La musique est l’art de combiner les sons alors que le champagne fait appel à celui d’assortir les odeurs et les saveurs. Ce ne sont donc pas les mêmes sens qui sont en jeu et, si on excepte le murmure de la mousse dans le verre, toute analogie entre le champagne et la musique ne peut donc tenir que de la poésie et de la métaphore. C’est ainsi que le comprenait le disciple d’Epicure de Réal lorsque interrompu dans son discours sur la musique par l’éclat d’une bouteille de champagne il s’écriait : « Voilà, mes amis, la plus suave des musiques, le son le plus doux à l’oreille, la symphonie qui correspond le mieux à l’âme ». [1]
La Champagne viticole est musicienne si on en juge par le nombre des harmonies qui sont, pour une partie notable de leurs effectifs et souvent pour la direction musicale, apparentées à la vigne et au vin. L’une d’elle l’est même par vocation, c’est l’ancienne Fanfare des Tonneliers, devenue l’Harmonie de la Corporation des Tonneliers, qui avait pris en 1909 la succession de l’Harmonie des Sapeurs-Pompiers de Moët & Chandon, créée au début des années 1880 et dont Raphaël Bonnedame décrivait ainsi les origines : MM. Chandon et Cie eurent l’idée d’adjoindre à leur compagnie de Sapeurs-Pompiers une Société musicale, qui grâce au zèle des musiciens (ouvriers attachés depuis plusieurs années à la maison), à l’habileté et au dévouement de son chef, M. Raoul Chandon qui l’a organisée et tient le bâton de mesure, est devenue l’une des meilleures harmonies du nord-est de la France [2].
Les instrumentistes de l’Harmonie de la Corporation des Tonneliers revêtent le costume de caviste. Ils appartiennent en général à l’excellente Société Philharmonique de Champagne, fondée à Épernay en 1922, mais dont les musiciens, bénévoles, représentent plus de 40 communes et ne sont pas tous des professionnels de la vigne et du vin.
Comme les harmonies, les chorales sont nombreuses dans le vignoble champenois et une société, Les Amis de la musique, a la particularité de réunir sous la direction musicale de Michel Collard, négociant en vins de Champagne, pour de brillants concerts annuels, des chorales d’Épernay, de Châlons-sur-Marne, de Château-Thierry et de Reims. Dans le domaine de la musique instrumentale, enfin, des virtuoses du piano sont issus de familles de vignerons, comme Frank Rivière, et de négociants, comme Eric Heidsieck et Jean-Philippe Collard, le fils de Michel Collard, pour n’en citer que quelques-uns.
En ce qui concerne le concours apporté aux musiciens par le champagne dans leurs activités de création et d’interprétation, il est variable selon les habitudes et le tempérament de chacun, mais il peut être important. D’après Yves Gandon, le chevalier Gluck ne pouvait écrire ses mélodies qu’assis dans l’herbe, plusieurs bouteilles de vin de Champagne rafraîchissant dans un seau, à côté de lui [3], et Jean d’Udine a écrit pour sa part qu’à la fin de sa vie, dans le parc de son château de Berchtolsdorf, le compositeur se promenait la tête enflammée de champagne, le cœur tout rempli de ses personnages [4].
Liszt buvait généralement un verre de champagne avant ses concerts, et Gershwin, lorsqu’il écrivait en 1928 Un Américain à Paris, trouvait son inspiration dans les bouteilles de champagne de Maxim’s et du One-two-two. Pour ces musiciens, le champagne était un stimulant. Pour Wagner, qui le commandait en demi-bouteilles, il l’était aussi, mais il faisait également office de consolateur. Après l’échec de Tannhäuser, il a écrit au comte Paul Chandon de Briailles la lettre suivante, conservée dans les archives de la famille Chandon :
Paris, ler avril 1861
Très cher Ami,
Je n’aurais jamais pu me consoler de mon chagrin ces dernières semaines, si je ne m’étais rappelé votre amitié. Croyez-moi, ce vin magnifique que vous m’avez envoyé s’est révélé le seul moyen de me rendre goût à la vie et je ne peux que vanter l’effet qu’il a eu sur moi et sur les personnes qui m’entouraient à un moment où il y avait tant de choses que je voulais oublier...
