PHYSIOLOGIE DU VIN DE CHAMPAGNE
C’est dans les environs de Reims et d’Épernay, département de la Marne, que l’on trouve les coteaux célèbres qui produisent les vins mousseux. Ces vins sont extraits d’un mélange de raisins noirs et de raisins blancs, bien mûrs, bien sains, bien purgés de tout grain sec, vert ou pourri. [...]
Bienheureux propriétaires ! chaque arpent de vigne de cet autre Chanaan vaut de 15 à 20.000 francs. Qu’est-ce donc que les mines du Pérou à côté du plus petit grain de sable de ces fortunés terroirs ?...
Nous avons eu la curiosité de visiter les caves d’Épernay. [...] Cette visite
n’est pas toujours sans danger, surtout lorsque les vins sont nouvellement en bouteilles. [...] Il n’est pas prudent alors de traverser une cave sans être garanti par un masque en fil de fer, des ouvriers ont été grièvement blessés par des éclats de bouteille, pour avoir négligé cette précaution. [...]
Aphorismes
Le vin de Champagne est la pierre du fusil gastronomique. [...]
Le vin de Champagne est à un bon souper ce que la parole est à un homme d’esprit. [...]
Le véritable buveur de vin de Champagne ne déjeune jamais ; en revanche il soupe toujours.
Histoire de la démocratie et du vin de Champagne
La démocratie et le vin de Champagne ont pris leur bien partout où ils l’ont trouvé : ils ont mis à profit le libertinage de la cour, les scandales du clergé lui-même, les immoralités de la régence et de la royauté.
La révolution de 89, qui renversait une monarchie, popularisa le vin de Champagne par la bouche de Mirabeau, de Fabre d’Eglantine, de Camille Desmoulins, de Barbaroux et de Danton : les grands soupers démocratiques de Méot remplacèrent soudain les petits soupers amoureux de l’artistocratie française.
Que dirons-nous du Directoire, de cette régence de la Révolution ? L’Aï, la gloire et la liberté enivrèrent la France tour à tour, et selon nous Barras ne commit qu’une seule faute : par un abus indigne d’un citoyen et d’un buveur, Barras osa prendre un bain de corps dans une baignoire de vin de Champagne ! [...]
En trois jours la révolution de Juillet fut faite...
Gloire à Dieu ! son tonnerre a déjoué la trame ! Par lui s’est élancé, gros d’immortalité, Un double cri d’honneur qui sommeillait dans l’âme Vive lAï ! vive la liberté !
Le 29 juillet 1830, les caves de Charles X n’obtinrent aucun respect de la part du peuple. [...] Ce jour-là, la foule victorieuse délivra, dans le cellier de la monarchie, quelques bouteilles champenoises, de pauvres captives qui attendaient depuis lontemps la main de l’ingurgitateur révolutionnaire... Tout à coup un courageux ouvrier, un héros des trois jours, monta sans hésiter sur le siège fleurdelisé de Charles X, et se mit à trôner en ingurgitant du vin de Champagne !...
Ce fut là le triomphe définitif de la démocratie ; ce fut l’avènement populaire du vin de Champagne’. [...]
Le vin de Champagne appliqué à l’art culinaire
Le vin de Champagne, ce tout-puissant liquide ne vous révèle-t-il rien ? avez-vous donc oublié les prodiges qu’il a déjà opérés dans la cuisine ? [...]
1. Cette anecdote relève de la légende et non de l’histoire.
Savants, cordons-bleus et cuisiniers de Paris, c’est les yeux tournés vers l’étoile brillante du vin de Champagne que vous devez diriger vos télescopes, vulgairement appelés des lèche-frites, des alambics et des casseroles. [...]
L’ingurgitation
Après la révolution de 1830, on sentit généralement le besoin de ... "vider" le vin de Champagne au lieu de le boire. Cette façon homérique de faire le vide s’appelle l’art de "l’Ingurgitation". [...]
Dans la joyeuse gymnastique dont il s’agit, les maîtres de l’art ont intitulé "Les cloches du village" un aimable exercice qui consiste à boire en cadence, coup sur coup, trois verres de vin de Champagne, en ayant le soin difficile de séparer chaque ingurgitation par le mot « Bon ! » que l’ingurgitateur doit prononcer en mesure, sans balbutier, sans grimacer et sans écumer.
D’ordinaire, c’est là un charmant tour de force qui sied au doux passetemps d’un souper à trois !
Il faut six convives au moins autour de la nappe pour réaliser la mirobolante merveille du "grand galop" ; en pareil cas, chacun des six buveurs est obligé d’ingurgiter quatre verres de vin de Champagne, tandis que les cinq autres partners entonnent un couplet qu’il est forcé de reprendre ou de continuer en chantant ; de cette façon, tous les verres pleins se vident, tous les verres vides s’emplissent sans cesse ; la chanson va toujours son petit train poétique... et le combat finit faute de combattants !
Le noble jeu des "pyramides" peut être simple ou double au gré de l’artiste : il est simple avec un, deux trois et quatre verres ; il est double avec deux, quatre, six et huit verres de vin de Champagne. [...)
Imaginez sur une table deux obélisques, deux pyramides composées de quatre verres échelonnés les uns sur les autres : au signal convenu, un choeur se fait entendre ; l’ingurgitateur, nous allions dire l’escamoteur, prend son courage et sa soif à deux mains ; il saisit tour à tour les huit pièces mobiles de la pyramide champenoise ; il les ingurgite une à une, et les dépose ensuite à la même place, en leur rendant la forme et la symétrie de la colonne pyramidale. [...]
Les femmes qui ingurgitent
Toutes les actrices de nos théâtres de Paris raffolent du vin de Champagne, pourvu que le vin de Champagne ne leur coûte rien... en argent bien entendu !
