation et, le cas échéant, à participer à la défense de la cause de la viticulture et de la viniculture champenoises. L’Ordre des Coteaux de Champagne exerce ses activités dans un esprit de stricte neutralité à l’égard de ceux qui produisent et commercialisent le champagne. Au cours ses manifestations plusieurs marques sont servies selon un choix toujours renouvelé.
La confrérie tient chaque année une vingtaine de chapitres, tant en France qu’à l’étranger. Trois Chapitres Officiels ont lieu en Champagne, le Chapitre de Printemps, le Chapitre de la Fleur de Vigne et le Chapitre des Vendanges, ils sont suivis par un repas de gala. Les intronisations ont lieu au cours des chapitres. Les impétrants doivent être parrainés par 2 membres et prêtent le serment suivant : « Je jure d’être et de rester un fidèle défenseur de la vigne et du vin de Champagne et de me conduire en bon et loyal chevalier de l’Ordre des Coteaux de Champagne ». Chaque impétrant reçoit un diplôme lors de son intronisation.
La confrérie procède à des créations de Relais de Champagne, distinction qu’elle octroie à des hôtels et restaurants de premier ordre susceptibles de soutenir le renom du vin de Champagne et la gastronomie. Le maître de relais peut apposer sur son établissement un panonceau, propriété de l’ordre. Au début des années quatre-vingt, il existait 73 relais, répartis entre 10 pays, la densité la plus importante se trouvant, avec la France, en Belgique, en Suisse et en Allemagne. L’Ordre des Coteaux de Champagne édite un bulletin de liaison paraissant annuellement sous le titre Le Pomponne.