Richard Wagner
Peu de musiciens, par contre, ont pris le champagne comme thème d’inspiration, sauf pour des œuvres mineures, dont la plus célèbre est la Champagne Polka de Johann Strauss fils, qui annonce la Belle Epoque pendant laquelle, on peut le mentionner, un certain nombre de morceaux de piano ont été composés autour du champagne, en France et à l’étranger, généralement dédiés à des maisons de champagne. On connaît ainsi, entre autres, « une valse gaie » danoise de Munch-Lassen, Vive la (sic) Champagne « White star », une « polka brillante » de Guyonnat, Moët & Chandon, une « marche joyeuse » suisse par Colo-Bonnet, chef d’orchestre du Kursaal de Genève, Ruinart-Champagne, une polka de Rapp, Splendide Champagne, écrite pour Mercier, une polka de Salabert, Flots d’or, et une valse de Klein, Fraises au champagne.
Il est advenu que pour trois génies de la musique, Mozart, Beethoven et Verdi, une de leurs créations maîtresses s’est trouvée avoir indirectement un lien avec le champagne. Si celui-ci n’a pas été utilisé pour les compositions musicales qu’auraient pu suggérer les symboles dont il est chargé, il a donc été tout de même associé à des œuvres célèbres.
Mozart connaissait le champagne ; il en a bu, notamment, avec son père, qui l’a raconté3. Il devait en être de même pour son librettiste, Da Ponte, mais celui-ci n’avait pas eu pour autant l’idée de le placer dans le resto rondo du deuxième acte de Don Giovanni, représenté en 1787, dont le texte original comportait seulement le mot vino. Or, il est advenu qu’au XIXe siècle, dans une traduction allemande qui n’est plus utilisée de nos jours on y a introduit le mot Champagner : Ja, der Champagner / Schäume zum Feste ! / Seltene Gäste, / Herrlicher Wein ! Oui, du champagne / Il mousse pour la fête / Pour des convives de qualité / Un vin merveilleux ! De là vient le nom d’Aria du champagne donné à cet air et qui lui est resté bien que le champagne en soit désormais absent. Pour sa part, Beethoven, on l’a déjà mentionné, a mis en musique dans sa Neuvième symphonie l’Ode à la joie de Schiller où mousse le champagne, sinon explicitement dans la partie chorale, tout au moins dans le contexte.
Verdi, enfin, a placé sous le signe du champagne le grand air de la scène II de La Traviata puisque c’est la coupe à la main que Germont adresse à Violetta des paroles enflammées. Piave, le librettiste, lui fait chanter : Libiam nei lieti calici, / Che la bellezza infiora / E la fuggevol’ Ora / S’inebrii a voluttà. Buvons dans ces gais calices, que beauté fleurit, et que l’heure passagère s’enivre de volupté.
C’est principalement dans l’opérette que le champagne a brillé dans les livrets. Dès 1823, dans Le Menteur véridique, comédie-vaudeville en un acte de Scribe, on chantait : Dans ce cadre de haut lignage / J’ai dix flacons d’un champagne admirable.
Offenbach était, on le sait, bon buveur de champagne. Le jour où il a été naturalisé français, a écrit Alain Decaux, pas une pièce où ne coulait le champagne à flots, sans retenue [5]. Il composait une musique pétillante pour les couplets que Meilhac et Halévy écrivaient pour Le Réveillon, La petite Marquise et surtout La Vie Parisienne, opéra bouffe représenté pour la première fois en 1866. On y chante le champagne au troisième acte, où on le boit même sur scène, et c’est avec lui que se termine la pièce :
Des chansons qui babillent,
Baisers pris et rendus !
Des flacons qui pétillent !
En avant, les grands crus !
Et pif, et paf, et pif, et paf.Oui, voilà. la vie parisienne !
Du plaisir à perdre l’haleine,
Oui, voilà la vie parisienne !
Quelques années plus tard, en 1874, Johann Strauss fils composait La Chauve-Souris sur un livret de Haffner et Genée, d’après Meilhac et Halévy. Dès le lever du rideau le champagne est sur la scène, et au final du deuxième acte, et pour conclure l’opérette, on chante sur une musique follement entraînante :
Sa Majesté Champagne est Roi !