Les rats de l’Opéra, surtout, se plaisent à passer des nuits entières au fond d’une bouteille champenoise ; on les appelle des rats de cave !
Les rues Bréda, Neuve-Saint-Georges et Notre-Dame de Lorette, consomment du matin jusqu’au soir, et du soir jusqu’au matin, des quantités
démesurées de vin d’Aï ; les Arthurs1 ont cessé d’envoyer des fleurs aux madones de ces jolis endroits : ils leur adressent des paniers de vin d’Épernay en guise de bouquets et de billets doux. L’on ne dit plus : "NotreDame de Lorette", mais : "Notre-Dame de Champagne !"
Dans cet amoureux quartier qui gazouille, qui ingurgite et qui roucoule,
l’amour n’a plus de flèches ni carquois : il porte un verre, voilà tout ! [...]
Pensées et maximes qui ne sont pas de M. de Larochefoucauld
L’on ne s’avise jamais de tout : l’homéopathie a oublié de traiter les fous par le vin de Champagne ; « similia similibus ».
Le vin de Champagne et la liberté feront ensemble le tour du monde l’un pour endormir les rois, et l’autre pour réveiller les peuples. [...]
La mort et la résurrection de M. Grimm
Grimm est tombé follement amoureux d’une chanteuse de l’Opéra, Mlle Fel, qui repousse ses avances. Il veut se laisser mourir et refuse toute nourriture, malgré les supplications de ses amis qui décident, en désespoir de cause, de lui faire servir un festin tentateur.
- Grimm, un peu de choucroûte, mon fidèle Allemand !
- Grimm, un verre de vin du Rhin, à la gloire de l’Allemagne !
- Grimm, un verre de vin de Champagne, à la gloire de la France !
- Qui est-ce qui a parlé de vin de Champagne ? s’écria soudain le
« mort » en se levant sur son lit...
Et aussitôt Grimm sauta lestement sur le parquet de sa chambre ; il s’affubla de ses habits, il prit sur la nappe un vere de vin d’Aï qui moussait
en pétillant à force de plaisir ou de colère, et il s’écria d’une voix retentissante : « Amis, je bois aux victimes de mademoiselle Fel ; les amoureux qu’elle a tués se portent à merveille ! » [...]
Que de belles choses au fond d’une bouteille de vin de Champagne !
Le carrick intérieur
Qui ne se souvient de l’affreux hiver de 1829-1830 ? Il fut horrible, et nous avons froid rien que d’y songer.
Une nuit de ce rigoureux hiver, un de nos plus ingénieux feuilletonistes s’en allait, à l’issue d’un véritable souper-régence, clopin-clopant, sur les
trottoirs de la ville, et dans un état de toilette dont la légèreté semblait peu compatible avec la rigueur de la saison.
- Avez-vous froid ? lui demanda un passant.
- Non, répondit M. E. B., mes précautions sont prises contre la gelée j’ai revêtu pour la nuit un carrick intérieur...
1. Amants des lorettes (voir note 1 de la page 80).
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- Parbleu ! donnez-moi donc l’adresse de celui qui vous habille... intérieurement ?
- M. N..., fabricant de vin de Champagne, à Reims !
Résultat de 5 ans d’études en prison.
Quelle est la ressemblance entre le vin de Champagne et un prisonnier ?
- C’est que tous les deux cherchent à s’échapper.
Quelle est la différence ? - C’est que l’un peut rentrer dans sa prison, et que l’autre ne rentre jamais dans sa bouteille.
Le champagne à Clichy
A Paris, la prison pour dettes est celle où l’on boit le plus de vin d’Aï et d’Épernay ; ; aussi ne dit-on plus : aller à Clichy, mais : aller en Champagne !
D’ordinaire. ce sont les créanciers qui paient les frais du voyage.
De l’ivresse
- Y a-t-il plusieurs sortes d’ivresse ? Oui, il y en a deux.
Quelles sont-elles ?
L’ivresse physique et l’ivresse spirituelle. Où prenez-vous l’ivresse physique ?
Dans tous les vins du monde, un seul excepté. Où prenez-vous l’ivresse spirituelle ?
Dans le vin de Champagne, qui est la seule exception dont je parle.
- Quels sont les résultats ordinaires de la première ivresse ?
- L’abrutissement, l’atonie et la mort.
- Quelles sont les suites habituelles de la seconde ?
- La vivacité, la grâce, le sentiment, la galanterie et l’esprit. [...]
- Que signifie ce singulier théorème de Brillat-Savarin : u Le vin de Champagne, qui est irritant dans ses premiers effets, devient stupéfiant dans ceux qui suivent ? »
- Ce théorème signifie l’injustice d’un juge et la sottise d’un homme d’esprit.
- Que voyez-vous dans l’exemple que nous rapporte l’auteur de la u Physiologie du goût », à propos de M. Corvisart qui devenait toujours sérieux, triste et morose, au dernier verre de vin de Champagne ?
- Je vois dans cet exemple les regrets d’un buveur qui voudrait en être à son premier verre.
- N’y a-t-il pas une déité invisible, une puissance mystérieuse, une bonne fée qui préside à la douce ivresse du vin de Champagne ?
- Oui. [...] Par elle le vin de Champagne nous égaie, nous inspire, nous exalte, nous illumine et nous enivre ! Alors la matière disparaît, et l’intelligence se purifie : nous sommes tout amour, toute imagination et tout plaisir ; nous oublions la veille, nous défions le lendemain, et le jour seul est charmant ! Alors l’homme finit et le dieu commence : la terre, l’univers, les mondes nous appartiennent, et nous voilà les maîtres de la création tout entière... jusqu’au réveil !
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