Rangeons-nous sous sa loi !
Vire le champagne !
C’est lui le vrai Roi !
Depuis 1905 on chante dans La Veuve joyeuse, la plus pétillante des opérettes, due à la collaboration de F. Lehar, pour la musique, et de R. de Flers et G. de Cavaillet, pour les paroles :
Dansons donc notr’existence...
Mousseu’s comme du champagne sec !
En 1926 à nouveau, le champagne avait sa place dans Le Tzarevitch de Lehar, sur un livret de Jenbach et Richert, dans un duo de Sonia et du Tzarevitch :
Car d’un seul bonheur on en fait deux !
Divin champagne, ô vin de feu
Sitôt qu’on le savoure un peu
On peut voir double et c’est tant mieux !
......................
À deux quand on boit ce vin ! Tout le cœur s’embrase !
Buvons !
En 1933, Richard Strauss a composé une comédie lyrique, Arabella, sur un livret de Hugo von Hofmannsthal, mort quatre ans auparavant. À l’acte deux, à Mandryka qui lui demande « Quel champagne aimez-vous » la mère d’Arabella répond « Moët & Chandon, demi-sec - c’était celui de mes fiançailles » et Mandryka d’en commander trente-six bouteilles, « et encore trente ! et trente encore ! Du champagne pour tout le monde ! »
Il faut ajouter que dans plusieurs opérettes et revues à grand spectacle du XXe siècle on chante le champagne. L’une d’elles a bénéficié du double concours prestigieux de Noël Coward et de Cole Porter et s’appelle... Champagne in a cardboard cup (champagne dans un gobelet en carton) ! On utilise même le vin de la fête comme élément du décor ou accessoire, témoin la mise en scène contemporaine par le Grand Théâtre de Genève de l’opérette d’Offenbach, La Périchole, avec un ballet de danseurs costumés en bouteilles de champagne, ou encore la revue américaine Gigi, dans laquelle apparaît une énorme bouteille de champagne qui se débouche et d’où sort la vedette.
Moins célèbres que les opérettes dont il vient d’être parlé, les chansons qui s’inspirent du champagne sont cependant dignes d’intérêt. Elles sont nombreuses et, pour certaines, pleines de gaîté ou de charme. Au XVIIIe siècle, beaucoup de chansonniers célébraient déjà le champagne, on l’a bien noté, mais deux d’entre eux talent aussi des écrivains notoires, Panard et Collé. Ils faisaient partie de la Société du Caveau, qui se réunissait dans des auberges et cabarets, mais surtout rue de Buci, chez Landel, dont l’établissement s’appelait le Caveau, d’où le nom de la compagnie, dont faisaient aussi partie Piron, les Crébillon, Claude-Adrien Helvétius, le peintre Boucher, le musicien Rameau et divers artistes et gens du monde. On se retrouvait pour boire du champagne en échangeant des propos, des épigrammes et des chansons.
Panard (1674-1765) a écrit plus de 80 pièces de théâtre et Marmontel l’appelait le La Fontaine du Vaudeville, mais il est resté moins célèbre par ses œuvres littéraires que par ses chansons dont l’une constatait, à propos du champagne, que Souvent ce pétillant breuvage, / Qu’irrite un trop long esclavage, / Fait sauter le cercle et s’enfuit. Certaines étaient écrites en forme de bouteille ou de verre à boire. En voici une parmi les meilleures [6] , intitulée Vaudeville :
Nous ne pouvons rien trouver sur la terre,
Qui soit si bon, ni si beau que le verre.
Du tendre amour berceau charmant,
C’est toi, champêtre fougere,
C’est toi qui sers à faire
L’heureux instrument
Où soupent pétille,
Mousse & brille
Le jus qui rend
Gai, riant,
Content.
Quelle douceur
Il porte au cour !
Tôt,
Tôt,
Tôt,
Qu’on m’en donne,
Qu’on l’entonne.
Tôt,
Tôt,
Tôt,
Qu’on m’en donne
Vite & comme il, faut.
L’on y croit, sur ses flots chéris,
Nâger l’Allegresse & les Ris.
De Collé (1709-1783) on peut citer, tirée de ses Couplets détachés, la strophe suivante :
Que Monsieur le cardinal
Règle tout en Allemagne,
Qu’il dispose bien ou mal
Du trône de Charlemagne,
Si j’ai bu du vin de Champagne
cela m’est égal.
La fin du XVIIIe siècle, et le XIXe siècle dans sa première moitié, ont donné à la France trois grands chansonniers, Gouffé, Désaugiers et Béranger, tous trois membres de la Société du Caveau moderne, qui avait succédé en 1806 au Caveau et qui se réunissait une fois par mois au Rocher de Cancale, restaurant de la rue
Gouffé (1775-1845), connu également comme vaudevilliste, a été surnommé le Panard du dix-neuvième siècle et il s’est plu à rendre hommage à son ancien par les vers que voici, extraits d’une Chanson à boire qui se chante sur l’air du Curé de Pomponne :
Buvons ! disait le bon Panard
En sablant le champagne.
Il a écrit de nombreuses chansonnettes, dont l’une, Le Restaurant du Rocher de Cancale, se chantait avec accompagnement de... vin de Champagne [7] ! Voici le premier couplet de La Mousse, agréable chanson mettant en parallèle la mousse du champagne et celle des bois :
Amis des plaisirs et des jeux
Que Bacchus accompagne,
forme ce vin prompt et mousseux,
L’honneur de la Champagne :
Le voyez-nous dans le flacon
Bouillonner sans secousse ?
Tandis qu’il chasse le bouchon,
Je nais chanter « la mousse ».
Selon un de ses contemporains, Desaugiers (1772-1827) bien que vaudevilliste de profession, était la chanson personnifiée, il était le chansonnier comme La Fontaine était le fabuliste, et il a présidé la Société du Caveau moderne, dont il a facilité l’entrée à Béranger. Voici des extraits de la plus célèbre des chansons qu’il ait écrites à la gloire au champagnes, parue dans le Nouvel Almanach des Muses de 1809 :
Le Panpan bachique
II
Quand, aidé du pouce,
Le liège que pousse
L’écumante mousse,
Saute et chasse l’ennui,
Vite je présente
Ma coupe brûlante
Et gaîment je chante
En sautant avec lui :
Lorsque le ch
VI
Quand de la folie
La vive saillie
S’arrête affaiblie
Vers la fin du banquet
Qui vient du délire
Remonter ma lyre ?
Du jus qui m’inspire
C’est le divin bouquet :
Lorsque le ch.
VII
Pour calmer la peine,
Adoucir la gêne
Eteindre la haine,
En dissiper l’effroi,
Que faut-il donc faire ?
Sabler à plein verre
Ce vin tutélaire
Et chanter avec moi :
lorsque le ch.
Refrain
Lorsque le champagne
Fait en s’échappant
Pan, pan
Ce doux bruit me gagne
L’âme et le tympan
Jean-Pierre de Béranger, le célèbre Béranger (1780 1857), qui eut des funérailles nationales, a consacré toute sa vie à la poésie et à la chanson. Il a surtout marqué son temps par ses œuvres d’inspiration populaire, libérale et patriotique. Mais le champagne n’en est pas absent. On trouve, éparses dans toute son œuvre, chantée ou non, des références au vin qui lui faisait battre la campagne et voir de Cocagne le pays charmant. En voici deux exemples sous forme d’extraits :
Les Gourmands : Le bouchon part, l’esprit pétille,
La décence même y babille
Et par la gaieté, qui prend feu,
Se laisse coudoyer un peu.
Chantons alors l’aï qui nous inspire.
Mes Cheveux : À longs flots puisez l’allégresse
Dans ces flacons d’un vin mousseux
C’est mon avis, moi de qui la sagesse
À fait tomber les cheveux.
Au début du XIXe siècle d’autres chansonniers, moins connus, ont écrit des couplets sur le champagne car, a écrit Améro, on est redevable à l’usage de chanter à table de ces légères et charmantes poésies qui circulent dans le monde entier où elles accompagnent si bien le vin de Champagne, autre produit de notre sol français [8]. Certains d’entre eux faisaient partie des Soupers de Momus, société analogue au Caveau mais de
moindre réputation ; elle se réunissait le premier samedi de chaque mois chez Beauvilliers, Galerie de Valois, et elle publiait annuellement un recueil des chansons de ses membres, dont l’un d’eux, Casimir-Ménestrier, demandait Qu’un nectar champenois / Arrose en tapinois / Tous les minois [9].
Dans la deuxième partie du XIXe siècle et à la Belle Epoque, les chansons changent complètement de ton. Destinées aux artistes de spectacle et de café-concert, elles sont en général d’une affligeante médiocrité, qu’il s’agisse de la musique ou des paroles.
Voici, à titre d’échantillon, le refrain de verse le vin d’amour, créée vers 1900 à la Scala par Marins Richard, paroles de Bourreliez, musique de Poivilliers : Dans mon verre verse, verse, à pleins bords, / herse encore / Du champagne mousseux / Qui rend nos cœurs joyeux. / Dans l’ivresse, / Ta maîtresse / Qui t’adore, / Qui t’implore, / Veut fêter ce beau jour, / Verse le vin d’amour. Il y a tout de même d’amusantes exceptions dans les chansons en vogue, comme Ça m’émoustille, paroles de Blondelet et Marchal, musique de Spencer, dont voici le refrain : ça m’émoustille ! / Et je pétille ! / Oui je pétille ! / Nom d’un pompon ! / Ça m’émoustille ! / Et je pétille ! / Comme un flacon / D’Moët & Chandon !
Quant aux chansons dites comiques, elles peuvent faire rire mais elles sont parfois d’assez mauvais goût. Néanmoins le champagne n’a jamais été autant chanté et il fournit le thème même de couplets de plus en plus nombreux. La nomenclature des chansons qui célèbrent les vertus du champagne tiendrait un volume, lit-on dans le Vigneron champenois du 28 novembre 1894. Tout le monde en compose, y compris L. Tournier, chef de musique au 72e de Ligne, à qui on doit une Champagne-Polka dont la partition porte cette mention : Tous les instrumentistes qui n’ont pas à jouer doivent chanter. Trois chansons ont eu cependant leur heure de célébrité.
La Panacée, dont on ignore les auteurs, se chantait sur l’air populaire La bonne aventure, ô gué, avec comme refrain :
Que, faut-il pour te guérir
Et t’empêcher de mourir ?
Le vin de Champagne,
0 gué,
Le vin de Champagne.
Dans les années dix-huit cent quatre-vingt-dix, Harry Fragson, chansonnier franco-britannique en renom, que Maurice Chevalier tenait pour l’un des as du caf’conc’, a chanté Une Pointe de champagne, valse dont il avait composé la musique sur des paroles bien quelconques de Saint-Marcel mais qui a eu un grand succès. En voici le refrain :
Allons, une pointe de champagne,
Glou, Glou, Glou, Glou, Glou, Glou,
L’on dit qu’ça rend très folichon,
Glou, Glou, Glou, Glou, Glou, Glou,
Et si nous battons la campagne,
Glou, Glou, Glou, Glou, Glou, Glou,
Tant mieux, ce sera drolichon,
Retrinquons donc,
Mam’zell’Nichon !
Et c’est à un autre chansonnier, le très célèbre Paulus, que l’on doit le succès de la chanson à boire Champagne, de F. Chandon, paroles de Delormel et Carnier, qu’il a créée à l’Alcazar d’Eté à la fin des années dix-huit cent quatre-vingt. Champagne joignait à la fantaisie la note patriotique et chauvine qui était de mise après la défaite de 1870, avec la particularité d’avoir de ce fait deux refrains. Les voici, accompagnés du premier et du dernier couplet :
I
S’il en est qui tendent leur verre
Aux gins de Beaune ou de Tonnerre,
Moi, j’aime les brillants rubis
De la Champagne où je naquis.
Lorsque je bois ces perles blondes
Ainsi que dans un carnaval,
Je vois à travers le cristal
Passer les femmes des deux mondes.
Refrain :
0 vin joyeux, glou, glou, glou, glou,
Nectar mousseux, glou, glou, glou, glou,
Ligueur de flamme, Vin de la femme,
Jus champenois, glou, glou, glou, glou,
Quand je le bois, glou, glou, glou, glou,
Vin sans pareil,
le crois avaler le soleil
IV
Fi des vins brûlés de l’Espagne
Et des bières de l’Allemagne,
Leurs vins vous grisent lourdement,
Leurs bières nous glacent le sang.
Le vin qui chez nous prend naissance
Rend le cœur aimant et joyeux,
C’est pourquoi le plus généreux
De tous les peuples c’est la France.
Refrain
Et je me dis, glou, glou, glou, glou,
Dans ton pays, glou, glou, glou, glou,
0 Germanie, Sombre patrie,
Bien qu’ils soient grands, glou, glou, glou,
Tes régiments, glou, glou, glou, glou,
Ce vin français,
Non, non, tu ne l’auras jamais.
En réalité, Jean-Paul Habens, dit Paulus, n’était pas né en Champagne, mais à Saint-Esprit, près de Bayonne, 1845. Il était bordelais d’adoption, ce qui ne l’empêchait pas de louer le champagne. Voici ce qu’il écrivait 1894 à Armand Bourgeois : Quand au dessert sa coiffe dorée saute par-dessus les moulins, quand sa liqueur mousseuse s’échappe du flacon, quand ma lèvre s’y trempe amoureusement, je sens renaître en moi la gaieté et je me crois de force à griser le monde entier de mes plus joyeux refrains [10].
Aux nombreuses chansons déjà mentionnées il faut àjouter celles que les compositeurs de l’époque ont dédiées aux producteurs de champagne ou exécutées sur commande, et dont on a déjà vu des exemples précédemment. On peut citer encore entre autres, Ruinart-Polka, d’Arban, Champagne Mercier, marche chantée du Belge E. Eneri, deux autres chansons dédiées à , Salut à toi, Champagne ! par M. Guy et G. Pellerin (musique de G. Laurens) et Vin qui pétille, par E. Augereau (musique de P. de Graville), chantée par M. Rives à l’Eldorado et Mme Gamalya à Saint-Pétersbourg.
Moët & Chandon a eu pour sa part la bonne fortune de bénéficier du talent de la grande chanteuse de café-concert Yvette Guilbert, tout en participant à la réussite de sa carrière. Elle raconte en effet dans ses Mémoires qu’elle a obtenu son premier succès au Pavillon de Flore, en août 1892, avec une chanson Je suis pocharde dont elle avait écrit les paroles, et qu’elle a chantée ensuite à l’Eden-Concert, à Paris. En voici le premier couplet :
J’viens d’la noce à ma soeur Annelle
Et, comm’le champagne y pleuvait,
Je n’vous l’cach’pas, je suis pompette,
Car j’ai pincé mon p’tit plumet,
Je sens flageoler mes guiboles, ,
J’ai l’cœur guill’ret, l’air folichon,
J’suis prête à fair’des cabrioles
Quand j’ai bu du Moët & Chandon.
Quant au champagne Veuve Clicquot, on l’a chanté dans Vive le Cliquot, sur une musique de Fernand Strauss, dans J ai bu du Cliquot, chanson comique de Delormel et Belhiatus, musique de, J. Deschaux (L’Cliquot, ça m’rend tout joyeux, / Ça m’anim’ ça m’émoustille...), dans le Clicot-Margot de Villemers et Delormel, musique de L. de Wenzel, et dans la célèbre Valse du Cliquot7 de Delattre et De Nola, musique de Louis Reynal, dédiée à M. Werlé, Député au corps législatif, et dont voici le refrain :
Un p’tit verr’ de Cliquot
C’est bien peu d’chose,
Ça fait voir aussitôt
La vie en rose,
Ça m’rend tout rigolo.
Quand j’suis morose,
J’aime à chanter avec Margot
La valse du Cliquot,
J’aime à chanter avec Margot
La valse du Cliquot.
La maison Veuve Clicquot a bénéficié surtout du concours de Xavier Privas, le prince des chansonniers de son époque, qui a écrit pour elle la musique et les paroles d’une chanson dont la forme était identique à celle qu’il avait publiée auparavant sous le titre Le Vin de Champagne. En voici le premier et le dernier couplet :
Heureux Chevalier
I
Beau chevalier de fière allure,
Bouillant sous l’or de ton armure,
Quel nom tiens-tu donc de les dieux ?
- Man nom est illustre en tous lieux,
Car j’ai la gloire pour compagne,
Je suis Clicquot, Roi de Champagne.
IV
Chevalier, ta valeur m’enivre,
Je veux combattre, vaincre et vivre
Sous ta bannière et sous ta loi.
- Si tu veux vivre vieux, suis-moi,
Car j’ai la santé pour compagne,
Je suis Clicquot, Roi de Champagne.
Outre-Manche, les chansons sur le champagne fleurissaient également au XIXe siècle et on a déjà constaté le succès obtenu par Champagne Charlie, chanson anglo-saxonne populaire depuis plus d’un siècle et qui continue à être au répertoire des chanteurs anglo-saxons et des orchestres, notamment de jazz New-Orleans. En voici l’histoire. Dans les années 1860 se produisaient sur les scènes de Londres des chanteurs et chanteuses qui jouissaient d’une grande popularité, Vance, Leybourne, Liston, Nash, Fraser, Annie Adams, etc. Vance était surnommé « The Great Vance ». Quant à Leybourne (Joe Saunders, dit George Leybourne, 1842-1884), ses chansons à boire le firent connaître sous le sobriquet de « Champagne Charlie » (309), justifié également par ses allures de dandy. Sur une musique d’Alfred Lee il composa et chanta jusqu’à la fin de sa vie Champagne Charlie. Voici des extraits du texte original, paru dans le Comic Songster de 1868.
Champagne Charlie
I
I’ve seen a deal of gaiety throughout my noisy life,...
À noise all night, in bed all day, and swimming in Champagne.
Refrain
For
Champagne Charlie is my name, Champagne Charlie is myname,
Good for any game at night, my boys, good for any game al night, my boys,
Champagne Charlie is my name, Champagne Charlie is my narre,
Good for any game nights, boys ; who’ll come and join me in a spree ? [11]
Les grandes marques de champagne, Vve Clicquot et Moët & Chandon firent ce qui convenait pour personnaliser en leur faveur une chanson champagne qui avait un tel succès, on a d’ailleurs déjà eu l’occasion d’en parler. Dès 1868 paraissait donc dans le même Comic Songster une version de la chanson de Leybourne avec la musique originale, mais des paroles de H.J. Whymark et destinée aux dames, Champagne Charlie is my namre Ladies version, chantée par Lonie Sherrington. Le refrain, un peu modifié par rapport à celui du Champagne Charlie original, était bâti autour de Champagne Charlie was his name, et la marque Veuve Clicquot était introduite au deuxième couplet :
He’d pass whole nights and days
In drinking madame Clicquot’s best [12]
Cependant Moët & Chandon, ne voulant pas se laisser distancer, fit chanter par Leybourne en 1869 une autre version, Moet and Chandon for me ; le refrain, encore une fois légèrement changé, se terminait par Moet and Chandon’s the wine for me. C’était le début d’une guerre des chansons entre les marques concurrentes, dans laquelle la maison rémoise obtint le puissant concours du Great Vance qui eut un succès comparable à Champagne Charlie avec Clicquot, paroles de F. W. Green, musique de J. Rivière, dont voici le refrain :
Clicquot ! Clicquot ! That’s the stuff to make you jolly,
Clicquot ! Clicquot ! Soon will banish melancholy.
Clicquot ! Clicquot ! Drinking other wines is folly,
Clicquot ! Clicquot ! That’s the wine for me [13] !
D’autres marques entrèrent dans le combat et la maison Charles Heidsieck, sans s’y engager, en bénéficia grâce à une heureuse homonymie, notamment aux Etats-Unis car les mêmes chansons s’y chantaient et les Américains avaient gardé un excellent souvenir du passage chez eux, en 1857, de Charles C. Heidsieck qu’ils appelaient... Charlie. George Leybourne fit une infidélité au champagne en chantant Cool Burgundy Ben, mais il revint ensuite à son vin de prédilection avec Vive la Bachanal (sic), George Leybourne’s New Champagne Song.
Pendant l’entre-deux-guerres, beaucoup plus rares ont été les créations de chansons ayant trait au champagne. Il faut cependant citer, de A. Willemetz pour les paroles et de S. Pokrass pour la musique, Bath Champagne, avec des couplets comiques qui se chantent sur un mouvement de fox-trot.
Les chanteurs contemporains et les groupes de jazz, par contre, sont revenus au champagne. De grands noms, certes, l’ont ignoré dans la mesure où leur répertoire ne s’y prêtait pas, tels Charles Trenet, Georges Brassens, ou encore Jacques Brel qui était surtout fidèle à la bière de son plat pays. Mais Claude François a écrit et chanté Le champagne coulait à flots dans C’est comme ça que l’on s’est aimé. Nana Mouskouri interprète Dans une coupe de champagne de Serge Lama et Hervé Villard chante Champagne ! Quant à Jacques Higelin, auteur de Champagne pour tout le monde, il vide sur scène son verre rempli du breuvage pétillant après avoir chanté : Cocher lugubre et bossu déposez-moi au manoir... et me cherchez sans retard l’ami qui soigne et guérit la folie qui m’accompagne et jamais ne m’a trahi. Champagne ! Champagne ! Champagne ! Et dans le film Quatre jours à Paris, Luis Mariano chante sur une musique de Francis Lopez ces paroles de Raymond Viney : Paris, c’est du champagne !
À l’étranger, le mot champagne figure dans le titre et le texte d’un grand nombre de succès du répertoire rock, pop, disco, etc. Ainsi en Italie, après la vogue de Barbera e Champagne de Giorgio Gaber, Peppino di Capri, on l’a déjà mentionné, compose et chante Champagne et, aux Etats-Unis, Muddy Waters joue et chante avec son orchestre Champagne and reefer (musique et paroles de McKinley Morganfield), qui commence par Well, bring me champagne when I’m thirsty [14] , tandis que Rupert Holmes, dans la très jolie chanson Escape (The Pina Colada Song), déclare : l’m not much into health food / I am into champagne [15].
Plusieurs groupes étrangers de musiciens et chanteurs de jazz se sont placés sous le patronage du champagne. Dans les années 1970, il existait notamment des groupes Champagne en Hollande et en Belgique, ainsi qu’en Grande-Bretagne, où on trouvait également le groupe Bucks Fizz, baptisé du nom de la cup au champagne, et qui a gagné en 1981 le Concours Eurovision de la chanson, victoire fêtée joyeusement avec des magnums de champagne.
[1] RÉAL. (Antony). Ce qu’il y a dans une bouteille de vin. Paris, 1867.
[2] BONNEDAME (Raphaël). Notice sur la Maison Moët & Chandon. Épernay, 1894.
[3] GANDON (Yves). Champagne. Neuchatel, 1958.
[4] UDINE (Jean d’). Gluck. Paris, s.d.
[5] DECAUX (Alain). Offenbach. Paris, 1958.
[6] Voir aussi de Panard p. 48 Le Charme du vaudeville
[7] journal des gourmands el des belles ou L’Épicurien français, rédigé par l’auteur de l’Almanach des gourmands, plusieurs convives des Dîners du Vaudeville et un docteur en médecine. Paris, 1806.
[8] AMERO (Justin). Les Classiques de la table. Paris, 1855.
[9] Les Soupers de Momus pour 1815. Paris, 1815
[10] Opinions sur le vin de Champagne, adressées à Monsieur Armand Bourgeois par diverses personnalités littéraires et artistiques. Châlons-sur-Marne, 1894.
[11] J’ai vu bien de la gaîté, au cours de ma vie bruyante...
Du bruit toute la nuit, au lit toute la journée, et nageant dans le champagne.
Car Champagne Charlie est mon nom, bon pour tout jeu de nuit, Champagne Charlie est mon nom, bon pour tout jeu de nuit ; qui viendra bambocher avec moi ?
Ducs et lords ou cochers, je leur fais boire du champagne.
[12] Il a passé ses nuits et ses jours à boire le meilleur de Mme Clicquot.
[13] Clicquot ! c’est ce qui nous rend joyeux,
Clicquot ! bientôt bannira la mélancolie.
Clicquot ! boire d’autres vins c’est folie,
Clicquot ! c’est le vin qu’il me faut.
[14] Bien ! Apportez-moi du champagne lorsque j’ai soif.
[15] Je ne suis pas tellement pour l’hygiène alimentaire, je suis pour le champagne.